Identification odontologique : les experts dévoilent leurs techniques - Clinic n° 04 du 01/04/2014
 

Clinic n° 04 du 01/04/2014

 

Enquête

Marie Luginsland  

Pas moins de deux cocoricos en ce début d’année pour l’identification odontologique. Ce petit monde d’initiés et de passionnés, composé de chirurgiens-dentistes français, vient de lancer l’une après l’autre deux nouvelles méthodes – inédites dans le monde – qui vont révolutionner l’identification des personnes disparues. Et confirmer que le chirurgien-dentiste est bien un expert incontournable de cette science.

Fin février, Aimé Conigliaro, ingénieur en sciences forensiques et responsable de l’Unité d’expertise odontologique de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), et Charles Georget, chirurgien-dentiste expert en odontologie médico-légale, ont pris leur envol pour Seattle. Avec pour objectif de communiquer à la communauté internationale de l’American Academy of Forensic Sciences (AAFS) la méthode qu’ils ont mise au point avec François Duret.

Aidés de l’inventeur de la conception et fabrication assistées par ordinateur (CFAO), les deux scientifiques ont appliqué à l’identification le procédé de reconstruction prothétique destiné aux inlays, aux couronnes céramique et aux bridges. Il s’agit là également d’utiliser le flux numérique et de recueillir les données via une sonde placée sur un appareil de la taille d’une brosse à dents électrique et muni d’une connexion USB.

En 5 minutes et quelques balayages soigneux de la cavité buccale, une image 3D peut être envoyée et exploitée par confrontation avec les données ante mortem. Il fallait y penser !

« Déjà nous nous étions penchés sur la question dans les années 1985 et 1986 car, à l’époque, nous travaillions sur les morsures. Cependant, nous avions abandonné l’idée car le matériel était alors trop lourd », se souvient Charles Georget.

C’est allégés par le numérique que les praticiens peuvent opérer. « En quelques minutes, il sera possible, grâce à un ordinateur portable, de transmettre toutes les données à partir de la zone post mortem par Internet. En salle d’autopsie, il sera alors possible d’avoir l’empreinte dentaire complète », se félicite le praticien.

Autre avantage, et clin d’œil à la communauté internationale, les Français, souvent décriés à l’étranger pour « déposer les maxillaires », viennent de découvrir le moyen de les laisser in situ !

Pièces à conviction

Deuxième scoop en provenance du microcosme de l’identification odontologique française : l’expérimentation grandeur nature de l’avis de recherche odontologique automatisée (AROA) qui a eu lieu fin mars à Strasbourg au cabinet du Dr Kaempf, conseiller national, président de la Commission d’odontologie médico-légale. En deux clics, le chirurgien-dentiste alsacien est allé, via son logiciel Logos, rechercher sur le serveur de l’Ordre si l’odontogramme de son patient volontaire correspondait à celui d’une personne disparue. Le but est de remplacer les avis de recherche jusqu’à présent diffusés par la voie de la presse professionnelle et par l’Ordre.

L’AROA permettra de systématiser et d’optimiser l’identification à distance par une confrontation des odontogrammes ante et post mortem, codifiés selon la méthode alphanumérique inventée il y a 10 ans par Pierre Fronty.

Résultat probant pour cette fonction bientôt intégrée à la nouvelle version standard du logiciel Logos. Dans son mode opérationnel qui devrait être déployé au cours du second semestre, ce dispositif permettra d’agir en interaction avec les cabinets dentaires :

– soit le praticien confirmera dès l’ouverture du logiciel sa volonté de participer aux recherches d’identification et son poste ira interroger lui-même le serveur de l’Ordre ;

– soit une icône s’affichera sur l’écran du cabinet pour indiquer un avis de recherche et, avec l’autorisation du praticien, le logiciel pourra recouper les données post mortem avec les odontogrammes de sa patientèle.

« En tout état de cause, le praticien garde la main sur le processus. Il lui revient, et à lui seul en cas d’avis positif, de saisir l’officier de police judiciaire et de lui communiquer les coordonnées du patient », affirme Denis Canevet, directeur de la société Logos.

Actes fondateurs

Ces deux bonds en avant ne doivent rien au hasard. Ils sont le fruit d’une réflexion de trois décennies mûrie dans les cabinets et les laboratoires mais aussi sur le terrain des catastrophes et des scènes de crimes. Car rien ne fait davantage progresser cette science que les événements qui l’alimentent.

Accident de l’autoroute de Beaune, crash du mont Sainte-Odile, incendie du tunnel sous le Mont-Blanc, crash du Concorde, attentat du WTC, tsunami… Dans cette discipline, il y a toujours une première fois. Comme en 1992 lors du crash de l’Airbus A320 au sud de Strasbourg. Le Dr Ludes, alors directeur de l’Institut médico-légal de Strasbourg, conçoit l’idée d’une équipe dentaire intégrée à la cellule d’identification (voir l’interview).

