L’infiniment petit - Clinic n° 04 du 01/04/2011
 

Clinic n° 04 du 01/04/2011

 

GÉRER

PASSIONS

Catherine FAYE  

Diplômé en 1981 de la faculté dentaire de Marseille et titulaire d’un DEA de biologie moléculaire, Gérard Aboudharam est enseignant, maître de conférences et praticien hospitalier à la faculté d’odontologie de l’université de la Méditerranée. Depuis une quinzaine d’années, il s’est également plongé dans un monde qui le fascine : la recherche. Une quête de vérité où le passé et le présent se tutoient.

Comment cela a-t-il commencé ?

L’effet mémoire me trouble… J’ai voulu, assez tardivement, entamer un nouveau cursus dans la recherche et c’est de cette façon que je me suis retrouvé dans le laboratoire du professeur Didier Raoult, de l’unité de recherche sur les maladies infectieuses et tropicales émergentes, avec pour sujet de thèse la quête de traces d’ADN, dans le tissu dentaire, d’une bactérie qui transmet la peste : la yersinia pestis. Le fait d’être odontologiste, de connaître la morphologie et la constitution des dents, m’a beaucoup aidé. Depuis, nous travaillons en trio avec Michel Drancourt, professeur en microbiologie, des antropologues et des étudiants.

Pour quelle raison recherchiez-vous ces traces d’ADN ?

En 1720, il y a eu une épidémie de peste à Marseille. Cet épisode infectieux important a laissé beaucoup de traces ; d’ailleurs, de nombreux monuments ou plaques commémorent cet événement marquant de l’histoire de la ville. Lors de travaux d’urbanisme, des restes humains ont été retrouvés de façon fortuite dans le charnier de la rue Lecat. Des rapports historiques laissaient penser qu’ils appartenaient à des personnes mortes de la peste, mais aucune démonstration scientifique ne le prouvait. C’est à cette occasion-là que l’on m’a confié leurs dents.

Comment avez-vous fait ?

Au début, j’ai travaillé sur des dents isolées mais, au fur et à mesure que j’avançais dans mes recherches et mes réflexions, j’ai pensé qu’il valait mieux me servir de dents incluses à l’intérieur desquelles il reste de la matière organique, car la pulpe dentaire reste au centre. Cependant, l’ADN ancien a été soumis à rude épreuve et est parfois très fragmenté : son étude peut échouer.

Pourquoi travailler sur les dents ?

Du vivant d’un être humain, la bactérie circule dans le sang et atteint la dent vascularisée. Avec le temps, la dent est l’organe du corps humain qui se dégrade le moins et les traces d’ADN perdurent. La dent semble avoir un effet mémoire des maladies infectieuses passées. C’est un excellent témoin.

Quand a débuté ce type de recherche sur les dents ?

Je m’y suis intéressé moi-même lorsque les chercheurs commençaient à travailler sur les dents, à rechercher de l’ADN ancien, il y a donc une quinzaine d’années. La colonisation de la pulpe par voie hématogène avait déjà été étudiée mais avait été provoquée avec une inflammation de la dent : cela s’appelle un effet anachorétique. Nous avons pensé que nous obtiendrions des résultats différent sans inflammation. Nous avons commencé par élaborer un premier modèle animal expérimental.

Vous ne travaillez que sur des dents anciennes ?

En fonction des projets que l’on définit, nous travaillons également sur des dents contemporaines. Nous avons récolté des dents extraites atteintes de maladies parodontales, avec l’accord des patients, sans savoir s’ils étaient atteints de maladies ou non. Nos recherches ont confirmé un effet mémoire.

Concrètement, comment se déroule votre travail ?

La biologie moléculaire est quelque chose de très technique et il faut travailler vite car autant l’ADN aura attendu des centaines, voire des milliers d’années, autant, à partir du moment où on l’extrait, il se dégrade très vite. La manipulation est très rythmée, on travaille avec des réactifs, dans des pipettes, et on ne voit pas ce que l’on fait. Ensuite, on va amplifier l’ADN par un mélange réactionnel, puis procéder à un séquençage… quand ça marche ! On travaille sur l’invisible, sur l’infiniment petit.

Qu’est-ce qui vous enthousiasme le plus ?

Petit à petit, il y a comme une espèce d’entonnoir. Il faut mener une réflexion logique en éliminant élément après élément. Je me souviens d’un jour où, à un moment donné, nous nous sommes dits : « Ça va être comme ça ! » Et, effectivement, ça a été comme ça. J’ai trouvé extraordinaire que, à force de déductions, de manipulations et d’opiniâtreté, nous soyons arrivés à un résultat attendu. C’est très épanouissant. Et la transmission de cette passion aux étudiants que nous encadrons est aussi source de satisfaction.

Votre équipe est-elle pionnière ?

Notre technique est reconnue et, à ce titre-là, on peut dire qu’elle est novatrice. On a fait des émules, comme une équipe en Grèce qui a fait un beau travail sur la peste d’Athènes décrite par Thucydide. Il y a quelques années, en travaillant sur la pulpe dentaire de squelettes exhumés, un des chercheurs a mis en évidence que ce n’était pas une épidémie de peste qui avait décimé plus de 4 000 Athéniens, dont Périclès, en 429 avant notre ère, mais une autre bactérie : celle de la fièvre typhoïde.

Vos travaux de recherche ne semblent pas être de tout repos…

C’est un travail très ingrat, plein de tensions et de déceptions. Mais il suffit d’une petite chose pour rebondir, d’un résultat, d’un moment de partage avec une personne de l’équipe. Ce n’est pas un travail de solitaire et c’est essentiel. Quelqu’un va souffler une idée et l’engouement repart. Même lorsque les choses semblent impossibles, il faut essayer encore. C’est fascinant.

Quelles répercussions au quotidien ?

Mon emploi du temps est saucissonné entre ma pratique libérale, l’activité hospitalière, les cours, la recherche – qui occupe deux jours et demi par semaine – et mon travail personnel. Je travaille énormément, je ne compte pas mon temps, mais c’est pour moi un défi intellectuel. Si je ne faisais pas de recherche, il me manquerait quelque chose : c’est fascinant de comprendre le passé, même si on n’explique pas tout. Et puis, c’est un univers où l’on rencontre des gens passionnants.