Les itinérants du soin dentaire à la rencontre de la dépendance - Clinic n° 02 du 01/02/2014
 

Clinic n° 02 du 01/02/2014

 

ENQUÊTE

MARIE LUGINSLAND  

À bord du Buccobus, munis de mallettes ou bientôt sur écran, des chirurgiens-dentistes, en « baroudeurs des soins dentaires », soignent des patients peu mobiles ou dépendants, à domicile ou dans leurs établissements spécialisés. Des initiatives de réseaux qui restent cependant des réponses régionales reposant sur les convictions et la mobilisation de la profession.

Depuis octobre dernier, Dent’Adom met les soins dentaires à portée des personnes âgées à domicile ou dans les institutions de la région parisienne. Selon Agnès Gepner, médecin anesthésiste chargée de la coordination, trois nouveaux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) par mois font appel à cette équipe de 5 chirurgiens-dentistes en fin de carrière et de 2 chauffeurs assistants, des chirurgiens-dentistes étrangers hors Union européenne : « À ce jour, 200 patients à domicile ont eu recours à nos services, dont 75 % ont poursuivi au-delà de la première consultation. Chaque EHPAD où nous avons réalisé des séquences de dépistage nous a adressé entre 10 et 15 patients. »

Cette initiative a fait grincer bien des mâchoires, autant dans les cabinets libéraux que dans les réseaux et associations. Ces derniers, qui innovent depuis plus d’une décennie dans les dispositifs de soins dentaires pour personnes dépendantes, âgées et/ou en situation de handicap, craignent les dérives mercantiles. Pour ces professionnels « militants » à la cause des soins dentaires pour tous, le tarif de Dent’Adom - entre 120 et 240 euros rien que pour le déplacement, 90 euros dans les EHPAD - n’est qu’un aspect. Ils dénoncent également la mise à l’écart des autres praticiens du département alors même qu’un réseau se doit de solliciter tous les professionnels, comme le rappelle l’ordre des chirurgiens-dentistes.

Il est vrai toutefois que l’initiative de Dent’Adom met le doigt sur une profonde iniquité dans le système de santé. À domicile ou dans les établissements spécialisés, les personnes dépendantes restent en marge des soins dentaires. En 2006, une évaluation par l’Assurance maladie - la seule de ce type réalisée à ce jour - révélait que près de la moitié des enfants et adolescents fréquentant un institut médico-éducatif ou un établissement pour enfants ou adolescents polyhandicapés présentaient « un problème important ou sévère de santé bucco-dentaire ». Par ailleurs, le rapport de la mission Handicap et santé bucco-dentaire, publié par le secrétariat d’État chargé de la Famille et de la Solidarité en 2010, estimait qu’« au moins un demi-million de personnes, enfants et adultes, n’ont pas suffisamment, voire pas du tout accès à la santé bucco-dentaire ». Une inégalité dans l’accès aux soins à nouveau confirmée l’année dernière par le rapport Jacob*.

Repositionner le bucco-dentaire

Force est de reconnaître que cette situation n’est pas le fait de la profession. Bien au contraire, les chirurgiens-dentistes, parfois rejoints par quelques associations de patients, ont imaginé de multiples réponses. Souvent contre vents et marées, alors que ni les établissements ni les familles ne placent les soins dentaires au cœur de leurs priorités. « En présence d’une personne dans cette situation, l’entourage est saisi par le handicap et en oublie qu’il s’agit d’une personne comme les autres, qui peut également avoir mal aux dents », constate Philippe Rosset, président du réseau Rhapsod’If qui intervient dans 23 établissements médico-sociaux d’Île-de-France (1 038 enfants traités en 2013). C’est pourtant méconnaître les risques infectieux qui menacent les établissements, comme le souligne Florence Schvallinger, présidente de l’association Appolline**. L’ensemble de ces professionnels s’évertue à prouver aux aidants (professionnels et naturels) l’influence de la santé bucco-dentaire sur de nombreuses pathologies. Et vice versa. Annick Romand, chirurgien-dentiste marseillaise et membre du réseau Handident PACA depuis 3 ans (voir encadré 1), relève par exemple le bruxisme grave de ces patients stressés par leur situation de handicap.