Deuxième élément déclencheur : le tsunami du 26 décembre 2004. Les chirurgiens-dentistes vont apprendre à travailler avec leurs confrères du monde entier sur un logiciel unique – le Plass Data d’Interpol – pour identifier près de 2 000 victimes. Dans l’Hexagone, l’ampleur des besoins fait très vite émerger la nécessité d’une réorganisation du mode opératoire. « Et l’obligation de relever le nombre de personnes pour le service d’odontologie », note Aimé Conigliaro. Désormais, l’IRCGN mandaté par le magistrat met ses moyens au profit de l’opération. Il puise dans ses « réservistes » en fonction de la nature de l’accident et constitue une équipe temporaire qui lui est consacrée.

La profession s’organise

Parallèlement, la profession structure elle-même ces aficionados de la reconnaissance. Il y a 14 ans naît, dans le sillage de l’Association française d’identification odontologique (AFIO), l’Unité d’identification odontologique (UIO), structure rattachée à l’Ordre. Une professionnalisation, des processus d’intervention jusqu’alors dictés par des pratiques essentiellement locales. Grâce à l’UIO, dotée d’un pool de 7 experts nationaux destinés à partir en priorité sur les lieux de la catastrophe et d’une équipe de 56 chirurgiens-dentistes « réservistes », l’identification odontologique s’est imposée depuis la création de cette structure comme un élément incontournable de l’identification.

À l’épreuve de l’ADN

Que ce soit pour la reconnaissance d’un disparu, l’éclaircissement d’affaires criminelles ou encore l’identification de masse lors d’une catastrophe, la méthodologie reste la même. « Elle repose sur une démarche reconstructrice, sociologique et comparative », énonce Jean-Marie Hutt, vice-président de l’AFIO.

Dans cette approche, l’odontologie côtoie désormais à armes égales l’empreinte digitale et l’ADN. Ces techniques jouent toutes en complémentarité au sein d’équipes pluridisciplinaires où chacun – biologistes généticiens, chirurgiens-dentistes, médecins légistes, anthropologues, techniciens d’identification criminalistique… – apporte sa pièce au puzzle.

Ce ne sont pas tant les considérations de temps et de finances (compter de 250 à 300 euros pour un ADN post mortem, 200 euros pour une autopsie) qui dictent la suprématie d’une méthode sur l’autre, mais bien les aléas (causes, conséquences, conditions climatiques, milieu dans lequel se trouvent les corps). « Lors du tsunami, l’ADN avait été contaminé par l’empilement des corps et détérioré tant les corps étaient dégradés. Aussi, l’odontologie a permis de résoudre l’identité dans plus de 70 % des cas », se souvient Rémy Robert, chirurgien-dentiste parmi les premiers mandatés sur place car militaire réserviste.

Juste une mise à jour

Ces passionnés qui quittent leur cabinet pour une mission ou une autopsie sont, bien souvent, comme lors du tsunami, rattrapés par le traumatisme. « Curieusement ce n’est pas en travaillant sur le post mortem que j’ai été le plus touché, mais bien en étudiant l’ante mortem, les photos de ces personnes prises peu avant la catastrophe », note Rémy Robert. Une observation confirmée par les psychiatres chargés du débriefing des équipes.

Grâce à ce noyau dur d’experts, l’identification odontologique est aujourd’hui des plus abouties. En témoignent ses dernières innovations.

Reste en revanche à accomplir le même chemin sur le versant ante mortem. Un travail gigantesque. Car les experts sont unanimes : il faut convaincre les confrères de la nécessité de la tâche. Ils doivent prendre conscience que compléter leurs odontogrammes a un sens scientifique mais aussi social, car l’identification permet aux familles de faire leur deuil.

La tâche s’impose d’autant plus que chaque année en France, 1 000 personnes sont enterrées sous X. « Nous pourrions gagner au moins 5 à 10 % d’identités élucidées grâce à des odontogrammes bien tenus », affirme Jean-Marc Hutt.

De fait, la démarche doit être systématique. Alors que les Allemands sont généralement perçus comme méthodiques et méticuleux, Klaus Rötzscher, grande figure de l’identification odontologique d’outre-Rhin*, bat en brèche ces idées reçues. « En Allemagne, comme en France, aucune mesure coercitive n’oblige un praticien à compléter ses odontogrammes. Et s’il le fait, rien ne nous indique qu’il renseigne également les dents soignées par un confrère. Cette approximation dessert en tout état de cause les données ante mortem », regrette-t-il.

Une nouvelle fois, l’Hexagone a prévu la parade. Depuis juin 2012, le logiciel Logos « grise » systématiquement les dents non renseignées. « Une manière de rappeler au praticien qu’il doit faire une mise à jour », précise Denis Canevet. Une petite contrainte, certes, mais dans l’intérêt des familles. Désormais, cet argument fera d’autant plus mouche que l’AROA se chargera régulièrement d’une piqûre de rappel.

