Un « dentiste » et un médecin s’interrogent - Clinic n° 05 du 01/05/2012
 

Clinic n° 05 du 01/05/2012

 

L’ENTRETIEN

Anne-Chantal De Divonne  

Comprendre les enjeux de la greffe de visage au-delà de l’exploit technique, tel est l’objectif du livre* cosigné par Jean-Paul Meningaud, professeur au CHU Henri-Mondor et qui a participé à 7 greffes de visage, et Philippe Pirnay.

Pourquoi avez-vous écrit sur la greffe du visage ?

Ce sujet qui touche à la vie, à la mort et au visage, qui est l’organe le plus investi du corps humain, me passionne. C’est l’identité même de la personne. Ma sensibilité de chirurgien-dentiste a été très importante dans ce choix. Lors de la première greffe, j’ai pensé qu’ayant étudié l’esthétique du visage et le retentissement du mal-être du patient face à un sourire déprécié, des questions extraordinaires allaient se poser autour de cette nouvelle possibilité.

J’ai intégré le laboratoire de recherche pluridisciplinaire du Pr Hervé il y a 3 ans pour étudier ces questions dans le cadre de ma thèse de doctorat de 3e cycle et j’ai constaté que, contrairement à ce que je craignais, un chirurgien-dentiste y trouvait très naturellement sa place. De fait, tous les transplantés du visage ont recours à des expertises dentaires avant, pendant et après une transplantation. De plus, la chirurgie orale est devenue récemment une des spécialités de l’odontologie. Ce travail mené en commun entre un chirurgien-dentiste et un chirurgien maxillo-facial, qui est aussi responsable au niveau national de la nouvelle spécialité ouverte à des chirurgiens-dentistes et des médecins, est sans doute une première qui, je l’espère, ouvre sur une nouvelle ère.

Quelles questions éthiques se posent autour de cette greffe ?

Elles sont nombreuses et elles évoluent. Par exemple, un patient complètement défiguré et qui, de ce fait, est en situation de grande vulnérabilité, est-il en mesure de consentir à son traitement ? Son consentement peut-il être éclairé quand chaque greffe de visage est réalisée dans le cadre d’une expérimentation et quand la majeure partie des chirurgiens s’avoue incapable de dire tous les risques qu’il encourt ?

La personne qui a consenti à être donneuse d’organes internes en cas de décès a-t-elle aussi consenti implicitement à une défiguration ? La question étant délicate, le consentement de la famille a souvent été demandé dans les premiers temps. Mais cela est contraire à la loi.

A-t-on le droit de risquer une vie pour des raisons esthétiques ou sociales ? Contrairement à d’autres greffes, la vie du patient qui va être transplanté est certes ­totalement asociale mais elle n’est pas en danger. Or, si la chirurgie donne un visage à la personne, elle l’expose en même temps au risque d’un traitement immunosuppresseur aux effets très nocifs.

Comment le transplanté vit-il avec le visage d’un mort ?…

Depuis l’achèvement du livre, de nouvelles questions ont surgi. Il y a eu le cas d’un jeune de 19 ans greffé en Turquie avec le visage d’un homme de 45 ans. La question de la greffe d’un visage de femme sur un homme peut aussi se poser. Et puis nous réfléchissons aussi à l’hypothèse de la création de visages de synthèse. Il faut rester vigilant sur la course à l’« exploit » chirurgical.

Comment vivent aujourd’hui les personnes qui ont reçu une greffe ?

Les 23 greffés ont bien intégré leur visage. Il n’y a pas eu de rejet chronique mais nul ne sait combien de temps la greffe sera supportée. Cela pose d’ailleurs d’autres questions. En cas de rejet, qu’offre-t-on comme solution au transplanté alors qu’il se sera réhabitué à son nouveau visage ? L’intégration psychique d’un nouveau visage n’était pas une évidence. Un greffé de la main, un autre du pénis avaient déjà demandé à être amputés peu après l’opération !

L’éthique en odontologie est votre domaine de prédilection. Un enseignement dans ce domaine est-il important ?

Il se met fort heureusement en place dans toutes les facultés dentaires. Dans notre société, nous avons souvent le sentiment que la santé subit une marchandisation, que la profession est attaquée de toutes parts par les médias et même par certaines institutions. Face à cela, le praticien a besoin de repères dans le quotidien de son exercice. Nous devons montrer qu’au-delà du respect du Code de déontologie, notre profession est guidée par des valeurs éthiques dans ses relations avec les patients mais aussi avec les confrères. C’est en son âme et conscience que le chirurgien-dentiste propose des thérapeutiques dans l’intérêt de son patient. Il faut ouvrir les yeux des étudiants sur ce qui peut ne pas être éthique, ce qui peut nuire aux patients.

* La greffe de visage de J.-P. Meningaud et P. Pirnay, aux éditions Bréal (168 p.). De ­P. Pirnay : Bioéthique et droit, interactions, éditions Études hospitalières (2011) et, à la rentrée, L’éthique en médecine bucco-dentaire.