Être écrivain, c’est être avec les autres - Clinic n° 09 du 01/09/2016
 

Clinic n° 09 du 01/09/2016

 

PASSIONS

CATHERINE FAYE  

Alaa El-Aswany, l’un des écrivains en langue arabe les plus lus à travers le monde, est l’un des principaux relais de la révolution égyptienne à l’étranger. Pour ce citoyen engagé pour le maintien de la démocratie dans son pays, l’humanité sous-tend l’écriture comme la dentisterie. Deux professions qu’il mène de pair et d’une main de maître..

Au cœur de l’œuvre d’Alaa El-Aswany, deux adversaires : la dictature et l’extrémisme religieux. Deux maux dont ce philanthrope a fait son cheval de bataille. « Je n’ai pas peur, assure-t-il. Les Frères musulmans m’ont attaqué plusieurs fois et j’ai l’honneur de figurer sur leur liste de personnalités à abattre en Égypte. L’écriture est par nature engagée, je fais donc mon devoir en tant qu’écrivain. Mon rôle est d’être aux côtés du peuple. » La vigueur de sa fibre littéraire est à l’aune de sa colère sourde, prête à exploser. La force de son engagement auprès du peuple égyptien commence avec son habileté à capturer la vie foisonnante de l’Égypte dans toute sa diversité. Que ce soit dans ses romans, ses nouvelles ou ses chroniques journalistiques, il jongle entre fiction, transmission et information. « Écrire, c’est comme construire un immeuble, étage après étage, avec des plans et beaucoup de travail. On ne joue pas. » La puissance de son écriture reflète le mélange de calme et de profusion qui le caractérise. Loquace, il nourrit l’espace de mots précis. De phrases concises. Il sait ce qu’il dit, comme il sait pourquoi il écrit : « On naît écrivain. On ne décide pas de le devenir. » Son succès, il le doit à 327 pages publiées en 2002 par un éditeur égyptien indépendant, le gouvernement lui mettant continuellement des bâtons dans les roues. Son ton libre dérange. « La bureaucratie est quelque chose de terrible dans mon pays. » L’Immeuble Yacoubian* traverse les mailles du filet. Vendu à plus de 1 million d’exemplaires, le best-seller est traduit dans 35 langues et porté à l’écran. C’est la consécration. Cet immeuble, érigé en symbole, dénonce déjà un pouvoir autoritaire. Ses étages, comme autant de strates de la société cairote, racontent les rapports des classes et des générations. Dans cet édifice du centre du Caire autrefois grandiose, les habitants font face à la corruption oppressante du régime et à la montée de la pression islamiste. Dix ans avant le début de la révolution égyptienne, Alaa El-Aswany devine juste.

Le pouls du monde

Rien n’échappe au regard et à la plume de ce chirurgien-dentiste polyglotte installé dans un quartier résidentiel, à 40 km du centre du Caire. Dans son tout nouveau cabinet attenant à sa maison, ce diplômé de l’université du Caire et de l’université de l’Illinois à Chicago continue de recevoir ses patients, avec quatre collaborateurs et deux assistantes (endodontie, parodontie, implantologie, pédodontie, chirurgie… ), loin de la fameuse place Tahrir et de son ancien cabinet où il a été attaqué deux fois. À 59 ans, il continue de mener plusieurs vies mais affirme n’avoir qu’un seul métier : « Je m’occupe des êtres humains, soit en les soignant, soit en les écoutant. Mon cabinet dentaire est une fenêtre à travers laquelle je comprends mieux ce qui se passe. » Farouche partisan de la liberté, il prête une oreille attentive aux histoires de ses patients pour palper le pouls du monde. « Que l’on fasse de la médecine ou de la littérature, on s’occupe de la douleur humaine. » S’il exerce toujours dans une atmosphère chaleureuse, c’est pour rester relié et apprendre. L’inspiration est là, avec le contact humain, que ce soit avec son équipe, au fauteuil, sur le pas de la porte ou au coin de la rue. « Avoir une conversation avec les gens simples, c’est là le plaisir. C’est aussi une façon de prendre la température de ce que pense le peuple. La faute serait de ne pas être à ses côtés. Il n’y a pas que les bourgeois qui pensent ! » De fait, pendant 6 ans, ce fils d’intellectuels aisés n’hésite pas à à prodiguer des soins dentaires dans une cimenterie de 6 000 ouvriers… : « Une occasion inespérée de voir l’autre côté de l’Égypte : des ouvriers qui travaillent 12 heures devant des fours, ce que personne ne pourrait supporter plus de 3 minutes. C’est grâce à ces gens, les plus simples, que la révolution a réussi. »

La révolution en marche

Censuré, le gentleman engagé ne s’exprime plus dans les journaux ni sur les plateaux de télévision égyptiens. Qu’à cela ne tienne, sollicité dans le monde entier par les médias et lors de débats, il continue de dénoncer la corruption, l’oppression des femmes, le dévoiement de la religion à des fins politiques… Et se sert de sa plume, sa meilleure arme. Son alliée. Lever à 6 heures du matin, 6 heures d’écriture, 6 jours par semaine, en écoutant Oum Kalthoum ou Édith Piaf. Les après-midi sont réservés à son cabinet dentaire, à son séminaire littéraire ou à la lecture. Le vendredi, il laisse ses sens en éveil, « je suis à l’écoute du monde qui m’entoure ». Prémonition ou évidence, peu de temps avant le 25 janvier 2011, l’écrivain est sûr que ça va éclater. « Je suis comme un poète, je sens les gens et je sentais que la majorité des Égyptiens était prête à un changement. Quelque chose de nouveau s’amorçait. » Lors de l’insurrection de la place Tahrir, il descend se joindre au peuple. « Ce qui fait la révolution ce n’est pas l’injustice, c’est la conscience d’être traité de façon injuste », déclare-t-il. Son dernier roman, Automobile Club d’Égypte*, est une fiction historique dans Le Caire des années 1940. « L’histoire a un rapport avec ce que nous vivons, notre relation à l’Occident, la relation entre la société des serviteurs noirs venus du sud du pays et celle des membres du Club, essentiellement européens. » Face à une dictature, un pouvoir opprimant, quel est le prix de la révolte ou de la liberté ? Infatigable, le poète de la place Tahrir vient de commencer un nouvel opus dont le thème central sera la révolution. Un devoir pour cet homme qui a vu tomber à ses pieds un jeune manifestant, tué d’une balle dans la tête : « C’était le 28 janvier 2011, à 15 h 35. J’ai cru que c’était moi qui étais visé. » Pas un instant il ne se départi de son engagement auprès du peuple égyptien en lutte pour la démocratie et la paix. « On ne peut plus arrêter la révolution, elle est en marche, même s’il faudra du temps, comme ce fut le cas pour la Révolution française. La jeunesse égyptienne la porte et l’emportera. Elle seule est l’avenir. »

* Éditions Actes Sud.