Stress, épuisement, addictions, suicide… comment soigner les soignants ? - Clinic n° 05 du 01/05/2016
 

Clinic n° 05 du 01/05/2016

 

ENQUÊTE

Anne-Chantal de Divonne  

Confrontés à des données inquiétantes sur le mal-être des soignants, les professionnels de santé se sont réunis en colloque à l’Académie de médecine* en décembre dernier pour échanger sur les réponses à apporter. La mise en place d’un parcours de soins spécifique est apparue comme une nécessité pour de nombreux intervenants.

La moitié des professionnels de santé sont ou ont été concernés par le burn-out (syndrome d’épuisement professionnel), a montré une enquête réalisée quelques semaines avant le colloque auprès de 1 905 professionnels de santé**. Au moment de cette enquête, 22 % d’entre eux s’estimaient même en situation de fort risque de burn-out. Il apparaissait aussi que les soignants libéraux sont plus souvent concernés par l’épuisement (50,1 %) que les soignants salariés (46,3 %).

S’agissant des addictions, 14 % des professionnels de santé sont ou ont été concernés par le problème. La dépendance à l’alcool touche ou a touché 7 % des professionnels de santé (trois fois plus d’hommes que de femmes) et la dépendance aux psychotropes ou anxiolytiques 8,5 %, toujours selon cette enquête.

Les chirurgiens-dentistes, en particulier, ne sont pas épargnés par le phénomène d’épuisement professionnel. Une enquête réalisée en 2011 par l’Observatoire national des professions de santé de la Confédération nationale des syndicats dentaires*** (CNSD) avait montré que la moitié (48 %) des chirurgiens-dentistes se sentaient concernés par le burn-out, à différents degrés : 21 % des praticiens étaient probablement candidats au burn-out, 17 % probablement déjà en burn-out et 10 % en réelle détresse.

Un tabou

Et pourtant, le mal-être des professionnels de santé n’est « pas pris en compte à sa juste mesure », a estimé Didier Sicard, président d’honneur du Conseil national d’éthique, en ouverture du colloque. C’est un sujet dont on ne veut pas parler. « La vulnérabilité et les souffrances des professionnels de santé représentent dans notre société un sujet tabou. » Parce que les soignants sont considérés comme étant hors d’atteinte des menaces d’épuisement, d’addiction ou encore du suicide. On les croit protégés. De ce fait, leur fragilité et leur mal-être face à diverses situations font l’objet de peu d’attention. « Notre société a encore des difficultés à concevoir que les professionnels de santé, dont le courage, le dévouement et l’engagement sont reconnus et loués, soient également concernés et probablement plus que le reste de la population », renchérit Philippe Gaertner, président du Centre national des professions libérales de santé (CNPS). Avec comme conséquence le fait que ce sujet grave, identifié et étudié chez les salariés, l’est beaucoup moins chez les soignants.

Si la société en général envisage difficilement des situations de mal-être chez ses soignants, eux-mêmes acceptent aussi difficilement l’idée qu’ils puissent être touchés par ce phénomène d’épuisement au travail. Ils traitent « trop souvent par le mépris les signaux précurseurs de l’épuisement professionnel menant au burn-out. Ils poursuivent leur activité malgré tout », regrette encore Philippe Gaertner.

Des signaux

Ces signaux précurseurs du burn-out (encadré) doivent alerter le professionnel comme son entourage. Mais l’entourage se trouve parfois démuni. Approcher et se rendre disponible pour un confrère en détresse n’est pas si simple. « On a furieusement envie de faire comme si on n’avait pas vu », remarque Éric Galam, médecin coordinateur de l’Association d’aide aux professionnels de santé et médecins libéraux (AAPML). Jean-Louis Terra, chef de service au centre hospitalier du Vinatier et spécialiste du suicide, milite pour « un brevet de secourisme psychique » qui permettrait d’avoir « les mots justes pour écouter et nommer la souffrance de l’autre ou la nôtre ». Mais il est aussi important que le professionnel de santé en détresse sache se tourner vers ceux qui pourront l’aider. « Être fort, c’est demander de l’aide », affirme Jean-Louis Terra.

Une écoute anonyme

Soucieuses de permettre aux praticiens en détresse de sortir de leur isolement, plusieurs organisations professionnelles ont mis en place des services d’écoute téléphonique. L’AAPML a créé il y a 10 ans un numéro d’appel anonyme accessible en permanence (0 826 004 580). Des psychologues cliniciens rompus à l’écoute active et aux problématiques spécifiques des soignants ont déjà traité un millier d’appels. Il y a 3 ans, la CNSD a mis en place en partenariat avec la MACSF une ligne d’écoute accessible à ses adhérents 24 h/24 et 7 j/7. Un psychologue clinicien aide le chirurgien-dentiste en détresse à « identifier, évaluer et mobiliser ses ressources pour traverser un moment difficile » et l’oriente, s’il le faut, vers une prise en charge thérapeutique.

