- Clinic n° 02 du 01/02/2010
 

Clinic n° 02 du 01/02/2010

 

ÉTHIQUE

Guillaume SAVARD  

Chirurgien-dentiste, titulaire d'une maîtrise de philosophie et d'un master d'éthique médicale et biologique.

Dentisterie de crise

La crise économique actuelle est source de conflits d'intérêts.

nLa crise financière a eu pour conséquence, aux États-Unis, la chute des revenus de 48 % des dentistes, selon leurs déclarations. L'auteur d'un article de Smartmoney Magazine1 rapporte l'ensemble des situations que cela a pu créer.

Certains praticiens mettent en place des systèmes de récompense comme l'envoi d'un bouquet de fleurs à une patiente qui les a recommandés à une de ses amies ou encore l'acquisition de points de fidélité auprès d'un organisme qui permettra au patient de profiter d'un petit séjour au bord d'une plage de sable fin (véridique). D'autres sont contraints de licencier leur hygiéniste et réalisent eux-mêmes les traitements prophylactiques. Parfois même (horreur !) à l'heure du déjeuner. Des dentistes baissent leurs prix ou proposent des traitements plus simples, moins coûteux, qu'ils auraient dénigrés auparavant. D'autres enfin, pénalisés par de lourds investissements (notamment en cosmétique) et le coût important de fonctionnement des cabinets dentaires (et le remboursement des études et des formations continues), ont tendance au surtraitement et à influer sur les décisions des patients.

C'est particulièrement dans ces derniers cas que les patients réagissent de façon vive. Ils demandent de plus en plus les doubles des radiographies, prennent d'autres avis, différent les soins, voire évitent le cabinet qui facture deux fois plus cher une nouvelle couronne par rapport à celle réalisée pour le même patient l'année précédente. Sans évoquer le recours à la justice.

Cet état de fait, dont je laisse le soin à chacun (la lecture de cette chronique terminée) de peser en quoi il peut révéler des choses sur nos situations professionnelles et le système de santé français, est porteur de nombreuses questions d'éthique. La principale est celle du conflit d'intérêts. Il y a conflit d'intérêts lorsque le praticien est soumis à deux tensions contradictoires au moment où il rapproche son intérêt personnel et l'intérêt du patient. Il y a conflit d'intérêts lorsque le bien du patient diffère du bien du professionnel de manière qu'une distorsion de la réalité s'installe2.

L'article de Smartmoney Magazine cite le cas d'une patiente de 40 ans qui consulte un nouveau praticien après son déménagement. Alors qu'au précédent contrôle tout allait bien, son nouveau dentiste lui annonce 3 soins de caries à réaliser, la pose de 4 sealants et la nécessité de remplacer 2 anciennes facettes. La patiente a fui le cabinet s'estimant victime d'un « extreme makeover », d'une forme de surtraitement. Si son ancien praticien la rassurait et si on perçoit sous quelle pression le nouveau chirurgien-dentiste lui a proposé ce traitement, on pourrait aussi se faire l'avocat du diable et se demander dans quelle mesure ce n'est pas le nouveau praticien qui a posé le bon diagnostic.

Le système de santé français, parce qu'il ne laisse pas « tout » à la charge des patients et des assurances privées, tamponne très vraisemblablement les effets de la crise sur les soins basiques. Mais les conflits d'intérêts sont potentiellement nombreux. D'autant que l'asymétrie d'information est importante, qui ne permet pas aux patients de savoir de quoi et jusqu'où ils ont besoin de tel ou tel traitement. Les situations de crise posent des questions d'objectifs et de ressources que l'abondance nous avait fait oublier ; il faut donc nous tenir avec une conscience éthique et une identité professionnelle intacte. n

1. Marek AC. Dentists drill for dollars. Smartmoney Magazine, 2009. www.smartmoney.com 2. Ce problème est bien connu lorsque les leaders d'opinion sont trop proches (parfois sans en prendre bien conscience) de l'industrie.