Jacques REIGNAULT Président du Conseil européen des professions libérales (CEPLIS) - Clinic n° 03 du 01/03/2011
 

Clinic n° 03 du 01/03/2011

 

INTERVIEW

Invité d’une matinale du CNPS début janvier, Jacques Reignault, président du Conseil européen des professions libérales (CEPLIS) a évoqué le rôle restreint joué aujourd’hui par l’Europe dans l’évolution de la législation en matière de santé. Ce qui n’empêche qu’il faut rester « vigilant ». L’ancien président de la CNSD développe pour Clinic certains aspects importants pour la chirurgie dentaire traités à l’échelle européenne.

« Généralement les directives et les traités ne parlent pas de santé », explique Jacques Reignault. « L’Union ne dispose que d’une compétence d’appui, de coordination et de complément d’action » car c’est un domaine réservé des États. Mais des questions de santé régulièrement à l’ordre du jour risquent toujours de remettre en cause ce principe. On l’a vu lors des discussions en 2006 sur la directive « services » quand un fort lobby poussait à traiter la santé comme n’importe quel crédit à la consommation. Plus récemment, la Cour de justice a rendu des jugements reconnaissant la spécificité des SEL de pharmacies et de laboratoires de biologie. Mais rien n’est acquis. Les sujets traités par diverses commissions (comme la télémédecine à la commission des transports) incitent Jacques Reignault à la « vigilance », même si c’est « un pléonasme pour un syndicaliste ! ».

Le vote de la directive sur les soins transfrontaliers (voir page 5) est-il un pas important vers une Europe de la santé ?

Je n’irai pas jusque-là. L’Europe de la santé est encore très loin devant nous. Les États membres veillent à préserver le principe de subsidiarité1. En particulier, les Espagnols, les Allemands et même les Français veulent éviter trop de migrations de patients et de professionnels qui pourraient aggraver les dépenses. Le Parlement est aussi très vigilant. En revanche, ce vote constitue un grand pas pour les patients qui sont amenés à se déplacer et se soigner en Europe. Ils avaient de grandes difficultés pour se faire rembourser et devaient même parfois faire un recours devant la Cour de justice. Cette directive fait partie des dispositifs d’accompagnement, de coordination et de complément des politiques.

La question de la responsabilité du praticien dans le cas du « tourisme dentaire » se pose régulièrement. Y a-t-il des pistes de solutions ?

Cet aspect-là a été exclu de la directive sur les soins transfrontaliers même si les parlementaires de tout bord ne sont pas du tout favorables au tourisme dentaire. La directive ne permet pour le moment que des mises en garde. Il est dit que le suivi des soins réalisés dans un autre État membre que celui de l’affiliation est de la responsabilité de l’État dans lequel les soins ont été prodigués. Des points de contact sont prévus pour renseigner les patients qui veulent franchir la frontière pour se faire soigner, sur les modalités d’assurance, le dépôt d’un recours, les procédures à suivre en cas de recours… C’est une façon de les mettre en garde. Mais la question de la reprise de ces soins n’est pas résolue pour autant. Elle pose problème au professionnel sollicité par un patient qui ne veut plus retourner dans le pays étranger dans lequel il s’est fait soigner. Soit le praticien refuse et c’est un refus de soins, soit il assume le suivi mais alors, juridiquement, il est responsable de l’ensemble, y compris de l’état antérieur. En cas de nouvel échec, cela peut conduire à des procédures… La mise en garde des points de contact sera importante. Il faudra une notice claire réalisée par le Conseil européen des dentistes (CED) et les conseils de l’Ordre, indiquant les problèmes auxquels les patients peuvent être confrontés.

Quels sont les risques pour la profession de la remise à plat de la directive « qualification » ?

Cette directive traite de sujets importants comme la durée des études ou la nécessité ou non de faire intervenir des spécialités nouvelles… Pour la chirurgie dentaire, la Commission a demandé à 6 pays dont la France de rédiger un rapport d’expérience afin de faire le point sur les évolutions possibles. Le ministère fera, je pense, appel à la profession. Actuellement, il n’y a pas de problème de formation. Le risque serait de modifier la directive dans le sens d’un abaissement de la durée de formation si la profession entrait dans le système LMD (Licence Master Doctorat).

La langue constitue une autre question importante mais ni le Parlement, ni la Commission ne veulent en entendre parler. Ces instances craignent que le recours à des tests linguistiques ne soit en réalité un moyen déguisé d’empêcher la mobilité des professionnels de santé. Actuellement, les arrangements nationaux sur ce sujet sont tolérés.

Quelle suite pourrait être donnée au Livre vert de la Commission sur les ressources humaines en santé ?

Si le constat dressé par le Livre vert d’un manque de professionnels de santé prévisible dans tous les pays membres est partagé, les solutions préconisées sont contestées. Le Livre vert évoque la possibilité de mettre en place des formations rapides. Dans notre domaine, nous pensons bien évidemment aux hygiénistes qui feraient de la prévention et de la formation à l’hygiène ! On entend souvent dire que 6 ans d’études pour faire des détartrages, c’est trop. On peut aussi objecter que mieux vaut être bien formé pour pouvoir découvrir un cancer de la cavité buccale au cours d’un détartrage.

Plusieurs jugements limitent la libre circulation de capitaux dans des SEL de professions de santé comme le veut la loi française. Les cabinets dentaires sont-ils aussi préservés ?

Pour la Cour de justice européenne, les règles de libre concurrence dans le domaine des capitaux ne s’appliquent pas à deux cas de Sel – de biologistes et de pharmaciens – car elles pourraient influer sur l’indépendance du professionnel de santé et ainsi être préjudiciables à la santé. Cela nous satisfait. Nous ne voulons pas que l’outil de travail passe aux mains d’un fonds de pension, une compagnie d’assurance ou une mutuelle. L’investisseur pourrait faire pression sur les membres de la SEL pour qu’ils dépensent moins et fassent des actes « rentables ». Mais ces deux cas ne font pas jurisprudence. Ils ne préjugent rien pour les cabinets dentaires. C’est à voir au cas par cas !

1. Principe de subsidiarité : les États restent souverains et seuls compétents en matière d’organisation et de délivrance des soins et de financement. La Commission ne peut avoir qu’un rôle incitatif pour encourager les États à coordonner leurs politiques et leurs programmes.

Les ambitions du CEPLIS

Le CEPLIS a été sollicité par la Commission pour faire partie du groupe qui va réviser la directive « qualification ». Cette reconnaissance de la Commission, le CEPLIS voudrait aussi l’obtenir du Parlement en devenant un « intergroupe ». Ce statut lui permettrait d’être obligatoirement auditionné chaque fois qu’il est question des professions libérales. Jacques Reignault souhaite aussi le vote d’une résolution qui reconnaisse la spécificité des professions libérales et leur poids dans l’économie et pour la société. « Dans cette Europe en construction, le lobbying est important », plaide encore l’ancien président de la CNSD, en insistant sur la nécessité pour chaque profession de s’appuyer sur des structures « transversales » comme le CEPLIS pour avoir du poids à l’Union européenne.