Enquête sur la pratique de la digue en France en 2008 - Clinic n° 02 du 01/02/2011
 

Clinic n° 02 du 01/02/2011

 

PRATIQUE QUOTIDIENNE

Gauthier WEISROCK*   Christine RENÉ**   Stephen A. KOUBI***   Hervé TASSERY****   Jacques DEJOU*****  


*Assistant
Département d’odontologie conservatrice
**Chirurgien-dentiste
Département d’odontologie conservatrice
***Maître de conférences
Département d’odontologie conservatrice
****Professeur
Département d’odontologie conservatrice
*****Professeur
Département de prothèse
Faculté d’odontologie
27, boulevard Jean-Moulin
13355 Marseille cedex 05

Afin de connaître les habitudes des praticiens face au champ opératoire et devant le manque d’études et de donnés statistiques, il nous a semblé intéressant de réaliser une enquête sur la pratique de la digue en France. Pour cela, un questionnaire a été réalisé et distribué à l’Association dentaire française en 2008. Il a eu pour but de faire une « photographie » des habitudes cliniques des praticiens vis-à-vis de la digue.

Aujourd’hui encore, l’utilisation de la digue est controversée. Inventée il y a un siècle et demi, la digue demeure toujours un sujet de discussions, voire un sujet « tabou » quant à son utilisation au quotidien. Malgré l’absence de preuve scientifique de son efficacité, l’enseignement universitaire et les instances gouvernementales (Haute Autorité de santé) admettent l’évidente nécessité de la pose d’un champ opératoire non seulement en endodontie [1] mais également dans tous les travaux faisant intervenir des techniques de collage [2-5]. Or, il existe quand même, à l’heure actuelle, un débat sur le champ opératoire provoqué principalement à partir d’une seule interrogation : est– ce que les praticiens utilisent la digue ou non ? Le simple fait de poser cette question en entraîne d’autres : si oui, combien sont-ils ? Quels sont les réticences et les principaux obstacles liés à son utilisation ? Jugent-ils qu’elle a une quelconque influence sur la qualité du résultat final ? Pour essayer de répondre à ces questions, nous avons réalisé une étude statistique grâce à un questionnaire distribué à l’Association dentaire française (ADF) en 2008. Il a eu pour but d’obtenir une « photographie » des habitudes cliniques des praticiens vis-à-vis de la digue.

Matériel et méthode

Pour tenter de mettre en évidence l’état de la pratique de la digue en France, un questionnaire a été mis au point pour la réalisation d’une enquête à l’issue d’une séance de l’ADF. Il était destiné à des docteurs en chirurgie dentaire, hommes et femmes. Il a été élaboré de façon à être exhaustif, tout en restant limité dans sa longueur pour ne pas décourager le lecteur [4]. Il a été testé auprès d’un groupe de praticiens libéraux et modifié pour une bonne compréhension de la terminologie selon les remarques faites par ce groupe témoin. Pour éviter le risque de biais, nous avons choisi de le distribuer lors d’une conférence dont le sujet n’avait aucun rapport avec la digue. Au total, 534 questionnaires ont été distribués et 291 nous ont été retournés ; 243 questionnaires ont été perdus. Le traitement des donnés a permis d’obtenir les informations relatives aux questions posées.

Résultats

Caractéristiques de l’échantillon.

En ce qui concerne l’âge et le sexe, la majorité des participants sont âgés de 31 à 60 ans, avec un pic dans la tranche d’âge 41-50 ans (30,8 %). Seuls 15,8 % des participants sont âgés de 21 à 30 ans et 4 % sont âgés de 61 à 70 ans. Aucun participant n’a plus de 66 ans. L’échantillon contient 37 % de femmes et 62,9 % d’hommes. D’après les données de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé (IRDES), l’échantillon semble représentatif de la population de chirurgiens-dentistes en France en 2008 [6].

En termes de localisation géographique, l’échantillon paraît équilibré : 37,8 % des participants exercent dans une ville de moins de 20 000 habitants, 30,3 % dans une ville de 20 000 à 100 000 habitants et 31,5 % dans une ville de plus de 100 000 habitants.

En matière d’activité, l’échantillon est constitué par 83 % de chirurgiens-dentistes ayant une activité libérale pure. C’est représentatif de la population des chirurgiens-dentistes en France en 2008 avec 91 % de libéraux selon l’IRDES. Seuls 2,8 % des participants de l’échantillon ont une activité hospitalière pure [6].

L’échantillon semble donc représentatif de la population des chirurgiens-dentistes en France.