Un autotest en ligne

La commission SMART (Santé des médecins anesthésistes-réanimateurs au travail) du Collège français des anesthésistes-réanimateurs (CFAR) a aussi mis en ligne des autotests dont l’objectif est de permettre au professionnel de santé d’évaluer sa situation. L’idée est de « ne pas rester dans l’affect mais d’être précis », explique un anesthésiste qui participe à cette commission. Ces tests anonymes proposés sous forme de questionnaires sur différents sujets : les dépendances à l’alcool, la fatigue, le sommeil, la cyberdépendance, ou encore le burn-out. Ces tests ne sont pas des instruments visant à réaliser un diagnostic mais des moyens d’approcher un état ou un comportement à un moment donné. La commission SMART édite aussi des fiches pratiques téléchargeables qui abordent certaines thématiques de la souffrance au travail.

Des structures spécifiques

Plusieurs intervenants du colloque ont plaidé pour la création de structures de soins spécialement réservées aux professionnels de santé et éloignées du lieu d’exercice comme il en existe pour les forces de l’ordre ou les enseignants. Ce type de structure, qui permet de préserver la confidentialité, a fait ses preuves à l’étranger. Des médecins britanniques ont par exemple montré que le taux de succès passe de 20 % dans les structures pour tous à 80 % dans les établissements réservés aux professionnels de santé. Pour Pierre Carayon, professeur émérite de médecine à l’université de Franche-Comté, « nous sommes une profession à risque, non seulement pour elle-même mais plus encore pour les patients, avec ses spécificités. Pour ces raisons, j’insiste depuis toujours sur la nécessité de créer des structures spécifiques pour une prise en soin parfaitement adaptée ».

* Le premier colloque national, « Soigner les professionnels de santé vulnérables », a été organisé à l’Académie de médecine le 3 décembre 2015, avec le concours du Centre national des professions de santé (CNPS) et de l’association Soins aux professionnels de santé (SPS). Le second colloque se tiendra le 29 novembre 2016 à l’École du Val-de-Grâce.

** Sondage réalisé via Internet par Stéthos International en novembre 2015 et qui a recueilli les réponses de 1 905 professionnels de santé issus, en majorité, du secteur libéral.

*** L’Observatoire national des professions de santé de la CNSD a mené pour la première fois en 2011 une enquête sur ce sujet dans la profession et a reçu 1 623 réponses à un questionnaire en ligne.

Un, deux, trois… burn-out

Chaque profession fait face à des facteurs de stress spécifiques. Jean Molla, président de la commission Solidarité à l’ordre national des chirurgiens-dentistes, évoque ainsi le bruit de l’équipement du cabinet, la fatigue physique et visuelle, la surcharge de travail du fait de la démographie, les pressions administratives, légales et financières, les relations patients-praticiens parfois difficiles à gérer ainsi que la mauvaise image du chirurgien-dentiste et son manque de reconnaissance.

D’une manière générale, les facteurs qui impactent le plus le burn-out sont « la surcharge de travail » et « le conflit avec l’organisation », explique Didier Truchot, professeur de psychologie sociale du travail et de la santé à Besançon. Il rappelle les trois étapes du processus du burn-out :

• l’épuisement émotionnel. C’est le sentiment de ne plus avoir de ressources pour faire face aux exigences professionnelles, aux demandes des patients. L’individu est confronté pendant des mois à des « stresseurs quotidiens ». « Rien d’impressionnant », remarque Didier Truchot. Ces facteurs sont presque invisibles comme le fait de devoir jouer des rôles contradictoires, d’être interrompu en permanence… Dans la durée, cette répétition érode les ressources de l’individu qui montre une fatigue chronique et une démotivation pour le travail ;

• la dépersonnalisation ou le cynisme. L’individu n’ayant plus de ressources met une distance entre lui et les demandes des autres. Cette phase de retrait psychologique conduit au développement d’attitudes impersonnelles, détachées, négatives, voire cyniques. Elles peuvent se traduire par le fait d’appeler un patient par sa pathologie, d’avoir un comportement de maltraitance ;

• un sentiment d’accomplissement personnel réduit. L’individu n’arrive plus à exercer ses compétences, l’estime de soi se délite.

S’appuyant sur de nombreuses études, Didier Truchot montre que les conséquences du burn-out sont physiques (fatigue chronique, manque de sommeil) et psychologiques (conduites addictives, prise d’anxiolytiques et d’antidépresseurs, idées suicidaires). L’épuisement au travail peut aussi altérer le discernement dans la relation de soins.