Équilibre économique du cabinet : le casse-tête - Clinic n° 05 du 01/05/2015
 

Clinic n° 05 du 01/05/2015

 

ENQUÊTE

Marie Luginsland  

Sur fond de revendications politiques, un profond malaise traverse la profession. Malmenée par différents rapports institutionnels, les médias et le projet de loi de santé, elle estime qu’un mauvais procès est fait au dentaire. L’étau se resserre d’autant plus que de nombreux cabinets ont des difficultés à compenser la chute de leur activité, liée à la crise. Pour les praticiens désorientés par ces évolutions, seule une issue s’impose : la revalorisation des tarifs.

Incrédulité et colère dominaient les slogans de la manifestation du 15 mars à Paris. Au cœur des revendications, la suppression du projet du tiers payant généralisé. « Nous n’en voulons pas car nous savons que le Gouvernement et l’Assurance maladie ne pourront pas tenir leur promesse d’un règlement en 7 jours. Comment les croire alors qu’aujourd’hui ils ne peuvent déjà pas respecter ce délai pour les règlements CMU pour lesquels nous devons attendre 1, voire 2 mois ? », assène une praticienne lorraine. Le message adressé par les chirurgiens-dentistes, ce dimanche-là dans les rues de Paris, dépasse les répercussions du tiers payant sur la trésorerie des cabinets.

Liquidations judiciaires

Les praticiens étaient venus pour tirer la sonnette d’alarme sur la situation d’une profession, jusque-là au-dessus de tout soupçon de détresse économique. « Notre activité baisse considérablement depuis près de 2 ans. Nous avons subi en 2014 un recul de 3 % en moyenne qui s’aggrave depuis le début d’année », alerte un chirurgien-dentiste breton. L’ensemble des praticiens présents dans le défilé redoutent que ce ne soit qu’un début. Les chiffres de la profession en attestent. « En 15 ans, nos bénéfices ont été coupés en deux. Là où nous touchions autrefois 40 à 55 %, il ne nous reste plus que 25 à 33 % aujourd’hui » constate, implacable, Patrick Solera, président de la Fédération des syndicats dentaires libéraux (FSDL). Parfois même, cette chute de la rentabilité est fatale. En Lorraine comme dans le Sud-Ouest, pour ne citer que ces régions, certains cabinets sont en liquidation judiciaire. Du jamais vu, tout au moins de cette ampleur. « L’ambiance est plus que morose. J’ai moi-même subi une baisse de 6,5 % de mon revenu sur les deux dernières années. La chute de 15 % de mon chiffre d’affaires en 2014 semble se poursuivre depuis janvier », regrette Philippe Bichet, président de la Commission des affaires économiques de la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD).

Si, au niveau macro-économique, la profession parvient à conserver des revenus corrects, c’est souvent au prix d’une hausse importante des horaires hebdomadaires. Elle subit par ailleurs une forte atomisation. Selon Philippe Denoyelle, président national de l’Union des jeunes chirurgiens-dentistes (UJCD), la moitié des cabinets ont une recette annuelle inférieure à 225 000 euros et, pour un quart d’entre eux, elle se situe en deçà de 155 000 euros. « Le monde de la pharmacie, qui subit une fermeture d’officine tous les 3 jours, nous avait montré la voie de la détérioration générale des professionnels de santé. »

Entre médecins spécialistes et généralistes

Ce constat est décidément bien loin du tableau dressé par les rapports de la Cour des comptes* et de l’Inspection générale des finances** (IGF). La Cour des comptes indique ainsi que les chirurgiens-dentistes sont, avec une hausse de 2,4 % de leurs revenus en 10 ans (92 355 euros en 2012), parmi les mieux lotis, alors que les infirmières n’ont profité que d’une revalorisation de 1,9 % et les médecins généralistes de 0,3 %. Selon l’IGF, avec un revenu mensuel médian à 6 912 euros (soit 6,5 fois le SMIC), la profession se place au huitième rang des 37 professions réglementées, juste après les médecins spécialistes (7 186 euros), devant les huissiers de justice (6 272 euros) et les généralistes (5 666 euros). Le rapport notait par ailleurs que 25 % de la profession déclarait un revenu mensuel supérieur à 10 500 euros.

