Déchiffrer le tout numérique… - Clinic n° 04 du 01/04/2014
 

Clinic n° 04 du 01/04/2014

 

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Philippe DE JAEGHER  

ph.de-jaegher@orange.fr

Il est de plus en plus souvent question, dans la presse professionnelle, du « passage des cabinets dentaires au tout numérique », sans que l’on sache précisément ce que cela veut dire.

Le terme « numérique » est souvent associé à la technologie informatique ; or, la représentation numérique est antérieure à la naissance de l’écriture. Comme nouvelle technologie, c’est plutôt raté…

Qu’à cela ne tienne, le « tout numérique » serait alors la possibilité de représenter n’importe quel aspect de la réalité sous forme virtuelle. En effet, à mesure que leur puissance augmentait, les ordinateurs sont devenus capables de traiter du texte, du son, des images, et de les échanger de façon instantanée. Mais alors que les nombres se prêtent naturellement au codage digital, la réalité physique ne peut être que modélisée. Par exemple, le son digital ne représente qu’un aspect du spectre sonore, tout comme une image numérique traduit sous forme de pixels discontinus une réalité qui ne l’est pas. Ces processus de modélisation font appel à des algorithmes fondés sur des calculs. Mais en fin de compte, la restitution se fait toujours sous forme analogique. La phase virtuelle du processus est limitée et, de plus, nécessite une débauche de moyens techniques qui, eux, sont bien matériels.

Faudrait-il alors parler du « tout algorithme » ? C’est le développement de ces logiciels autant que la montée en puissance des ordinateurs qui ont fait de l’informatique une industrie qui touche tous les domaines, économiques, asociaux et culturels. Google doit sa réussite à la maîtrise des algorithmes de recherche et de recommandation, générant des revenus financiers qui en font la première agence de publicité au monde. En fin de compte, comme le dit Bruno Latour, professeur à Sciences Po, avec l’informatique « on est passé du virtuel au matériel, et pas du matériel au virtuel » (1).

Prenons l’exemple de l’imagerie radiographique numérique. Les rayons X qui frappent le capteur ont une réalité physique. L’image numérisée subit un certain nombre de traitements avant d’être restituée sur un écran sous la forme d’une image bien réelle. Les algorithmes utilisés permettent de jouer sur les contrastes et la luminosité et de choisir, parmi une gamme de gris bien plus large, une fenêtre que l’œil peut percevoir. Le résultat est une image certes très précise mais qui ne représente pas tant la réalité que l’idée que l’on s’en fait et à laquelle le logiciel a donné une existence matérielle.

Un autre domaine de la dentisterie dans lequel il est impératif de déchiffrer le concept du « tout numérique » est celui de la conception et fabrication assistées par ordinateur. Les algorithmes sont par essence normatifs et adopter un système très fermé revient à laisser au fournisseur le choix de la technique d’empreinte, des matériaux prothétiques et de l’usinage. Les prothésistes dentaires, soumis à une concurrence mondialisée, sont particulièrement soucieux de ces choix (2). En orthodontie, les traitements par gouttières transparentes personnalisées entrent dans la même catégorie. Ici encore, il ne s’agit pas tant de numériser une chaîne artisanale que de donner réalité à un concept de production industrialisée.

Comme le souligne Milad Doueihi, professeur à l’université Laval, « l’informatique a cette propriété d’encourager le passage et l’expression de toute activité en ses propres termes » (3). Le numérique relève donc d’un processus qui dépasse de loin la technologie.

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