Labyrinthes de la connaissance - Clinic n° 03 du 01/03/2013
 

Clinic n° 03 du 01/03/2013

 

PASSIONS

CATHERINE FAYE  

Pour ce chercheur français d’origine chilienne, le plus important est de ne pas avoir d’a priori et de rester ouvert. Depuis plus de 30 ans, Luis Villanueva œuvre sans relâche et sonde les contradictions de la douleur humaine dans les méandres du cerveau. Une quête fascinante.

Pourquoi vous intéressez-vous à la douleur ?

Au départ, je suis chirurgien-dentiste et, dans cette profession, nous sommes quotidiennement confrontés à la douleur. Mais celle-ci est souvent difficile à localiser. Pourquoi le système d’alarme est-il aussi mauvais ? C’est parce que le système de transmission a une convergence d’informations tellement dense que cela brouille le message. Je m’intéresse donc à la sensibilisation centrale régulée par des réseaux nerveux qui peuvent agir comme des filtres. Ces filtres peuvent soit réduire le passage de l’information (sensation, douleur), soit l’amplifier. C’est là mon sujet de recherche et mon dada.

Vous avez commencé votre carrière dans la dentisterie…

À 15 ans, mon bac en poche, je me suis lancé dans 6 années d’études dentaires à la faculté d’odontologie de Santiago du Chili. Un parcours qui comportait d’abord 3 années en faculté de médecine, tronc commun pour les futurs médecins et chirurgiens-dentistes, puis chacun divergeait ensuite vers sa spécialité.

Pourquoi ce choix ?

Oscar Meneses, un ami d’enfance de mes parents, était président du conseil de l’Ordre des chirurgiens-dentistes. Ce parodontologiste très connu au Chili était mon idole. Il a beaucoup œuvré pour la santé publique dans mon pays. Je l’admirais comme patient et j’étais fasciné par son cabinet. Un jour, il m’a amené à la faculté d’odontologie et j’ai été soigné par une étudiante, très jolie, j’avais 10 ans…

À quel moment vous orientez-vous vers la recherche ?

À 18 ans, je me suis demandé ce que j’avais aimé durant mes trois premières années d’études. La réponse était : la neurophysiologie et la pharmacologie. J’ai donc préparé une thèse de sciences, parallèlement à mon clinicat, portant sur la pharmacologie expérimentale sur la douleur et l’analgésie sur les souris. En sixième année, on devait faire un stage hospitalier, moi, j’ai continué au laboratoire. Mon diplôme en poche, je suis devenu maître de conférences en pharmacologie à mi-temps et, 2 jours par semaine, je travaillais dans un cabinet dentaire à Santiago, de 8 heures à 22 heures, avec d’autres chirurgiens-dentistes de ma promotion. En 1981, je suis parti pour la France rejoindre l’INSERM et préparer une thèse sur les mécanismes impliqués dans les modulations endogènes de la douleur.

Qu’est-ce que la dentisterie vous a apporté pour vos travaux de recherche ?

À la faculté dentaire, nous apprenions tout ce qui constitue l’art dentaire : chirurgie, pédodontie, odontologie conservatrice… Tout cela m’a aidé pour mes travaux en matière d’approche neurochirurgicale du rat, car il est très difficile d’opérer l’intérieur d’une bouche ! Même chose pour le maniement des matériaux, comme la résine dont je me sers beaucoup pour les implantations électroniques.

Quel est votre rôle aujourd’hui ?

Je suis directeur de recherche au CNRS depuis près de 20 ans et je dirige une équipe de chercheurs à l’INSERM, l’UMR 894 du Centre de psychiatrie et neurosciences, situé à l’hôpital Sainte-Anne, à Paris. Nous cherchons à identifier les marqueurs biologiques et les mécanismes impliqués dans les comorbidités, neuro-inflammations et stress, afin de pouvoir agir de façon spécifique sur le plan pharmacologique pour soulager la douleur et tester des substances préventives. Beaucoup de pathologies, y compris dans la sphère orofaciale, ont un substrat d’anxiété et de stress. L’environnement dans lequel nous travaillons accueille des patients en situation de stress, de dépression, et nous avons l’occasion d’interagir avec des équipes très performantes dans ces domaines de recherche. Ces interactions nous permettent ainsi d’enrichir nos approches.