Des statistiques qui provoquent l’irritation des praticiens. Et qui, au-delà de la profession, font polémique. « Si la Cour des comptes a une connaissance possiblement exacte des chiffres, elle n’a en revanche pas la connaissance du sens à leur donner » déclare, lapidaire, l’économiste de la santé, Jean-Jacques Zambrowski. Il dénonce une position dogmatique selon laquelle les chirurgiens-dentistes, comme les autres professionnels de santé libéraux, seraient financés par la collectivité. La Cour des comptes rappelle ainsi que les chirurgiens-dentistes bénéficient, au même titre que les médecins et les auxiliaires médicaux, de la prise en charge de leur cotisation d’assurance maladie. Elle précise toutefois que cette part est moindre : 7 % des revenus contre 16 % pour les médecins spécialistes et 18 % pour les généralistes.

Bashing médiatique

Les propos de l’économiste rencontrent l’écho de la profession. « Nous sommes considérés comme des tiroirs-caisses », déplorent de jeunes professionnels basques, craignant pour leur avenir professionnel. « Nous ne sommes pas les nantis que l’on croit. D’ailleurs ramenés aux mêmes conditions de travail que des hauts fonctionnaires, nous ne toucherions que 4 500 euros par mois », affirme Philippe Denoyelle, tandis que Daniel Hugues, président de la Commission des conditions d’exercice à la CNSD, dénonce ce qu’il nomme « le bashing médiatique qui veut que les soins dentaires soient chers, ce qui a pour effet de décourager les gens de se faire soigner et les détournent des cabinets ». L’équation entre hauts revenus supposés des praticiens et prix élevés pour les soins dentaires (alors qu’ils sont pris en charge à 70 %) a des effets délétères. Tout particulièrement en temps de crise. La réduction d’activité des cabinets est due à l’inflexion générale du pouvoir d’achat. Les patients diffèrent leurs soins et les salariés arrêtent leur complémentaire quand ils partent à la retraite. Cependant, dans un contexte économique marqué par des fermetures d’entreprise et le chômage, on pourrait penser que la baisse du nombre de cabinets dentaires devrait être salutaire. Les déserts médicaux ne menacent en effet pas seulement les régions rurales. Ils sont aux portes de Paris. « Le département de la Seine-Saint-Denis a perdu 100 praticiens en 12 ans. Ils ne sont plus que 2 à Pierrefitte contre 11 autrefois », décrit Gilles Dameron, chirurgien-dentiste à Bondy. Paradoxalement, cette perte de forces vives ne parvient pas à rééquilibrer les comptes des cabinets dans leur ensemble. Ni à gommer les fortes disparités qui subsistent sur le terrain, comme en témoigne Jean-Louis Mordini, directeur de l’association de gestion agréée des chirurgiens-dentistes et des professions de santé de Bourgogne. « Dans les petites villes et dans les zones rurales, la rentabilité reste satisfaisante, avoisinant 40 % du chiffre d’affaires. Dans les villes abritant une faculté dentaire, la densité des chirurgiens-dentistes se remarque fortement et elle peut être problématique, conduisant à des taux de rentabilité inférieurs à 30 %. »

