Le chirurgien-dentiste doit-il répondre à une demande esthétique ? - Clinic n° 12 du 01/12/2018
 

Clinic n° 12 du 01/12/2018

 

C’EST MON AVIS

Pierre LE COZ  

Professeur des universités
en philosophie
UMR 7268-ADÉS
Aix-Marseille
Université-EFS-CNRS
Faculté de Médecine
de Marseille

La demande de réhabilitation du sourire confronte les chirurgiens-dentistes à des situations éthiquement délicates. Le soin esthétique aura pour le patient des conséquences physiques, psychiques, mais aussi économiques. C’est pourquoi des précautions s’imposent pour savoir si son souhait est réellement « autonome ».

A priori, le désir de bonifier son capital séduction par la chirurgie bucco-dentaire est influencé par la « culture du sourire » que véhicule la...


La demande de réhabilitation du sourire confronte les chirurgiens-dentistes à des situations éthiquement délicates. Le soin esthétique aura pour le patient des conséquences physiques, psychiques, mais aussi économiques. C’est pourquoi des précautions s’imposent pour savoir si son souhait est réellement « autonome ».

A priori, le désir de bonifier son capital séduction par la chirurgie bucco-dentaire est influencé par la « culture du sourire » que véhicule la société actuelle. Partout, s’impose l’impératif de beauté. Que ce soit dans la sphère privée ou la vie publique, les rencontres intimes ou les relations professionnelles, à travers le design des objets ou la parole politique, dans les images publicitaires ou les stratégies commerciales, c’est le même désir de « plaire et de toucher » (Lipovetsky) qui est à l’œuvre.

Mais si la demande esthétique du patient est tributaire de normes collectives, faut-il pour autant la dédaigner ? Le souci de l’apparence n’est pas aussi superficiel qu’on le dit parfois. La possibilité de sourire, sans honte et sans complexe, répond à un besoin de se sentir aimé qui est consubstantiel à notre humanité. Le tout-jeune enfant ne se construit-il pas à travers le regard aimant de ses parents ?

Les critères de la beauté varient selon les temps et les lieux mais le sourire a toujours et partout été valorisé. Il peut tantôt compenser une disgrâce plastique, tantôt faire rayonner une beauté physique. Par sa capacité à faire naître la sympathie et la confiance, le sourire constitue un atout majeur dans notre adaptation au monde ambiant. Comme toutes les expressions du visage, il traduit notre affiliation à un groupe. En effet, c’est en assimilant ses stéréotypes mimétiques que nous manifestons notre appartenance à un collectif.

Le sourire est aussi perçu comme le reflet de dispositions morales. On parle souvent d’un « sourire franc ». L’adjectif « franc » évoque l’honnêteté, l’intégrité, l’authenticité. Celui qui ne sourit jamais est perçu comme froid, fermé et peu fréquentable. Pouvoir sourire, c’est pouvoir transmettre à autrui un message de bienveillance et d’ouverture.

Les souffrances intimes liées à l’impossibilité d’offrir son sourire à autrui n’en sont que plus vives. Une dentition défectueuse affecte significativement la relation aux autres. Les moqueries ou remarques déplacées peuvent engendrer un sentiment d’humiliation et fragiliser l’estime de soi. On comprend alors que, en dépit du caractère esthétique de la demande, la réparation du sourire puisse être envisagée comme un acte de soin au même titre qu’une affection pathologique. Le chirurgien qui « redonne le sourire », dans tous les sens du terme, réhabilite l’expressivité du visage, le vivifie et lui confère une nouvelle physionomie.

En résumé, même lorsqu’il n’est pas thérapeutique stricto sensu, le soin esthétique n’en est pas moins un soin authentique. Soigner c’est aussi « prendre soin ». Pour autant, il convient de mettre en garde contre le risque de réduire l’humanité d’une personne à la radieuse expressivité de son visage. Une belle personne n’est pas nécessairement une personne belle. Le visage personnalise un être mais un être ne se résume pas à son visage. Nous avons un visage mais nous ne le sommes pas. Un homme, quelles que soient ses disgrâces, reste une personne à part entière. ?