Réflexions sur la reconstruction prothétique de dents antéro-maxillaires trop courtes - Cahiers de Prothèse n° 177 du 01/03/2017
 

Les cahiers de prothèse n° 177 du 01/03/2017

 

Provence-Alpes-Côte d'Azur

M. Laurent   M. Dodds   G. Maille  

Cet article propose une réflexion et des solutions thérapeutiques pour des cas cliniques de sourires disgracieux liés à différents désordres mais ayant un point commun : des dents antéro-maxillaires rendues trop courtes par l'usure. En effet, en présence d'une parafonction du type bruxisme, les dents antérieures responsables du guidage mandibulaire [1, 2], lorsqu'elles jouent leur rôle,...


Résumé

Résumé

En prothèse fixée, la reconstruction dentaire d'un secteur antéro-maxillaire qui a subi une destruction plus ou moins importante par usure doit faire appel, au-delà des notions fonctionnelles, à une réflexion esthétique. Trois facteurs interagissent et doivent être analysés simultanément : dimensions et proportions des couronnes dentaires, visibilité des dents par rapport aux lèvres et niveau d'exposition de la gencive lors du sourire. Le rallongement des dents pour compenser l'usure n'est pas forcement la bonne solution pour leur redonner des proportions normales tout en assurant leur intégration correcte dans le contexte labial. L'allongement coronaire chirurgical guidé est souvent nécessaire. Après avoir rappelé les critères esthétiques fondamentaux, la démarche diagnostique et thérapeutique est illustrée par des exemples de traitement. Au-delà de la chirurgie, les provisoires seront une aide précieuse pour matérialiser le projet thérapeutique afin qu'il soit validé par le praticien et le patient. Au final, il servira de guide pour la restauration d'usage.

Cet article propose une réflexion et des solutions thérapeutiques pour des cas cliniques de sourires disgracieux liés à différents désordres mais ayant un point commun : des dents antéro-maxillaires rendues trop courtes par l'usure. En effet, en présence d'une parafonction du type bruxisme, les dents antérieures responsables du guidage mandibulaire [1, 2], lorsqu'elles jouent leur rôle, sont les premières à supporter le frottement dent contre dent et ses conséquences destructrices. C'est uniquement lorsque leurs capacités de guidage sont détruites que les dents postérieures commencent à être touchées.

Dans cette situation, comme pour tout traitement prothétique, il est impossible de commencer une reconstruction sans une réflexion préalable qui doit conduire à un diagnostic et à des propositions thérapeutiques adaptées aux objectifs du traitement. Une mauvaise analyse et une mauvaise compréhension des phénomènes conduisent généralement à de mauvais choix et à une mauvaise information donnée au patient, qui aboutiront forcément à une déception en fin de traitement.

L'analyse et la démarche thérapeutique sont illustrées par la présentation de cas cliniques.

Diagnostic

Lorsque des dents antéro-maxillaires présentent une diminution de leur longueur coronaire faisant souvent suite à une abrasion, le premier réflexe du praticien est de rallonger les dents par des restaurations afin de leur redonner des proportions harmonieuses. Ceci peut correspondre à une nécessité comme dans le cas du patient présenté sur les figures 1 à 3.

Mais cette attitude n'est pas toujours indiquée. En effet, des phénomènes d'égression ont pu maintenir le bord libre dans une situation normale par rapport au bord inférieur de la lèvre. Parfois, la position initiale des dents fait que, malgré l'usure, le bord libre reste suffisamment visible. Dans ces cas, une reconstruction du bord libre visant à redonner des proportions normales aux dents se traduira par une visibilité dentaire excessive. L'égression compensatrice de l'usure a pu également créer ou accentuer la visibilité de la gencive lors du sourire, ce qui compliquera encore la situation.

La résolution de ces cas est donc plus compliquée qu'une simple reconstruction de la partie dentaire abrasée et fera d'abord appel à une analyse esthétique différentielle permettant de choisir la bonne attitude. Trois facteurs interagissent et doivent être analysés simultanément :

– les dimensions et proportions des couronnes dentaires ;

– la visibilité des dents par rapport aux lèvres ;

– le niveau d'exposition de la gencive lors du sourire.

Ces trois composantes du sourire que sont les dents, les lèvres et la gencive ainsi que leurs interactions ont été décrites par Garber et Salama [3].

Ces trois éléments font également partie d'une liste de critères influençant l'esthétique établie par Magne et Belser [4, 5]. L'objectif est donc ici de concentrer la réflexion sur une partie des critères esthétiques qui résultent de la destruction du bord libre par usure des dents antéro-maxillaires.

