Prise en charge en urgence d’une luxation antérieure condylienne mandibulaire unilatérale - Clinic n° 04 du 01/04/2014
 

Clinic n° 04 du 01/04/2014

 

URGENCE/CHIRURGIE ORALE

Christophe MARGOTTIN*   Alexandre ABOUCHAR**   Philippe LESCLOUS***  


*Chirurgien-dentiste,
Assistant hospitalo-universitaire
Département de chirurgie orale
Service d’odontologie restauratrice
et chirurgicale CHU, Nantes
**Étudiant en odontologie
DCEO3
Faculté d’odontologie de Nantes
CHU, Nantes
***Chirurgien-dentiste, PU-PH
Département de chirurgie orale
Service d’odontologie restauratrice
et chirurgicale CHU, Nantes
****Faculté de chirurgie dentaire de Nantes
1, place Alexis-Ricordeau
BP 84215 44042
Nantes cedex 1

La luxation antérieure du condyle mandibulaire constitue une situation peu fréquente au cabinet dentaire mais toujours spectaculaire. Cependant, sa prise en charge doit être réalisée au fauteuil le plus précocement possible. En effet, il faut agir avant que la contracture des muscles masticateurs n’apparaisse et ne rende la réduction difficile. Cet article a pour but d’illustrer la prise en charge de cette urgence à l’aide d’un traitement mécanique, la manœuvre de Nélaton.

La majorité des patients atteints d’une luxation condylienne mandibulaire antérieure consultent du fait du caractère anxiogène et parfois douloureux de la situation. Si celle-ci est relativement rare au cabinet dentaire, il s’agit d’un motif relativement fréquent rencontré dans les services d’urgences. On estime à 5 % la proportion de la population exposée à cette situation au cours de sa vie [1, 2].

Les luxations des articulations temporo-mandibulaires (ATM) représentent 3 % des luxations articulaires toutes articulations confondues [3]. Un déplacement discal antérieur est le plus communément rapporté [4], même si la littérature médicale n’est pas unanime sur ce sujet [5], et peut limiter l’ouverture buccale. On parle alors de closed lock [6]. Néanmoins, plus rarement, un déplacement discal postérieur empêchant toute fermeture buccale peut aussi se produire. On parle alors d’open lock [7].

Définition

La luxation mandibulaire antérieure aiguë, ou luxation condylienne, correspond à un blocage bouche ouverte. Un ou deux condyles mandibulaires restent bloqués en avant de l’éminence articulaire du temporal [8].

Cas clinique

D’un point de vue didactique, ce cas clinique peut être présenté en cinq phases distinctes.

Phase I

• Description

Un patient âgé de 74 ans s’est présenté à la consultation d’urgence bouche ouverte avec impossibilité de la refermer normalement, une mandibule déviée du côté droit, au repos, et des difficultés à s’exprimer (fig. 1). Néanmoins, un entretien est possible et indique que ce blocage est apparu 2 heures plus tôt au cours du brossage dentaire. Le patient précise qu’il perçoit des bruits articulaires au niveau de son articulation temporo-mandibulaire gauche depuis plusieurs mois déjà. Ce tableau clinique s’accompagne d’une douleur pré-auriculaire gauche d’intensité modérée (échelle visuelle analogique : 60/100). L’examen clinique exobuccal permet de retrouver une vacuité de la cavité glénoïde gauche ; une dépression pré-auriculaire ainsi qu’une proéminence du condyle gauche sont nettement visibles. L’examen clinique endobuccal montre une 28 égressée sans antagoniste et un édentement subtotal mandibulaire compensé par une prothèse amovible partielle. Le diagnostic de luxation antérieure mandibulaire gauche est immédiatement posé. Malgré cette luxation, le patient conserve une certaine aptitude à ouvrir et fermer la bouche. La déviation mandibulaire droite se fait dans les plans sagittal (fig. 2) et frontal (fig. 3) au repos et en fermeture. Cette situation est particulièrement angoissante pour le patient et nécessite une prise en charge en urgence.