Une définition de la douleur ?

Il est difficile de la définir. C’est une sensation qui peut être perçue comme un système d’alarme (si je me brûle en cuisinant, si je me donne un coup de marteau…), mais aussi comme une émotion ressentie qui laisse la porte ouverte à une douleur pathologique, qui peut se produire y compris en l’absence de stimulus nocif.

Pouvez-vous expliquer ?

Dans le cas de la sensation, la brûlure, le choc sont tellement intenses que cela stimule le système nerveux central : les neurones sont sensibilisés. Dans le cas de l’émotion, un changement des propriétés de ces neurones s’effectue : ils sont capables d’avoir une activité indépendante, même si on soulage la blessure, qui laisse parfois une activité résiduelle à l’origine des douleurs chroniques.

Il y aurait donc des douleurs sans cause ?

Il existe des douleurs qui ne devraient pas exister, provoquées par dérèglement d’un circuit qui existe à l’intérieur du système nerveux central. Le stress chronique est un excellent déclencheur de la douleur, sans lésion organique apparente. Les exemples les plus communs sont la migraine et les céphalées dites tensionnelles, qui affectent une grande partie de la population mondiale. Le siège des migraines se situe au niveau de l’encéphale, il y a donc une cause organique, mais d’origine interne. Mon équipe étudie notamment les systèmes endogènes à l’origine du déclenchement des migraines et des céphalées trigéminales autonomiques.

Comment étudiez-vous cela ?

Par des techniques d’enregistrement des activités électriques du cerveau du rat, dont l’organisation du système nerveux a pas mal d’analogies avec celui de l’homme. On injecte une substance captée par le cerveau qu’elle colore. Cette histologie permet d’étudier les circuits cérébraux qui sont cartographiés. On essaie ensuite d’identifier les réseaux à l’intérieur du cerveau qui régulent le passage de l’information et dont le dérèglement serait à l’origine des céphalées. Nous avons récemment identifié un réseau d’origine cortical (au niveau du cortex cérébral) qui a probablement un rôle déclencheur dans la migraine. Nos recherches en cours ont permis d’identifier une région de l’hypothalamus probablement impliquée dans le déclenchement des céphalées lors de situations de stress et des dysfonctionnements des rythmes biologiques.

Qu’est-ce que vos travaux apportent à la dentisterie ?

Dans le cas des territoires orofaciaux et craniofaciaux, la douleur emprunte des voies qui passent par le système trigéminal (le nerf trigéminal avec ses 3 branches : ophtalmique, maxillaire et mandibulaire) et arrivent jusqu’à l’encéphale, là où les structures traduisent les sensations et l’expérience émotionnelle de la douleur. Nos études des mécanismes orofaciaux et craniofaciaux des douleurs chroniques, sous-tendus par une sensibilisation nerveuse centrale, permettront de mieux comprendre des syndromes dysfonctionnels qui surviennent lors des états de stress, de dépression associés à des dérèglements neurovégétatifs et neuro-endocriniens. Une meilleure connaissance de ces mécanismes devrait aider à la mise au point d’outils pharmacologiques et de neuromodulation pour non seulement réduire l’influx douloureux mais aussi permettre le retour d’un état sensibilisé, sous-tendant la douleur, à un état normo-sensible, délivré de la douleur.

Un moment marquant dans votre carrière ?

Chaque jour, en me levant, je me considère comme étant privilégié, notamment par le plaisir des découvertes et en raison des rencontres que je fais dans mon métier, c’est cela le plus important. Et puis, maintenant, je commence à passer le relais aux plus jeunes, ceux qui démarrent, c’est là où je me sens le plus utile. Je travaille également pour améliorer la formation des nouvelles générations.

Un mentor ?

Je suis toujours très ému lorsque je relis des ouvrages de Claude Bernard, le fondateur de la médecine expérimentale. Pour lui, les concepts étaient des outils, en d’autres termes il disait : « Les concepts s’usent en assurant leur fonction. » C’est exactement cela et c’est ce qui rend humble. Dans la recherche, une grande partie des démarches sera balayée par de nouveaux concepts ; notre démarche est donc fondée sur des concepts qui disparaîtront tôt ou tard… C’est cela qui en fait également le charme.

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