Dimensions et proportions des dents antéro-maxillaires

La longueur coronaire moyenne d'une incisive centrale est comprise entre 10,4 et 11,2 mm pour une largeur moyenne comprise entre 8,3 et 9,3 mm [6]. Les proportions idéales sont donc considérées comme un rapport largeur/longueur de 75 à 80 % [7, 8]. Ce rapport reste valable pour les incisives latérales et les canines qui sont moins larges que les incisives centrales respectivement de 2 à 3 mm et de 1 à 1,5 mm. Sur une dent au bord libre abrasé, la mesure de la largeur permettra donc d'estimer une longueur cohérente.

Rapports entre les bords libres antéro-maxillaires et les lèvres

La position du bord libre de l'incisive maxillaire peut être appréciée par rapport aux différentes positions des lèvres, du repos jusqu'au rire forcé et lors de l'élocution. Au repos, le bord libre de l'incisive centrale dépasse le plus souvent de 1 mm, avec des variantes jusqu'à 5 mm selon l'âge et le sexe [9]. Celui des dents antéro-maxillaires s'aligne pendant le sourire avec la courbure du bord supérieur de la lèvre inférieure.

Niveau d'exposition de la gencive lors du sourire

Dans le sourire, le bord inférieur de la lèvre supérieure s'aligne avec le collet des incisives et canines maxillaires, avec éventuellement une variante au niveau de l'incisive latérale dont le collet peut être un peu plus bas, donnant un tracé dit en aile de mouette.

Le sourire gingival se définit par une ligne du sourire haute qui entraîne une exposition de la gencive [10, 11]. Ce type de sourire se retrouve dans 10 % d'une population de 20 à 30 ans et deux fois plus chez les femmes que chez les hommes [12, 13].

L'étiologie du sourire gingival peut être osseuse par excès de croissance verticale du maxillaire [14, 15] et relève alors de l'orthopédie dento-faciale, de la parodontie ou de la chirurgie. L'étiologie peut également être musculaire par hypertonicité des muscles releveurs de la lèvre ou en présence d'une lèvre courte [16]. Enfin, elle peut être dentaire, avec des dents décrites comme courtes et carrées, conséquence d'une microdontie, d'une usure ou d'une éruption passive incomplète.

Démarche thérapeutique

Si l'abrasion du bord libre est consécutive à une parafonction, une prise en charge cognitivo-comportementale sera un préalable au traitement reconstructeur. Le patient devra également être informé qu'en cas de résultat insuffisant de cette rééducation, une gouttière de protection nocturne, à porter sans limite dans le temps, lui sera conseillée.

En partant du principe que le parodonte est sain et n'a pas subi de remodelage faisant suite à une maladie parodontale, l'attitude thérapeutique en fonction des différentes situations sera la suivante [17, 18] :

– situation 1 (fig. 4), le bord libre de la dent est abrasé (à droite) par rapport à la normale (à gauche). La dent est devenue invisible sous le bord inférieur de la lèvre au repos (représenté par la ligne rouge). Mais le collet est à un niveau normal (ligne noire) : il suffit de rallonger le bord libre prothétiquement pour retrouver des proportions dentaires normales ;

– situation 2 (fig. 5), le bord libre de la dent est abrasé mais une égression compensatrice ou la morphologie initiale fait qu'il reste normalement visible sous le bord inférieur de la lèvre. Sa position ne doit donc pas être modifiée. Le collet est abaissé, créant ou accentuant un sourire gingival. Il doit donc être repositionné apicalement pour redonner des proportions dentaires normales ;

– situation 3 (fig. 6), le bord libre de la dent est abrasé mais une égression compensatrice importante ou la morphologie initiale l'a rendu trop visible sous le bord inférieur de la lèvre. Il doit donc être raccourci (ce qui va aggraver le défaut de proportion de la dent). Le collet est abaissé, créant ou accentuant un sourire gingival. Il doit donc être repositionné nettement apicalement pour redonner des proportions dentaires normales.

Une fois le projet défini d'un point de vue théorique, une validation clinique est nécessaire par la confection de prothèses provisoires. Elles sont réglées par le praticien jusqu'à donner satisfaction en matière de position des dents, de leur forme ou de leurs rapports avec les tissus environnants. Après validation par le praticien et le patient, elles peuvent être utilisées comme guide pour une éventuelle chirurgie parodontale et pour l'élaboration des prothèses d'usage au laboratoire.