Fréquence d’utilisation de la digue

Nous constatons que 57,7 % (±5,68) des chirurgiens-dentistes ne posent jamais de digue. Ce résultat contraste avec les données communément admises qui estiment que cette proportion est de 97 % [5] (données issues principalement des industriels) (fig. 1).

De plus, les praticiens disent utiliser une digue aux maxillaires et à la mandibule pour moitié d’entre eux. L’autre moitié l’utilise qu’à la mandibule (44,4 %) (fig. 2 à 4).

Rapport entre la pose de la digue et le nombre de soins conservateurs

On a pu mettre en évidence un lien statistiquement significatif entre l’utilisation de la digue et le nombre de soins endodontiques et restaurateurs.

Plus un chirurgien-dentiste effectue des soins endodontiques par mois, plus il utilise une digue. (test du chi carré, lien statistiquement significatif : p = 0,001). En effet, 26,3 % des praticiens qui effectuent de 10 à 50 actes par mois l’utilisent régulièrement. Ce pourcentage augmente jusqu’à 46,4 % pour ceux qui réalisent plus de 50 soins endodontiques (fig. 5 et 6).

En ce qui concerne les soins restaurateurs, plus les chirurgiens-dentistes réalisent des actes restaurateurs, moins ils utilisent une digue (test du chi carré, lien statistiquement significatif : p = 0,025). Parmi les praticiens qui effectuent de 10 à 50 soins restaurateurs par mois, 12,9 % en posent une. Ce pourcentage diminue encore lorsqu’ils réalisent de 50 à 100 soins par mois (3,6 %). Ils sont 1,6 % à poser régulièrement une digue lorsqu’ils effectuent plus de 100 actes par mois. En conclusion, 80 % des praticiens qui réalisent régulièrement des actes de restauration ne posent donc jamais de digue ou le font très rarement (fig. 7).

Obstacles à la pose de la digue

Parmi les différentes raisons qui expliquent que les praticiens n’utilisent pas de digue, celle qui est le plus souvent évoquée est qu’elle est inutile (46,7 %). Ils sont 23 % à penser qu’en utiliser une constitue une perte de temps. Ils sont 16,4 % à ne pas savoir la poser. Certains (14,6 %) précisent que l’on ne peut pas mettre de digue lorsqu’il y a un délabrement trop important de la dent (fig. 8 à 10).

Un lien a pu être mis en évidence entre le nombre de soins endodontiques effectués sous digue et la notion d’obstacle. En effet, plus un praticien utilise une digue en endodontie, moins il dit rencontrer d’obstacle pour la poser (test du chi carré, lien statistiquement significatif : p = 0,0017) (fig. 11).

À l’inverse, aucun lien statistique n’a pu être mis en évidence entre le nombre de soins restaurateurs effectués sous digue et la notion d’obstacle.

Influence de la digue sur la qualité finale du soin

Les praticiens pensent à 77,5 % (± 4,76) que la digue influe sur la qualité finale de l’acte endodontique ou restaurateur (fig. 12 à 16). Nous avons comparé cette donnée avec la mise en place effective ou pas de la digue dans leur pratique quotidienne (fig. 17). Parmi les 22,5 % de chirurgiens-dentistes qui ne pensent pas que la digue ait une influence sur la qualité finale des soins, 85,7 % ne l’utilisent pas. Cette donnée semble cohérente par opposition aux 14,3 % restants qui utilisent une digue mais pensent qu’elle n’influe pas sur la qualité finale de l’acte. En ce qui concerne les 77,5 % convaincus de son impact sur le résultat, 57,5 % posent la digue de manière systématique. Là encore, la logique semble respectée par rapport aux 42,5 % de ce groupe qui ne l’utilisent pas tout en affirmant qu’elle a une influence sur la qualité finale du soin endodontique ou restaurateur.

La méthode statistique utilisée a été la régression logistique ; odd ratio = 13,12 (4,54-37,9).

La probabilité que le chirurgien-dentiste utilise une digue est 13 fois plus élevée lorsqu’il pense qu’elle joue un rôle sur la qualité finale des soins que dans le cas contraire (fig. 17).

Discussion

Les 291 questionnaires recueillis permettent de dégager certaines particularités sur la pratique des chirurgiens-dentistes face à la digue.

Tout d’abord, 57,7 % d’entre eux ne posent jamais de digue. Les données retrouvées dans la littérature médicale avancent un chiffre de 97 % sans que cela puisse être confirmé, cette information émanant principalement des industriels. Une interrogation demeure quant à la pertinence des informations qu’ils fournissent.

