Dépister et traiter une éruption passive altérée pour rendre le sourire aux patients - Clinic n° 07 du 01/07/2016
 

Clinic n° 07 du 01/07/2016

 

PARODONTIE

Philippe BIDAULT  

Parodontiste exclusif
10, rue Daru
75008 Paris

L’éruption passive altérée (EPA) est une anomalie de développement fréquente mais relativement peu décrite. Elle est associée cliniquement à un sourire gingival avec des dents courtes et carrées. Les patients présentant une éruption passive altérée sont amenés à consulter le plus souvent pour des raisons esthétiques. Le traitement parodontal est chirurgical. Il repose sur la réalisation d’une élongation coronaire pour repositionner les tissus parodontaux à un niveau adéquat et découvrir la couronne anatomique. Dans certains cas, le traitement est multidisciplinaire.

Qu’est que l’éruption passive ?

Chez l’enfant, l’épithélium de jonction et la base du sulcus recouvrent l’émail. La gencive marginale est souvent bombée ou proéminente. La couronne clinique est courte et représente les deux tiers de la couronne anatomique. Chez le jeune adulte, la couronne clinique est plus longue car il y a un déplacement apical des tissus. La gencive marginale se situe alors à la hauteur de la jonction amélo-cémentaire (JAC) ou de façon légèrement plus coronaire.

Ce phénomène de migration apicale de la gencive marginale et du système d’attache correspond à l’éruption passive (fig. 1). Ce processus est physiologique et il est complémentaire à l’éruption active (mouvement de la dent jusqu’au contact avec la dent antagoniste) [1].

Classiquement, on décrit quatre stades de l’éruption passive (fig. 2) :

• étape 1, le fond du sulcus et l’épithélium de jonction (EJ) sont situés sur l’émail ;

• étape 2, l’EJ prolifère en direction apicale de telle sorte qu’il se situe de part et d’autre de la JAC. La base du sulcus reste sur l’émail ;

• étape 3, l’EJ se situe entièrement sur le cément et la base du sulcus est au niveau de la jonction amélo-cémentaire. C’est la situation chez le jeune adulte ;

• étape 4, l’EJ continue de migrer apicalement. La base du sulcus se situe au niveau radiculaire et la dent est dénudée.

Selon cette description, l’éruption passive est donc un phénomène continu qui se fait tout au long de la vie et qui peut expliquer en partie l’apparition de récessions tissulaires avec l’âge.

Cette description est très schématique mais, faute d’études spécifiques sur le sujet, les mécanismes et la cinétique de l’éruption passive et, a fortiori, de l’éruption passive altérée sont mal connus.

Éruption passive altérée

Quand ce processus de migration apicale du parodonte marginal ne s’effectue pas correctement, on parle d’éruption passive altérée, ou retardée, ou incomplète [2]. Les trois termes désignent la même situation. Tout se passe comme si le parodonte marginal était resté à l’étape 1 ou 2 (décrites ci-dessus). L’atteinte peut être localisée à un groupe de dents (fig. 3) ou généralisée à l’ensemble des dents (fig. 4 à 7).

En fonction de la quantité de tissu kératinisé, deux types ont été décrits :

• le type 1 est associé à une quantité excessive de tissu kératinisé ;

• le type 2 est associé à une quantité normale, adéquate, de tissu kératinisé.

Dans chaque type, on distingue aussi classiquement deux sous-types (A et B) en fonction de la relation entre la crête osseuse et la JAC :

• dans le sous-type A, la distance entre la crête alvéolaire et la JAC est supérieur de 1,5 à 2 mm, laissant ainsi la place à l’attache épithélio-conjonctive :

• dans le sous-type B, la crête osseuse est au niveau de la JAC, c’est la situation la plus fréquente selon nous (fig. 8).

Cette classification est essentielle car elle influence le choix de la technique opératoire correctrice.

Peu de données épidémiologiques sont disponibles sur le sujet. Dans une étude descriptive portant sur 1 025 patients de 24 ans en moyenne (± 6,2 ans), il a été montré que la prévalence de l’EPA était de 12,1 % [3]. Dans une étude plus récente portant sur 190 patients de 26 ans en moyenne (± 3,67 ans), les auteurs ont décrit une prévalence de 35,8 % [4]. La différence est importante entre ces études mais leurs conclusions convergent pour dire que l’EPA n’est pas une situation rare.