Illustrations cliniques du diagnostic et du traitement

Premier cas clinique

Le traitement choisi par la patiente pour répondre à sa demande de restauration et de remplacement dentaire (fig. 7 à 9) est la réalisation de :

– six couronnes céramo-métalliques solidarisées sur les dents antérieures, avec attachements en distal ;

– une couronne céramo-métallique sur 16 et 25 ;

– une prothèse amovible pour remplacer les dents manquantes au maxillaire ;

– des couronnes céramo-céramiques unitaires sur les dents mandibulaires de 35 à 44.

La difficulté ne réside pas dans le choix de cette proposition de traitement, assez classique, mais dans les moyens utilisés pour le mettre en œuvre afin d'aboutir à un résultat satisfaisant. Le nécessaire rallongement des dents antéro-maxillaires pour leur redonner des proportions harmonieuses ne peut pas se faire en abaissant les bords libres déjà bien visibles. Il se fera par une chirurgie d'allongement coronaire guidée, qui permettra également le réalignement des collets (fig. 10 à 12).

Lorsqu'un allongement coronaire chirurgical est indiqué, un diagnostic parodontal sera établi. Les cas d'abrasion par bruxisme sont rarement associés à une diminution du support parodontal [19]. Si tel est le cas, une prise en charge de la parodontite sera évidemment associée. La hauteur de gencive attachée déterminera le choix d'une gingivectomie ou d'un lambeau positionné apicalement [20].

La principale difficulté pour le chirurgien consiste à répondre aux attentes du praticien prothésiste et à anticiper la future position de la limite coronaire. Il sera guidé dans son geste par une provisoire qui préfigure la position future des collets et la forme des dents, en recouvrant la gencive [20]. Inadaptée au niveau des dents, cette provisoire de deuxième génération ne sera pas laissée en bouche le jour de la chirurgie (fig. 13 et 14).

Deuxième cas clinique

La demande de la patiente est de refaire les prothèses existantes (fig. 15 à 18). Les modifications qui devront être intégrées sont :

– un rallongement des dents en direction apicale avec un alignement des collets ;

– une légère remontée des bords libres tout en les rentrant en direction palatine.

Le traitement débute par la dépose des couronnes existantes, la réalisation de provisoires par isomoulage, la reprise des traitements endodontiques et restaurateurs. Puis des empreintes de préparation sont confiées au laboratoire pour réalisation des provisoires de deuxième génération matérialisant les modifications souhaitées. Ces provisoires serviront de guide pour la chirurgie d'allongement coronaire et la réalisation des prothèses d'usage au laboratoire (fig. 19 à 25).

Troisième cas clinique

Les figures 26 à 31 illustrent ce cas.

Conclusion

Au final, les cas qui nécessitent un allongement coronaire chirurgical sont fréquents et parfois mal traités faute d'un diagnostic correct ou par méconnaissance ou refus de l'acte chirurgical.

Pour réussir un traitement de prothèse fixée du secteur antérieur, une réflexion préalable est nécessaire. Cette réflexion doit intégrer non seulement des paramètres de santé dento-parodontale mais aussi des critères fonctionnels et une analyse des critères esthétiques. C'est la multiplicité des éléments à prendre en compte qui fait la difficulté du diagnostic et des choix thérapeutiques de ce type de prothèse. Le seul moyen de contourner la difficulté est de segmenter les critères à analyser et de les aborder les uns après les autres, méthodiquement. Ainsi, l'analyse globale complexe devient une succession d'analyses élémentaires simples qui permettra de faire les bons choix.

Le projet théorique sera ensuite matérialisé par les restaurations provisoires qui vont permettre de tester la proposition en pratique pour obtenir la confirmation du praticien et l'approbation du patient. Une fois validées, les provisoires pourront, si nécessaire, guider la chirurgie parodontale. Les provisoires, ou du moins la réplique qui en est faite par une simple empreinte à l'alginate, donneront également des informations indispensables au laboratoire : horizontalité des bords libres, verticalité interincisive, formes, dimensions et proportions des dents.

Bibliographie

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  • 20. Borghetti A, Monnet-Corti V. Chirurgie plastique parodontale. Rueil-Malmaison : CdP, 2008.

Auteurs

Michel Laurent - Maître de conférences de l'Université d'Aix Marseille, praticien hospitalier
Exercice libéral (Marseille)

Mélina Doods - Assistante de l'Université d'Aix Marseille, praticien hospitalier
Exercice libéral (Marseille)

Gérald Maille - Ancien Assistant de l'Université d'Aix Marseille, ancien praticien hospitalier
Exercice libéral (Marseille)