L’enfant, parent pauvre des soins de ville - Clinic n° 06 du 01/06/2016
 

Clinic n° 06 du 01/06/2016

 

Enquête

Marie Luginsland  

Une prévention collective qui recule ou, au mieux, stagne, des jeunes patients adressés aux centres hospitaliers faute de capacités en cabinets libéraux, ces mêmes centres hospitaliers engorgés pour des soins de première intention et, pendant ce temps, une polycarie galopante dans certaines populations… Cet état des lieux met au jour les nombreuses incohérences de la prise en charge bucco-dentaire de l’enfant. Et la nécessité de mettre fin à ces dérives par une réforme en profondeur. Au-delà de la revalorisation des actes sur l’enfant, c’est l’ensemble de la prise en charge des plus jeunes patients qui doit être mise au cœur du système de soins.

L’Assurance maladie vient de revisiter le programme d’accompagnement éducatif M’T dents. Dès la rentrée prochaine dans les zones prioritaires, les CPAM pourront accompagner les séances éducatives en CP d’un entretien individuel avec dépistage. « Les nouvelles orientations semblent aller dans le bon sens avec un renforcement sur des territoires à faible recours au cabinet dentaire. Restera à voir, à la rentrée, si les objectifs seront vraiment élargis dans les faits », commente Benoît Perrier, secrétaire général de l’Union française pour la santé bucco-dentaire (UFSBD) qui s’était inquiétée de voir une large partie des jeunes générations abandonnée à la suite de la réduction massive de ce programme de sensibilisation.

Ce sursaut suffira-t-il à donner un nouveau souffle à la prévention bucco-dentaire des enfants et des adolescents ? Certes, des efforts notables ont été réalisés au cours des dix dernières années. Aujourd’hui, à l’âge de 6 ans, 7 enfants sur 10 ont déjà consulté en cabinet contre 1 sur 3 en 2007(1). Mais des signaux contradictoires inquiètent. Alors que globalement, la France n’a plus à rougir de ses indices(2), de fortes disparités apparaissent. L’état dentaire de l’enfant est plus que jamais un marqueur d’inégalités. « Quand j’étais étudiant, la polycarie était rare. Aujourd’hui, les extractions multiples de dents à 3 ou 4 ans sont malheureusement courantes », déplore Louis-Frédéric Jacquelin, doyen de l’UFR d’odontologie de Reims, praticien hospitalier (PU-PH) et secrétaire général de la Société française d’odontologie pédiatrique (SFOP). « Bien que l’état dentaire moyen de la population s’améliore, celui des populations défavorisées se dégrade fortement. Les enfants qui ont des caries en ont de plus en plus », confirme Benoît Perrier. En l’absence de suivi et d’indicateurs récents – la dernière enquête épidémiologique de la Direction générale de la santé (DGS) remonte à 2006 – l’UFSBD dispose de ses propres données sur les actions qu’elle a réalisées. « Nous observons un décrochage chez certaines catégories de la population à partir de 2010, la crise et la corrélation avec un avis, largement répandu dans les médias, selon lequel les soins dentaires sont hors de prix. Autant de facteurs qui ont contribué à creuser les écarts », note Benoît Perrier.

Miser sur l’avenir

Ces constats sont révélateurs des déficits de la prévention collective en France, particulièrement dans certains départements(3). Tous les acteurs reconnaissent les insuffisances d’un système fondé sur le court terme. « Chacun sait qu’un message de prévention doit être maintes fois répété et pérennisé. Or, les acteurs politiques refusent de travailler sur le long terme dans des actions dont ils ne récolteront pas eux-mêmes les fruits », dénonce Louis-Frédéric Jacquelin. C’est ainsi que la SFOP se prononce en faveur d’une action de prévention dès la grossesse, les femmes enceintes étant plus réceptives aux messages. L’UJCD-Union dentaire (Union des jeunes chirurgiens-dentistes) réclame aussi une prévention systématique doublée d’une obligation de suivi. « À l’instar de l’obligation vaccinale, il faudrait imposer une visite obligatoire chez le dentiste au moins à l’entrée au CP et une autre à l’entrée en sixième », martèle Philippe Denoyelle, son président. Il suffirait juste, ajoute-t-il, « de faire respecter la loi et de faire en sorte que les mesures prises en faveur de la prévention soient productives ». « La prévention et le dépistage dynamisent les parents et conduisent à fidéliser les jeunes patients. Il est souhaitable qu’ils soient systématiques et non aléatoires, comme c’est le cas aujourd’hui », estime également Marie-Claire Rivière-Noyal, omnipraticienne installée depuis 17 ans à Geneston, dans la grande ceinture nantaise.