Ce constat, doublé de fortes convictions, sous-tend l’action de ces réseaux et associations pour la plupart soutenus par l’Union française de santé bucco­dentaire (UFSBD), par l’Ordre dans certains départements ainsi que par les agences régionales de santé et, dans certains cas, par les organismes payeurs. Quelles que soient leur forme et leur organisation, tous ces dispositifs convergent vers un seul objectif : rendre des soins dentaires -  conservateurs-  accessibles à ces patients. Si les chirurgiens­dentistes à l’origine de ces initiatives sont parvenus à s’imposer dans la chaîne de soins, il n’est pas question d’entrer dans la spirale du caritatif. Ces réseaux de soins sont formels : les patients égaux en droit doivent bénéficier de soins de qualité égale.

Repousser les limites

À l’exception de l’association Appolline née il y a 5 ans dans l’Essonne et qui suit indistinctement les personnes âgées résidant en EHPAD et celles handicapées vivant en établissements médico-sociaux (et bientôt les personnes en situation de vulnérabilité sociale), les réseaux se sont spécialisés dans l’approche de l’une ou l’autre catégorie de patients.

Leur action consiste le plus souvent à déplacer des chirurgiens-dentistes dans les établissements pour des opérations de dépistage complétées par des actions de formation du personnel soignant. D’autres réseaux et associations se concentrent exclusivement sur les soins et sur une orientation quand l’état du patient requiert davantage de technicité.

Soucieux d’éviter une odontologie à deux vitesses, ces acteurs relèvent toutefois que ces dispositifs atteignent bien souvent leurs limites. Ces frontières ne sont pas tant définies par l’aspect technique - certains réseaux affirment avoir résolu les problèmes de stérilisation et de matériels (voir encadrés) -, que par les exigences déontologiques. Les soins à domicile ou en établissements se heurtent en effet aux contraintes de l’exercice professionnel interdit en dehors de toute installation fixe. Ils sont également soumis aux règles de santé publique prescrivant le libre choix du praticien et l’autonomie du patient. La première question est résolue par des dérogations des conseils de l’Ordre départementaux prévues pour les cas d’urgence, de prévention et de soins à domicile. « Ces interventions sont très cadrées, contractuelles et ne peuvent s’opérer que par le truchement de dérogations*** », rappelle Alain Moutarde, secrétaire général de l’Ordre national des chirurgiens- dentistes en charge des questions de handicap****. Quant au libre choix du praticien, il pose en effet question dans le cas des interventions dans les établissements. Mais là encore, les réseaux et associations ont balisé leur action. La plupart d’entre eux ont signé des chartes*****, voire des conventions, avec les établissements afin que la continuité des soins soit statutairement assurée. Ainsi, le réseau Appolline établit avec les établissements, y compris les foyers-logements pour personnes âgées, un dispositif en interne qui permet, après avoir obtenu le consentement des personnes, d’assurer un bilan bucco-dentaire en vue d’une orientation pour les soins appropriés à leur dépendance. « En moyenne, la moitié des pensionnaires sont intéressés par ces demi-journées de consultation que nous assurons au sein de leur établissement », décrit Florence Schvallinger. Le réseau Appolline forme également le personnel de ces établissements à l’hygiène bucco-dentaire et assure le premier suivi des personnes en refus de soins.

Privilégier la ville

L’autonomie du patient demeure en revanche le talon d’Achille de la démarche. Certains praticiens n’hésitent pas à affirmer que ces réseaux de soins sont contraires à l’esprit de la loi de 2005, la finalité de toute démarche devant être l’accès aux soins de ville à toute personne en situation de handicap. Cet accès aux soins se décline autant en accessibilité matérielle - mise en conformité aux normes dès janvier 2015 - qu’en termes de prise en charge par du personnel disponible et formé. L’association Handi-Accès, en Lorraine, a ainsi axé son travail sur la rédaction d’un annuaire de praticiens de ville. « Suivant les critères émis en coopération avec des associations de handicapés, nos descriptions apportent les informations au patient qui va lui-mêmeou ses aidantsrechercher son praticien en fonction de ses besoins », décrit Michel Pasdzierny, son président, précisant que la procédure « handi-accès » sera prochainement appliquée dans deux autres régions. Pour lui comme pour la plupart des acteurs des réseaux, les soins de proximité constituent un enjeu sociétal majeur. « Nos centres- ville historiques abritent souvent des cabinets dans des immeubles difficiles à mettre aux normes. Or, il faut veiller à ce que l’impossibilité de la mise en conformité avec la loi de 2005 n’exclue pas des personnes en situation de handicap. En effet, ces personnes peu mobiles résident bien souvent dans les centres-ville et non à la périphérie » objecte Alain Moutarde. L’ONCD se félicite de la décision de la CNAMTS du 18 novembre dernier en faveur de la prise en charge de la prescription du transport pour les soins dentaires****** : une conquête timide mais décisive. Reste à obtenir un mode de rémunération pour les actes plus complexes réclamant une approche spécifique et davantage de temps. Forfait ou nomenclature spécifique à l’instar des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne, deux pays qui disposent de deux tarifications ? Les avis divergent. Pour l’heure, les praticiens de ville accueillent ces patients dans les mêmes conditions que l’ensemble de leur clientèle. Sans aucun aménagement possible. La prise en charge des séances sous mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote (MEOPA), par exemple, est réservée exclusivement aux réseaux. Des réseaux qui, pour leur part, parviennent difficilement à équilibrer leurs comptes. Les praticiens sont rémunérés sur la base des actes accomplis tandis que le déplacement est assuré par le réseau bénéficiant d’un financement de l’agence régionale de santé et/ou de fonds privés.

