Dents artificielles et société de consommation
 

Les cahiers de prothèse n° 149 du 01/03/2010

 

éditorial

Jean Schittly  

rédacteur en chef

Si vous consultez le service après-vente pour faire réparer votre appareil électroménager qui a plus de 5 ans : que vous dit votre interlocuteur ? « Cela vous coûtera moins cher si vous en achetez un neuf, ce n’est plus comme dans le temps, maintenant les différents composants sont en matière plastique et l’usure de l’un entraîne l’usure des autres, si bien qu’il faut pratiquement tout remplacer… »

Vous avez certainement entendu ce type d’argument, et vous...


Si vous consultez le service après-vente pour faire réparer votre appareil électroménager qui a plus de 5 ans : que vous dit votre interlocuteur ? « Cela vous coûtera moins cher si vous en achetez un neuf, ce n’est plus comme dans le temps, maintenant les différents composants sont en matière plastique et l’usure de l’un entraîne l’usure des autres, si bien qu’il faut pratiquement tout remplacer… »

Vous avez certainement entendu ce type d’argument, et vous avez peut-être, comme moi, établi un parallèle avec les prothèses amovibles actuellement portées par les patients et remarqué ce qui fait toute la différence : les prothèses sont également usées, réparées, re-réparées et ce durant une, voire deux décennies, mais ne sont pas renouvelées.

On peut alors se poser un certain nombre de questions et, sans trop d’efforts, trouver les réponses :

• Qu’est-ce qui s’use le plus rapidement ? Les dents en matière plastique, à l’évidence.

• Pourquoi les patients supportent-ils dans leur cavité buccale des appareils, usés, instables, inesthétiques, provoquant une dégradation des structures environnantes alors qu’ils ne supportent pas ceux qui meublent leur cuisine ? Parce que, pour la majorité, ils ont un formidable pouvoir d’adaptation à ce que je qualifie souvent de « dérive fonctionnelle, progressive et sournoise… » C’est souvent un proche qui fait prendre conscience de la nécessité de renouvellement.

• Pourquoi un fabricant de renommée internationale va-il arrêter cette année la fabrication des dents en porcelaine ? Parce que le marché régresse et ne devient plus rentable…

On n’est donc plus à un paradoxe près dans le monde de l’odontologie. Je n’arrive pas en effet à comprendre pourquoi et comment les professionnels de santé que sont les chirurgiens-dentistes, dans tous les pays dits développés, en sont arrivés à perdre l’objectif de leur mission dès qu’il s’agit de traitements par prothèse amovible, à savoir rétablir ou renforcer les fonctions liées à un équilibre occlusal pérenne.

Les trois clés d’une occlusion équilibrée : centrage, calage, guidage reconnues incontournables et respectées pour la réalisation des faces occlusales des prothèses fixées sont ignorées dès qu’il s’agit de prothèse amovible. Si bien que les patients qui ne peuvent pas bénéficier de prothèses fixées sur dents naturelles ou sur implants se voient infliger la double peine : celle inhérente à l’amovibilité de leur prothèse et celle de voir leurs fonctions occlusales se dégrader très rapidement avec des dents qui perdent en quelques mois leurs cuspides d’appui et leurs cuspides guide !

Près de 40 années de suivi de patients partiellement ou totalement édentés m’ont conduit à faire ce constat : par leur effet pervers, les dents artificielles qui perdent leur relief occlusal constituent une régression par rapport aux dents en porcelaine utilisées au siècle dernier, intégrées à des bases en vulcanite, puis en résine acrylique.

L’utilisation des dents en résine est la solution de facilité pour s’affranchir des contraintes liées à la précision des rapports maxillo-mandibulaires avec son corollaire : l’utilisation d’un articulateur. C’est également le résultat d’un transfert vers le laboratoire de prothèse de la responsabilité du choix des dents qui va de pair avec la gestion de stock.

Ce « toujours plus vite, toujours plus rentable » aboutit aux constats que peut faire tout praticien ouvert à ce problème de santé publique :

– usure rapide des faces occlusales dès disparition des quelques dixièmes de millimètre de la couche de résine renforcée en surface ;

– perte d’efficacité masticatoire et acquisition d’une occlusion de convenance de plus en plus déséquilibrée, génératrice de perte de dimension verticale, de troubles articulaires, de résorption osseuse… ;

– égression des dents antagonistes pour compenser l’usure, avec perturbation des courbes fonctionnelles et apparition de prématurités. Ce phénomène d’abrasion est encore accentué actuellement avec le recours fréquent à une stabilisation des prothèses par des implants qui facilite le retour à un mode d’alimentation pratiquement « normal ».

Certes, l’utilisation de dents en porcelaine ne peut pas répondre à toutes les situations cliniques. Leurs inconvénients ou contre-indications sont bien connus :

– colorations au niveau des collets à la jonction avec la fausse gencive ;

– fragilité lors de chocs sur les prothèses ;

– absence d’espace disponible pour assurer leur rétention dans les bases en résine ;

– patients très âgés ou atteints de troubles générant une incoordination neuro-musculaire.

L’argument du bruit n’est pas recevable, car il est uniquement le fait d’interférences occlusales.

Ces constats et ces réflexions pourraient me faire apparaître comme un inconditionnel borné et rétrograde du matériau céramique, ce qui n’est pas le cas. Il existe désormais des matériaux composites de synthèse qui peuvent répondre aux exigences de résistance à l’abrasion des dents artificielles. Ce sont les caractéristiques de celles-ci qui constituent le problème, à savoir une fabrication multicouche qui n’offre une résistance mécanique satisfaisante qu’en surface sur quelques dixièmes de millimètres.

Quelles conditions pourraient être réunies pour constituer une réelle alternative aux dents en porcelaine ?

– qualités optiques du matériau préservées face aux agressions du milieu buccal ;

– possibilités de modifier la morphologie occlusale par coronoplastie soustractive et pourquoi pas additive.

Ce dernier point est essentiel, car pour atteindre les objectifs d’équilibre occlusal et de sa pérennité, il est indispensable de pouvoir réaliser une équilibration après transfert sur articulateur par meulage sélectif sans affecter les propriétés des dents. En prothèse complète, une occlusion intégralement équilibrée a cette exigence. En prothèse partielle, l’harmonisation avec la morpholologie occlusale des dents naturelles antagonistes passe obligatoirement par des modifications souvent importantes des dents prothétiques.

Avec cet édito, j’ai souhaité faire connaître au plus grand nombre un constat de quatre décennies de pratique clinique, mettre en évidence une dérive régressive dans la pratique de la prothèse amovible et, enfin, lancer un appel aux industriels pour qu’ils puissent fournir à la profession des dents artificielles correspondant aux exigences de résistance mécanique indispensables et… compatibles avec les pratiques d’une société de consommation.