Faut-il, pour rendre ce suivi effectif, l’accompagner de mesures coercitives, à l’instar des systèmes mis en place dans certains pays du Nord ou en Allemagne, par exemple ? Philippe Denoyelle, qui vient d’être auditionné par la Cour des comptes, déclare que « celle-ci n’est pas réfractaire à une idée d’un bonus-malus ». Une éventualité que refuse toutefois l’UFSBD à l’évocation des cas étrangers. « Cette prise en charge qui échappe aux acteurs de santé se déroule dans un cadre scolaire contraint. Dès que le citoyen n’est plus pris en charge par le système à ses 18 ans, l’état de santé dentaire se détériore très vite », affirme Benoît Perrier.

Une prise en charge chronophage

Loin de vouloir soumettre la France à ces modèles fondés sur l’injonction et la sanction, l’UFSBD préconise, au contraire, un système reposant sur l’incitation et la responsabilisation. Aux chirurgiens-dentistes de personnaliser leur discours en fonction du risque individuel encouru par l’enfant et d’effectuer un travail de suivi. Cependant, l’UFSBD qui reconnaît qu’en France la prévention n’intervient pas assez en amont, milite en faveur de visites plus précoces. « Dès la première dent de lait, les parents devraient se présenter au cabinet, à l’instar de ce qui se fait aux États-Unis », décrit Benoît Perrier. Mais alors qu’outre-Atlantique cette démarche de prévention éducative est promue par les chirurgiens-dentistes, elle est encore peu considérée en France « où la profession reste très en retrait pour la prise en charge des enfants », regrette Benoît Perrier.

Ce désintérêt pour la prévention chez l’enfant touche, à mesure égale, les soins de première intention. Car l’enfant n’est pas un sujet rentable. Philippe Denoyelle en veut pour preuve le désintérêt total des centres low cost pour les enfants. Au-delà de la boutade provocatrice, cette désaffection pour les jeunes patients est bien réelle. « Ils sont lents à soigner, ils ont besoin d’être rassurés, il faut de la patience », remarquent les praticiens. De fait, comme le souligne Benoît Perrier, « ce suivi de l’enfant est jugé a priori plus difficile car il demande une approche adaptée ». Mais, ajoute-t-il, « cela peut être valorisant d’accompagner un enfant dans sa santé dentaire ». Positif également, Andrei Mitu, jeune diplômé pratiquant à Écouen, dans le Val-d’Oise, décrit la première consultation d’un jeune enfant : « Je prends le temps de faire connaissance, de lui expliquer les instruments. » Mais il conclut avec amertume : « Tout cela pour obtenir, au final, une cotation normale. » Il ne cache pas s’interroger sur le modèle économique de cette pratique à moyen et long termes.

Cette indifférence palpable chez les libéraux pour les soins de l’enfant est d’autant plus regrettable qu’un excellent socle de formation initiale en odontologie pédiatrique est dispensé au sein des facultés et des centres hospitaliers. Pour autant, peut-on en vouloir aux praticiens quand l’extraction d’une dent de lait est moins rémunérée qu’une consultation ?

La tentation du déconventionnement

D’aucuns veulent voir dans ces lacunes de la prise en charge de l’enfant l’incohérence totale qui sévit au sein des soins dentaires en France. L’odontologie pédiatrique est sinistrée, n’hésitent pas à déclarer ses acteurs.

Les actes restent désespérément sous-évalués. À titre d’exemple, un chirurgien-dentiste français est rémunéré 16,72 euros pour l’extraction d’une dent temporaire quand son voisin belge touche 36,30 euros. De même, un soin 3 faces sur dent temporaire est pris en charge à hauteur de 40,97 euros en France, contre 74,56 euros en Belgique(4).

Il ne reste plus aux jeunes patients à problèmes (phobiques, polycaries…) et à leurs parents qu’à s’adresser aux services odontologiques hospitaliers, débordés, et où les soins, maintes fois reportés par manque de prévention et de prise en charge libérale, finissent par coûter trois fois plus cher au système de santé !