Cependant, pour Philippe Guyet, président de l’association SOSS (Santé orale et soins spécifiques), l’accessibilité aux soins reste avant tout « un état d’esprit ». « C’est l’environnement qui rend difficile ou non l’accès aux soins », affirme de son côté Martine Hennequin, chef du Service odontologie du CHU de Clermont-Ferrand, au regard d’une quinzaine d’années d’expérience dans le domaine.

Multiplier les plateaux techniques

En attendant la génération montante formée aux soins des personnes en situation de handicap, les plateaux techniques demeurent le fondamental de l’exercice professionnel en direction de ces patients peu mobiles. Ils sont considérés par nombre d’acteurs comme la solution d’avenir. Plusieurs réseaux y ont recours comme Handident, dans le Nord-Pas-de-Calais, qui s’appuie sur quatre unités de santé orale spécifiques (USOS). Cette organisation a l’avantage de rapprocher la ville de l’hôpital. Un mode opératoire éprouvé, par exemple à Clermont-Ferrand. Le service de Martine Hennequin fonctionne comme une plate-forme pour les patients envoyés par les praticiens de ville. De manière générale et à grande échelle, la coordination ville-hôpital pourrait être complétée par les plateaux techniques assurant la continuité des soins. Encore faut-il en assurer la pérennité financière et apporter des solutions d’envergure nationale. « En dépit de plusieurs auditions, nous n’avons toujours pas obtenu de réponses ciblées par l’État », déplore Martine Hennequin. La balle est aujourd’hui dans le camp des pouvoirs publics.

* Jacob P. L’accès aux soins et à la santé des personnes handicapées. Paris : ministère des Affaires sociales et de la Santé, 6 juin 2013.

** Appolline : 40 chirurgiens-dentistes du département sur 700 participent à ce réseau qui compte en outre 2 praticiens salariés à 60 % et 2 infirmiers. Quarante établissements sont suivis par ce réseau.

*** Article R4127-274 : L’exercice habituel de l’art dentaire hors d’une installation professionnelle fixe conforme aux dispositions définies par le présent code de déontologie est interdit. Toutefois, des dérogations peuvent être accordées dans l’intérêt de la santé publique par les conseils départementaux, notamment pour répondre à des actions de prévention, à des besoins d’urgence, ou encore à des besoins permanents de soins à domicile. Les conseils départementaux, en liaison avec les autorités compétentes, vérifient la conformité de ces interventions avec les principes généraux du présent code de déontologie.

**** Auteur, avec le Dr P. Hescot, du rapport de la mission Handicap et santé bucco-dentaire de juillet 2010.

***** L’UFSBD a elle-même publié, en 2011, des chartes de recommandation pour la santé bucco-dentaire des personnes âgées dépendantes et les personnes en situation de handicap.

****** Article R 322-10-2 du CSS.

Buccobus : un système embarqué

Plus connus sous la version de soins d’urgence aux exclus, des Buccobus sillonnent également les routes à destination des personnes âgées ou handicapées. Ainsi, depuis 1 an, neuf EHPAD de l’agglomération de Rouen accueillent, avec le soutien de l’ARS, cette unité de soins mobile mise à disposition par l’UFSBD, comprenant des salles de radiographie, de stérilisation et de soins.