* Éditeur et coauteur, avec de nombreux confrères français et européens, de l’ouvrage collectif Forensic and legal dentistry qui vient de paraître chez Springer Verlag.

En Suisse…

C’est dans des conditions réelles ou presque que nos voisins testent régulièrement leur savoir-faire en matière d’identification. « Nos sessions de formation qui s’adressent aux médecins dentistes ont lieu tous les 2 ans et réunissent une trentaine de participants. Elles consistent en des cours théoriques et des exercices pratiques sur des maxillaires squelettisés pour lesquels nous recevons l’autorisation du juge à des fins didactiques. Nous travaillons sur un examen post mortem et une étude des dossiers ante mortem », décrit Michel Perrier, membre de l’état-major du DFI (Département fédéral de l’intérieur) suisse, précisant qu’un questionnaire distribué en fin de session permet de recruter les médecins dentistes pour des missions. Car l’objectif premier de ces cours – également proposés en Hongrie – est l’intervention en cas de catastrophe de masse, comme le massacre de l’ordre du Temple solaire en 1994. Des cours de répétitions ont lieu chaque année en octobre afin d’assurer une pratique régulière. Les hygiénistes dentaires y seront bientôt associés.

“Un chirurgien-dentiste est également capable d’identifier des fragments de prothèses dans un amas d’objets éparpillés provenant d’une catastrophe.

3 questions au Pr Bertrand Ludes, directeur de l’Institut médico-légal de Paris

• EN 1992, LORS DU CRASH DE L’AIRBUS A320 SUR LE MONT SAINTE-ODILE, VOUS AVEZ EU L’IDEE D’INCORPORER LES CHIRURGIENS-DENTISTES DANS LES EQUIPES CHARGEES DE L’IDENTIFICATION DES VICTIMES.

Nous disposions des méthodes d’investigation, de l’anthropologie, des examens radiologiques, des empreintes génétiques et digitales ainsi que de l’odontologie. C’est la première fois que nous utilisions l’ADN, ces recherches étaient à l’époque très longues, 6 semaines environ. Nous intervenions sur une population fermée de 87 victimes. Ma démarche n’avait rien de révolutionnaire si ce n’est que d’emblée, j’ai associé un chirurgien-dentiste de la région à chacune des trois équipes. Un autre chirurgien-dentiste faisait la liaison avec les dossiers.

• AVEZ-VOUS RESSENTI QUELQUES RETICENCES DE LA PART DES MEDECINS LEGISTES, JUSQU’ALORS HABITUES A DELEGUER AUX CHIRURGIENS-DENTISTES ?

Non. Il n’y a eu aucun problème de résistance. Il s’agissait d’organiser les séquences des uns et des autres. Le plus souvent, le chirurgien-dentiste intervenait en premier et le médecin légiste prélevait les maxillaires en cas de besoin. Cette organisation a contribué à faire avancer les choses au niveau anthropologique.

• QUELLES LEÇONS AVEZ-VOUS TIREES DU MONT SAINTE-ODILE ?

Cette expérience a officialisé un mode opératoire. Elle a formalisé la coopération entre médecins légistes et chirurgiens-dentistes. Très vite, dans les 2 ans qui ont suivi la catastrophe, ce système que nous avions instauré a été dupliqué à l’échelle nationale. En ce qui me concerne, je suis persuadé qu’il s’agit de rester pertinent. Moi-même, je me suis toujours interdit de faire des interprétations à partir des dents, car les soins évoluent.

“L’identification des victimes implique que le même langage numérique soit utilisé par les praticiens français. En tout état de cause, elle reste suspendue à l’acte volontaire du praticien. Nous ne doutons pas un instant de la motivation de nos confrères, d’autant que la recherche sera automatisée.

EN BELGIQUE, DES ENTRAINEMENTS GRANDEUR NATURE

“J’invite la réalité. Je donne les infos ante mortem en pièces détachées, des exemples post mortem, je reprends les dossiers d’anciennes catastrophes.

Pour maintenir le lien, dans le système d’identification interdisciplinaire belge, entre des experts externes (médecins légistes et chirurgiens-dentistes) et un noyau permanent de 7 policiers de la cellule DVI (identification des victimes de désastre) de la police fédérale belge (plus 120 autres disposant de la formation en cas de besoin), des entraînements ont lieu régulièrement. « Ces policiers écrivent ce que nous leur dictons et doivent donc comprendre la matière. Par ailleurs, ces personnes chargées de la collecte des données dentaires ante mortem doivent savoir ce qu’elles doivent rechercher », décrit Eddy De Valck, chirurgien-dentiste installé au nord de Bruxelles.

Mais l’odontologue en chef des équipes d’identification est également chargé de la formation continue du pool de la vingtaine de chirurgiens-dentistes susceptibles d’intervenir en cas de catastrophe. Il leur soumet alors des cas fondés sur la base de catastrophes – le Heysel, le Herald of Free Enterprise ou le crash aérien de Namur – et récapitule les difficultés rencontrées.