Comment diagnostiquer l’éruption passive altérée ?

À défaut de critères diagnostiques consensuels, l’EPA présente les caractéristiques cliniques suivantes :

• des couronnes cliniques courtes et carrées (fig. 1) ;

• un parodonte marginal plat et très souvent épais ;

• une jonction amélo-cémentaire (JAC) positionnée apicalement à la base du sulcus ;

• un sourire gingival (fréquent mais pas systématique) (fig. 4).

Au sondage, la profondeur du sulcus est faible (< 3 mm) confirmant que la faible hauteur clinique des dents n’est pas liée à la présence de pseudo poches. Une anesthésie locale peut être réalisée pour sonder au delà du sulcus, à travers l’attache épithélio-conjonctive et confirmer d’une part la position de la JAC et d’autre part la hauteur de la couronne anatomique. Un sondage, également à travers le sulcus, jusqu’au rebord osseux permet aussi de préciser la distance entre la JAC et le rebord osseux qui, dans des conditions physiologiques, est de 2 à 3 mm. En cas d’EPA, la distance entre la crête osseuse et la JAC est inférieure à 2 mm (fig. 8).

À ce stade du diagnostic, il est intéressant d’utiliser des sondes spécifiques pour évaluer la longueur de la couronne anatomique des dents en fonction de leur largeur (fig. 9). Cet outil, simple d’utilisation, permet lors de la consultation initiale de montrer au patient quelle est la longueur probable de sa dent et de lui donner ainsi une idée du résultat anticipé. Aujourd’hui, avec la réalisation de mock-up issu d’une planification esthétique numérique (type DSD), il est possible d’aller plus loin en permettant au patient de visualiser encore plus précisément et, donc, de le valider le résultat final avant l’intervention .

À l’examen radiographique, on évalue la position de la crête alvéolaire par rapport à la JAC. L’âge à partir duquel on peut poser le diagnostic d’éruption passive altérée est un point important mais, là encore, nous manquons de données. En effet, il semble que l’éruption passive ait un rythme différent suivant les patients et suivant les dents considérées. Par exemple, des dents comme les incisives centrales maxillaires peuvent avoir très tôt à l’adolescence une hauteur de la couronne clinique proche des valeurs considérées comme normales. En revanche, chez le même patient, d’autres dents verront leur couronne clinique s’allonger encore plusieurs années après l’adolescence [4-6]. Dans ces conditions, il peut sembler raisonnable d’attendre l’âge adulte avant de ?poser le diagnostic. Mais, dans certaines situations, la gêne psychologique associée à l’EPA est telle qu’il peut être justifié d’intervenir dès 15 ou 16 ans.

Diagnostic différentiel

D’autres situations que l’EPA peuvent être associées à un sourire gingival et/ou des dents courtes. Le diagnostic différentiel doit donc être fait suivant ces conditions : lèvre supérieure courte ou hypertonique, croissance verticale excessive du maxillaire, accroissements gingivaux d’origine médicamenteuse et super-éruption du bloc incisif (comme dans les classes II division 2), usure des bords libres et égression compensatoire.

Il peut arriver que l’EPA et un excès de croissance verticale du maxillaire coexistent chez un même patient avec un sourire gingival.

Traitement

Le traitement parodontal de l’EPA repose sur la réalisation d’une élongation coronaire soit par une gingivectomie soit par un lambeau repositionné apicalement avec ou sans modification osseuse.

À notre connaissance, la situation clinique la plus fréquente est celle d’une crête osseuse positionnée à proximité de la jonction amélo-cémentaire (fig. 8). Il est donc le plus souvent nécessaire de réduire en hauteur le niveau osseux (ostéoectomie) pour restaurer un espace biologique compatible avec le bon positionnement de l’attache épithélio-conjonctive. Très souvent, une plastie osseuse (ostéoplastie) est également indiquée pour diminuer les balcons osseux (fig. 10). La chirurgie n’est donc pas une simple gingivectomie comme c’est parfois expliqué au patient. Il est important de bien le prévenir car l’intervention peut être longue si beaucoup de dents sont atteintes et que les corrections osseuses sont importantes.

À ce titre, quand l’atteinte est généralisée à toute une arcade, il peut être justifié de procéder par secteurs et en plusieurs interventions distinctes de façon à réduire le temps opératoire et, donc, limiter les suites. Il peut aussi être justifié d’utiliser un guide chirurgical pour situer la position des incisions initiales et bien respecter le feston gingival.