Autre démarche, celle du Buccobus du réseau Handident en région PACA. Depuis 3 ans, en coopération avec l’hôpital et des associations de parents, il est un relais des soins hospitaliers, inaccessibles pour les enfants handicapés éloignés de la côte où se concentrent la majorité des cabinets. À bord du Buccobus, « selon le principe de centre de santé, les 15 praticiens et leurs 8 assistants sont salariés. Ils sont dotés d’une formation spécifique à l’hôpital, notamment en MEOPA », note Corinne Tardieu, chef du Service d’odontologie au CHU de Marseille-hôpital de la Timone. Le Buccobus ne revenant pas à sa base pendant les 3 mois de la tournée, il bénéficie d’un dispositif de stérilisation embarqué et d’un système de télétransmission. Reste son coût, élevé : 300 000 € d’investissement et 120 000 € de frais de fonctionnement annuels. L’ARS reverse 28 € par séance mais le Buccobus Handident, victime de son succès - il a soigné 2 900 patients en 2012 - doit trouver d’autres ressources pour poursuivre et étendre son action. Comme le note Annick Romand, chirurgien-dentiste qui intervient dans le Buccobus : « C’est une aventure humaine fabuleuse. Nous avons beaucoup d’idéaux, mais un seul camion ! »

DOMIDENT 31 : MAILLER LE TERRITOIRE

Depuis 7 ans, l’association Domident 31 intervient sur le lieu de vie des personnes âgées dépendantes. Les 50 adhérents, tous praticiens libéraux munis d’une valisette*, interviennent selon le canevas d’aiguillage de la charte Domident.

Aiguillage

« Grâce à une cartographie précise, notre secrétariat alerte le praticien adhérent le plus proche du patient qui réalise une première évaluation des besoins. Si le patient est autonome, il le dirige vers un cabinet de ville ; s’il est trop dépendant, les soins sont réalisés avec l’accord de la famille et surtout à condition que le praticien traitant fasse défaut », précise Brigitte Pince, secrétaire du Conseil régional de l’Ordre et présidente de cette association créée par des chirurgiens-dentistes. Il ne peut s’agir d’actes lourds et invasifs sur ces personnes souvent polymédiquées. « Notre cœur d’ouvrage est l’urgence, le soulagement de la douleur, la dent ébréchée qui blesse la muqueuse… », décrit Brigitte Pince.

Pérenniser

Jusqu’à présent, l’agence régionale de santé valorise le premier déplacement, mais Domident 31 cherche à pérenniser son fonctionnement. L’association, qui a soigné 500 patients en 792 séances au cours de l’année 2012, souhaite étendre son action à la région Midi-Pyrénées en convainquant d’autres praticiens de la rejoindre.

* Domident 31 dispose de 10 valisettes de 12 kilos comprenant les instruments nécessaires qui coûtent, selon leur provenance, entre 3000 et 8000 €. Il faut compter 1 200 € pour une mallette de prothèse avec microtour.

TÉL-E-DENT : EN CREUSE, LA DISTANCE NE FAIT PLUS ÉCRAN

Tél-e-dent est une expérimentation inédite à l’échelle mondiale de par son envergure et son approche scientifique. Elle a pour objectif d’étudier l’application des principes de la téléconsultation aux soins bucco-dentaires grâce à une vidéo de la cavité buccale permettant une meilleure évaluation et orientation du patient à distance. Avec pour finalité de pallier les carences en soins dans ce département vieillissant qui ne compte plus qu’une petite cinquantaine de chirurgiens-dentistes.

Téléconsultation

Elle sera menée au cours de l’année 2014 avec l’appui des centres hospitaliers de Limoges et de Guéret pour la valorisation du volet Recherche biomédicale et la mise à disposition du praticien et son assistante. La démarche sera validée par un double diagnostic, l’un réalisé sur vidéo et l’autre 7 jours plus tard, de visu et « à l’aveugle » par un praticien hospitalier auprès de 120 volontaires. Trois EHPAD de la région participent. Le libre choix du patient est garanti une fois le diagnostic posé.

Autre innovation, Tél-e-dent est développé dans le cadre du projet européen de coopération transnationale sur l’offre de soins en milieu rural, Livin’well.

Projet européen

Suivie de près par les caisses d’assurance maladie, Tél-e-dent rassemblera également, en Allemagne, 120 patients de 3 établissements. « Le Landkreis [canton] de Kassel a recruté un chirurgien-dentiste et une assistante dentaire qui, en Allemagne, peut réaliser certains actes », précise Harald Kühlborn, porte-parole du Landkreis. Mais si les Allemands disposent dans ce domaine d’une longueur d’avance, l’évaluation des données se fera au CHU de Limoges et les résultats seront publiés en français !