Des praticiens libéraux se saisissent de ce paradoxe et offrent une prise en charge spécifique. Il n’est pas rare qu’ils proposent le recours à la sédation consciente avec le MEOPA (mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote), à l’hypnose ou encore à la sophrologie. Défiant l’interdiction de la spécialisation, ils s’adonnent à l’« exercice exclusif », le plus souvent déconventionné. Ces praticiens, interdits de publicité comme le reste de la profession, souffrent d’un manque de visibilité. Ils s’en remettent au bouche à oreille. Quand ils ne s’essaient pas à quelques intrusions colorées – et controversées – sur le Web, destinées à dédramatiser « la visite chez le dentiste ».

Installée à Paris, Jona Andersen reçoit des patients et leurs parents souvent au terme de longues odyssées. « Il s’agit d’un choix mûrement réfléchi par les parents. Je propose des solutions de soins conservateurs que je privilégie dans tous les cas. Parallèlement, je mise à 100 % sur la prévention et je motive mes petits patients à l’hygiène », décrit la praticienne formée au Danemark et aux États-Unis, qui convient que le déconventionnement « ne peut être ouvert à tout le monde ». Une de ses consœurs, pratiquant dans les mêmes conditions et souhaitant rester anonyme, évoque ces cas d’enfants « qui mettent 45 minutes à ouvrir la bouche ». Elle n’hésite pas à parler de maltraitance quand des enfants « arrivent à peine à se nourrir car ils ont une douzaine de caries ». Selon elle, les services hospitaliers sont aujourd’hui impuissants à répondre à cette recrudescence de cas extrêmes : « Il n’est pas rare qu’il faille attendre 3 mois pour une prise en charge. » Mais elle se félicite aussi de la prise de conscience des pédiatres et des médecins désormais plus sensibilisés qu’auparavant à la santé bucco-dentaire de leurs petits patients.

Spécialité ou omnipratique

Faudra-t-il, dans ces conditions, concevoir l’avenir de la santé bucco-dentaire de l’enfant, prévention comprise, au sein d’un réseau de praticiens « spécialisés » ? Au risque, faute de cotation spécifique, d’encourager de facto un déconventionnement qui, d’un côté, renforcera la sélection des patients et, de l’autre, aggravera l’engorgement des services hospitaliers. Au risque également de creuser des inégalités territoriales, les cabinets de « spécialistes » étant implantés en priorité dans les grandes métropoles, tout comme les services hospitaliers.

Aucun courant ne se dégage actuellement dans la profession en faveur d’une spécialisation en odontologie pédiatrique de ville comme elle est pratiquée dans certains pays. Bien au contraire, l’avis selon lequel l’enfant doit rester intégré au cabinet de l’omnipraticien continue de prédominer. « J’aime suivre mes patients au fil de leur vie, il y a un côté convivial que j’apprécie personnellement, mais cela comporte également l’avantage de connaître leurs antécédents familiaux et sociaux », rappelle Marie-Claire Rivière-Noyal. « Les enfants représentent 20 % de la population et il est important qu’ils soient pris en charge par l’omnipraticien. Le soin chez l’enfant n’est pas une exception. Les praticiens généralistes doivent rester le premier recours avec, bien entendu, la possibilité de prise en charge par des praticiens plus experts en cas de besoins spécifiques », croit de son côté Benoît Perrier. Ce suivi systématique des enfants tant en prévention qu’en soins de première intention suppose cependant un prérequis : « celui de ne plus voir, dans la nouvelle convention, aucun acte dont la cotation soit inférieure à la valeur de la consultation », énonce Philippe Denoyelle, qui ne désespère pas de voir une réforme en profondeur au cours de cette période de négociations conventionnelles et préélectorales. Un changement de paradigme qui, au-delà de la prévention et de la prise en charge des enfants, concernerait également les soins aux jeunes adultes. Ceux qui, à un âge pourtant menacé par les problèmes de parodontite, entrent dans la vie active et négligent leur santé bucco-dentaire.

  • (1) Source UFSBD.

  • (2) À l’âge de 12 ans, l’indice carieux, qui s’élevait à 4,20 en 1987, est tombé à 1,94 en 1998, puis à 1,23 en 2006. Les mêmes progressions sont mesurées chez les enfants de 6 ans. Rapport de la Haute Autorité de santé, Stratégies de prévention de la carie dentaire, synthèse et recommandations, mars 2010.