Concernant le temps nécessaire à la maturation postopératoire des tissus et à leur stabilité, il n’existe pas réellement de consensus. En effet, certains auteurs décrivent l’existence d’un rebond gingival dans les 6 mois à 3 ans [7] qui suivent une élongation coronaire pendant que d’autres auteurs montrent une relative stabilité des tissus à 6 mois postopératoires chez la majorité des patients [8]. En fait, la stabilité des tissus est directement liée, d’une part, au biotype parodontal et, d’autre part, au bon positionnement du rebord osseux et des tissus mous en fin d’intervention. Comme dans toute élongation coronaire, une grande attention doit être portée à la restauration de l’espace biologique. Dans ces conditions, il y a alors peu de variation du niveau gingival lors la cicatrisation et il est le plus souvent proposé d’attendre 6 mois postopératoire pour évaluer les résultats ou passer aux étapes prothétiques si besoin est (fig. 11 à 14).

Enfin, si un traitement orthodontique est prévu, la séquence de traitement dépend du diagnostic et de la situation clinique :

• quand la gencive recouvre de façon trop importante les dents, il peut être difficile de bien positionner les boîtiers orthodontiques. La correction de l’EPA est donc réalisée avant le traitement orthodontique (fig. 15 et 16) ;

• quand les bords libres sont abrasés ou à un niveau inégal, il est difficile pour l’orthodontiste de bien contrôler le positionnement des dents. La chirurgie parodontale doit alors être réalisée avant la dépose des boîtiers orthodontiques de façon à pouvoir ensuite corriger orthodontiquement un éventuel décalage des collets ;

• quand les bords libres des incisives sont intacts et symétriques, ils peuvent servir de référence pour positionner les dents dans le sens vertical et avoir un bon alignement des collets. La chirurgie parodontale peut donc être réalisée après le traitement orthodontique (fig. 17 à 20).

Quand une intervention est programmée en présence de malpositions importantes et avant le traitement orthodontique, il est important d’informer le patient qu’après correction de l’EPA, les malpositions seront plus perceptibles, plus visibles (fig. 4 à 7 et fig. 11 et 12).

Si le sourire gingival est causé par une EPA associée à un excès de croissance verticale du maxillaire, la chirurgie parodontale peut être réalisée avant une éventuelle chirurgie orthognathique dont l’indication est rediscutée après cicatrisation.

Conclusion

L’éruption passive altérée est une anomalie de ?développement peu décrite alors qu’elle est relativement fréquente. Elle peut être généralisée ou localisée. Sa correction est indiquée le plus souvent dans le secteur antérieur pour des raisons esthétiques. Mais il existe aussi des indications fonctionnelles. Le traitement repose sur une évaluation esthétique globale associant plusieurs disciplines comme l’orthodontie, la parodontologie, la prothèse ou encore la chirurgie orthognathique. Cette analyse dicte la séquence de traitement entre les différents intervenants potentiels. Le traitement parodontal de l’éruption passive altérée correspond à une élongation coronaire le plus souvent complexe.

Bibliographie

  • [1] Monnet-Corti V, Borghetti A. Physiologie-pathologie et examen clinique du complexe mucogingival. In : Chirurgie plastique parodontale. Rueil-Malmaison : CdP, 2008 : 33-60.
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  • [3] Volchansky A, Cleaton-Jones P. The position of the gingival margin as expressed by clinical crown height in children aged 6-16 years. J Dent 1976;4:116-122.
  • [4] Konikoff BM, Johnson DC, Schenkein HA, Kwatra N, Waldrop TC. Clinical crown length of the maxillary anterior teeth preorthodontics and postorthodontics. J Periodontol 2007;78:645-653.
  • [5] Volchansky A, Cleaton-Jones P, Fatti LP. A 3-year longitudinal study of the position of the gingival margin in man. J Clin Periodontol 1979;6:231-237.
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  • [7] Pontoriero R, Carnevale G. Surgical crown lengthening : a 12-month clinical wound healing study. J Periodontol 2001;72:841-848.
  • [8] Brägger U, Lauchenauer D, Lang NP. Surgical lengthening of the clinical crown. J Clin Periodontol 1992;19:58-63.