Les chirurgiens-dentistes posent une digue préférentiellement à la mandibule plutôt qu’au maxillaire, les difficultés pour garder un champ opératoire « sec » y semblant plus grandes qu’au maxillaire. Plus un chirurgien-dentiste réalise de soins endodontiques par mois, plus il pose une digue. En revanche, plus il effectue de soins restaurateurs par mois, moins il en utilise une. La mise en place du champ opératoire semble plus importante pour le premier type de soins certainement en raison d’un risque évident de contamination bactérienne ou d’un risque inhérent à l’ingestion ou à l’inhalation d’instruments. En ce qui concerne les soins restaurateurs, les praticiens peuvent considérer que la digue est inutile. En effet, les restaurations à l’amalgame, encore largement utilisées, sont généralement effectuées sans elle. De plus, l’évolution des matériaux employés, comme les systèmes de collage en un temps (apparaissant comme plus rapide d’utilisation que les autres) et les ciments verre ionomère (matériaux plus tolérants à l’humidité que d’autres), peut expliquer le fait que la digue soit moins utilisée pour les soins restaurateurs.

Les praticiens sont plus de 65 % à penser que les principaux obstacles à la mise en place de la digue sont la perte de temps et son inutilité. Concernant l’inutilité, cela souligne le manque de données scientifiques qui prouvent l’efficacité réelle de la digue sur la qualité du résultat final. Pour ceux qui disent qu’ils ne savent pas l’utiliser ou la poser en cas de délabrement trop important, cela souligne l’importance de la formation universitaire ou continue.

Néanmoins, la majorité des praticiens pensent que la digue influe sur la qualité finale des soins restaurateurs ou endodontiques, qu’il y ait des obstacles ou non. De manière générale, l’opinion du chirurgien-dentiste conditionne son attitude clinique. S’il juge la digue efficace quant à la réussite des soins, la probabilité qu’il la pose est plus importante que dans le cas contraire. Cependant, beaucoup de praticiens qui pensent que la digue joue un rôle sur la qualité finale du soin ne l’utilisent pas pour autant. L’évidente contradiction de cette attitude démontre toute l’ambiguïté de cette situation Cela peut être expliqué par le coût financier, la complexité éventuelle du matériel ou l’absence de savoir-faire. Il est aussi possible que l’absence de données scientifiques prouvant l’utilité de la digue souligne cette attitude clinique.

Conclusion

Cette enquête souligne le paradoxe de l’utilisation de la digue en France. Malgré l’absence de preuve scientifique réelle, l’enseignement universitaire et les instances gouvernementales (HAS) admettent l’évidente nécessité de l’utilisation de la digue parvenant ainsi à convaincre 77 % des praticiens qu’elle influe sur la qualité du résultat final. Or, seulement 42 % l’utilisent au quotidien ! Parmi les principaux obstacles cités à sa pose, on trouve principalement l’inutilité et la perte de temps. Deux écueils qui pourraient sans doute être évités avec un meilleur apprentissage des techniques de pose ou une organisation du système de santé différente. Même si notre échantillon semble représentatif de la population des chirurgiens-dentistes en France, il convient de pondérer cette étude avec l’existence de biais éventuels notamment au niveau du lieu de l’enquête et de la puissance de l’effectif.

Bibliographie

  • 1. Kaleka R. La digue en endodontie : posez-la, reposez-vous sur elle ! Real Clin 2006 ; 17 : 341-355.
  • 2. Haute Autorité de santé. Traitement endodontique. Rapport d’évaluation. Paris : HAS, 2008.
  • 3. Kaleka R. La digue en dentisterie restauratrice ou comment concilier qualité et confort. Clinic 2001 ; 22 : 23-32.
  • 4. Sabeck M. Pose de la digue. Inf Dent 2007 ; 32 : 1916.
  • 5. Weisrock G, Brouillet JL. Le champ opératoire évidemment. Inf Dent 2008 ; 90 : 2525-2529.
  • 6. Démographie des autres professions médicales et de santé. IRDES (Institut de recherche et de documentation en économie de la santé), 2008. http://www.irdes.fr/EspaceEnseignement/ChiffresGraphiques/Cadrage/DemographieProfSante/DemoProfAutres.htm.

Évaluez-vous

Testez vos connaissances suite à la lecture de cet article en répondant aux questions suivantes :

1. Les praticiens utilisent plus souvent la digue à la mandibule.

• a. Vrai.

• b. Faux.

2. Plus le nombre de soins endodontiques réalisés par mois augmente, plus les praticiens posent la digue.

• a. Vrai.

• b. Faux.

3. La probabilité qu’un praticien utilise la digue est plus élevée s’il pense qu’elle joue un rôle sur la qualité finale du soin.

• a. Vrai.

• b. Faux.

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