  • (3) L’odontologie pédiatrique en Île-de-France. Rapport de mission sur les besoins et l’offre de soins. Dr Frédéric COURSON (MCU-PH). Sous la coordination du Dr Edmée Bert.

  • (4) http://www.caami-hziv.fgov.be/tarieven-tandartsen-F.htm

« La profession remplit difficilement sa mission de santé publique »

Dr Frédéric Courson

Praticien libéral et praticien hospitalier (hôpital Bretonneau, Paris), maître de conférences (université Paris Descartes)

• Comment expliquer qu’en dépit d’une très bonne formation initiale, l’offre de soins des enfants en ville soit insuffisante ?

Les étudiants en 5e et 6e années soignent des enfants à l’hôpital. Il s’agit souvent de cas difficiles. La prise en charge des enfants est compliquée ; elle demande du temps et de la patience. En ville, de nombreux praticiens ne font pas l’effort de prendre en charge les enfants, ils manquent d’habitude et donc d’aisance, ce qui les encourage encore moins à s’investir. Il est vrai que la cotation ne les y incite pas.

Les actes concernant les enfants sont de 30 à 100 % moins chers qu’en Belgique, par exemple. Inutile de dire que cette rémunération ne couvre pas les coûts réels du cabinet.

• La « sous-valorisation » des actes serait donc la principale raison de ce manque d’intérêt pour les soins en odontologie pédiatrique ?

C’est un facteur déterminant. Les compétences ne sont absolument pas en cause ; l’omnipraticien est capable de réaliser la plupart des actes. La sédation consciente ne concerne finalement qu’une minorité de patients. Cependant, les pouvoirs publics, comme une grande majorité de la profession, ne semblent pas mobilisés pour une revalorisation des soins conservateurs et un développement de la prévention dans notre nomenclature.

• L’amélioration des indicateurs ne témoigne-t-elle pas, cependant, du succès de la prévention ?

Certes, la prévalence des caries a diminué de manière générale, mais elle a fortement progressé dans certaines catégories de la population. Par ailleurs, la prévention collective recule dans certains départements comme l’atteste l’étude que j’ai menée en Île-de-France. Au niveau individuel, la prévention – une consultation basée sur l’hygiène bucco-dentaire par exemple – est rarement menée par le praticien pour les raisons citées plus haut. Résultat, la profession remplit difficilement sa mission de santé publique. Un plateau technique coûte cher. Une bonne prévention ne pourra s’instituer que si elle est valorisée par la cotation et si les soins de l’enfant sont rémunérés en conséquence et de manière pérenne.

• Outre la prévention et la revalorisation des actes pédiatriques, y a-t-il d’autres champs que les pédodontistes doivent aujourd’hui investir ?

Oui, je pense en particulier au maintien de l’espace pendant le développement de la dentition chez l’enfant, mais aussi à la fluoration topique au fauteuil, alors que le fluor est encore trop souvent prescrit sans discernement. Un autre sujet d’inquiétude est le rôle des perturbateurs endocriniens sur les anomalies dentaires. Nous devons faire face aujourd’hui à un nombre considérable d’extractions de dents de 6 ans sans pathologie carieuse par exemple. Cette question va engendrer à l’avenir un véritable problème de santé publique.

Scellement de sillon, un acte à creuser

Bien que pris en charge et correctement rémunéré, le scellement de sillon reste « sous-pratiqué ». Un mystère que souhaite souligner l’UFSBD tant il est regrettable que cet acte efficace ne soit pas généralisé. « La grille de référence est pourtant claire, un seul critère suffit mais de nombreux praticiens n’ont pas intégré le scellement de sillon à leur arsenal thérapeutique, et ce en dépit de la formation continue », déplore Benoît Perrier, secrétaire général de l’UFSBD, qui note que la pratique a peu progressé depuis 15 ans. Selon l’UFSBD, elle est aujourd’hui utilisée pour 5 à 10 % seulement de la population concernée, c’est-à-dire les enfants âgés de 6 à 8 ans. Or, les données épidémiologiques font état d’un besoin pour 50 à 60 % de cette catégorie de la population. En France, le scellement de sillon serait donc de 5 à 10 fois moins pratiqué qu’il ne devrait l’être. La frilosité des praticiens est d’autant plus incompréhensible pour l’UFSBD que « cette activité pourrait être intéressante pour le praticien, y compris au niveau pédagogique dans l’approche de l’enfant à risque ».