Économies d’échelle

Quelle que soit leur localisation, l’ensemble des cabinets sont soumis à des contraintes de plus en plus importantes (traçabilité, radioprotection, accessibilité) qui ne font qu’accroître la pression alors que les charges sociales et notamment les cotisations obligatoires sont, elles aussi, en augmentation constante. « Quand j’ai débuté, mes frais s’élevaient à 40 % de mes recettes, aujourd’hui ils atteignent 60, voire 70 % », indique Philippe Bichet. Une situation que confirme même l’IGF qui, en termes de rentabilité, place le taux des chirurgiens-dentistes à moins de 35 %, bien en dessous des médecins spécialistes et généralistes (48 %). La plupart des chirurgiens-dentistes n’ont pas été préparés à affronter ces tensions financières, ni même à gérer une économie du cabinet dans un contexte de crise. La rémunération des collaborateurs reste ainsi un volet délicat à aborder. « Nombre de praticiens n’ont pas étudié les répercussions financières de ce poste sur le fonctionnement du cabinet. Il arrive ainsi que des confrères embauchent un collaborateur pour pallier un excès d’activité sans envisager les différents facteurs qui feront qu’au final, la rémunération de ce nouvel arrivant va peser sur le revenu du praticien et parfois même générer du négatif », note Luc Lecerf, praticien au Havre et président départemental de la CNSD. Référent « étudiants » au sein du syndicat, il est pourtant loin de vouloir décourager la profession à employer des collaborateurs. La CNSD va ainsi lancer une enquête économique dont les résultats permettront d’élaborer différentes projections. « À partir de scénarios ainsi élaborés, le praticien pourra négocier les conditions de la rémunération du collaborateur. L’idéal serait que celle-ci puisse reposer pendant la première et la deuxième année sur un montant fixe équivalent à un multiple du SMIC augmenté d’un pourcentage », expose Luc Lecerf, précisant qu’en aucun cas ces schémas seront des barèmes imposés mais des recommandations émises aux praticiens comme supports de négociations. Comme l’ensemble des responsables syndicaux, il dénote le besoin d’orientation dans une profession bousculée. Les perspectives dessinées par le législateur et par l’émergence des centres et plateaux de soins ne sont pas faites pour rassurer les praticiens. « Je ne peux pas continuer à pratiquer en craignant qu’un tiers de la population puisse être systématiquement détourné par des pratiques comme celles de certaines mutuelles. Or, ce scénario est écrit dans la loi de santé qui favorise les réseaux », dénonce Patrick Solera qui observe le départ de professionnels pour d’autres pays européens. Ces pays qui offrent des conditions de rémunération plus avantageuses (voir tableau p. 12) ne seraient-ils que la seule échappatoire pour une profession en manque de souffle ? Une revalorisation des soins, y compris ceux de la CMU, attendue par la profession depuis de nombreuses années pourrait suffire à lui offrir un nouvel horizon. Elle permettrait de rééquilibrer l’activité des cabinets entre les soins et la prothèse, valoriserait l’instar d’autres pays européens. Et surtout, comme le croit Jérôme Caron, chirurgien-dentiste en Vendée, elle redonnerait aux jeunes l’envie de s’installer.

  • * Rapport de la Cour des comptes, Emploi et revenus des indépendants, février 2015, sur la base des déclarations fiscales (DGFIP).

  • ** Les professions réglementées. Inspection générale des finances, septembre 2014.

  • * Association de gestion agréée des chirurgiens-dentistes.

Témoignage
Dr Henri-Helmut KARRASCH Chirurgien-dentiste à Anglet, président de l’AGACD* 64, section pays Basque

« Il faudrait multiplier par deux la valeur des soins »

En 2014, nous avons enregistré une baisse des soins remboursés de 3 à 5 %, ce qui a eu une incidence comparable sur le bénéfice des cabinets. La situation économique des cabinets est toutefois très variable selon les régions. L’activité de notre région est fortement liée au tourisme. De nombreux retraités ont choisi d’y résider. Aussi, nous sommes moins touchés par la crise économique que d’autres régions subissant la fermeture d’entreprises. Dans ces cas, les salariés se retrouvant sans emploi et sans couverture complémentaire ne sont pas en état psychologique et financier d’envisager des soins longs. Ils les diffèrent. J’ai déjà connu une situation similaire dans ma carrière. En 1982, la loi de rigueur et un impôt supplémentaire avaient provoqué une réaction comparable mais, en quelques mois, l’activité était repartie. Or, nous sommes aujourd’hui dans une situation qui perdure. À noter que l’attente génère des soins plus chers. Depuis deux ou trois ans, chaque semestre nous notons une baisse de la consommation des soins mais en revanche une inflation de soins plus coûteux. La plupart des chirurgiens-dentistes travaillent sous pression constante, ne sachant s’ils pourront équilibrer leurs comptes en fin d’exercice annuel. Ils doivent rentabiliser un cabinet par les soins à honoraires libres qui constituent environ un tiers de leur activité globale. Tandis que les soins conventionnés n’ont pas été réévalués depuis plus de quinze ans. Il ne faut pas oublier que le tarif de base de remboursement de la couronne n’a pas bougé depuis 1986 ! Une revalorisation des soins – il faudrait multiplier la valeur des actes par deux – permettrait d’échapper à la dépendance prothétique pour équilibrer les comptes des cabinets.