• Commentaires

Il est à souligner que cette circonstance d’apparition n’est pas la plus fréquente. Une telle luxation est généralement bilatérale et fait le plus souvent suite à un effort de bâillement (d’où l’expression « bâiller à s’en décrocher la mâchoire »). Elle peut également se produire de façon spontanée [9] ou secondairement à des rires, des vomissements, une ouverture buccale forcée, un traumatisme, des avulsions dentaires ou à la suite de soins dentaires prolongés [10]. Le blocage est alors généralement plus prononcé et la faculté d’ouvrir et de fermer la bouche plus altérée. Des prédispositions anatomiques (configuration des condyles mandibulaires, des fosses mandibulaires, asymétrie des pentes condyliennes [11]), une hyperlaxité ligamentaire [12], un édentement postérieur ancien avec perte de calage non compensé [13], un traitement à base de neuroleptiques [14] sont des facteurs favorisants très souvent avancés.

Le principal diagnostic à exclure est celui d’une fracture condylienne [10]. Ce diagnostic est à suspecter dans un contexte de traumatisme violent, ce qui n’est nullement le cas ici. Dès lors, un quelconque examen radiographique initial n’est pas indiqué.

Phase II

• Description

La réduction consiste à abaisser la mandibule et à la ramener en arrière afin que le ou les condyles réintègrent leur position initiale au sein des cavités glénoïdes grâce à la classique « manœuvre de Nélaton » (médecin de Napoléon III). Le patient doit être installé face au praticien, en position assise. Sa tête est maintenue en position neutre. Les avant-bras du praticien sont à l’horizontale, coude fléchi à 90°, à hauteur de la mandibule du patient [10]. Le praticien empaume fermement la mandibule du patient. Il introduit ses pouces en position intrabuccale pour prendre appui, à l’aide de compresses, sur les faces occlusales des molaires ou sur la crête édentée postérieure mandibulaire. Les autres doigts maintiennent la mandibule en crochetant le bord inférieur de la branche horizontale (fig. 4).

La manœuvre proprement dite se déroule en deux temps :

• on exerce, avec les deux pouces, une pression importante et maintenue pour vaincre la tension des muscles masticateurs de façon à abaisser la mandibule. En même temps, les doigts extra-buccaux disposés sur l’angle de la mandibule et sur ses bords horizontaux font basculer la mandibule vers le bas et vers l’avant (ouverture forcée de la bouche) afin de désenclaver le ou les condyles. On doit percevoir un claquement caractéristique au moment du déplacement mandibulaire ;

• on pousse ensuite la mandibule vers l’arrière tout en maintenant la pression vers le bas pour permettre au (x) condyle (s) de réintégrer la ou les cavités glénoïdes. La fermeture de la bouche en normoposition signe la réduction complète de la luxation mandibulaire antérieure (la symétrie faciale est retrouvée) et, donc, la réussite de la manœuvre (fig. 5 et 6).

• Commentaires

Avant la réalisation de cette manœuvre et devant l’anxiété du patient, une prémédication anxiolytique est parfois mise en œuvre (diazépam : de 5 à 10 mg per os ou en injection intramusculaire ; midazolam : 5 mg en injection intramusculaire) mais l’administration par voie orale est rendue difficile par la luxation. De plus, cette voie d’administration conduit à un effet différé retardant la prise en charge urgente. L’utilisation du mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde d’azote (MEOPA) peut aussi s’avérer très utile et souvent même suffit à réduire la luxation grâce au relâchement musculaire engendré par l’inhalation du mélange gazeux.

Une luxation antérieure mandibulaire est souvent accompagnée de spasmes musculaires compliquant les tentatives de réduction. Une contracture des muscles masticateurs peut alors s’installer rapidement et compromettre la réussite de la réduction par ce type de manœuvre mécanique. La luxation sera d’autant moins réductible qu’elle sera ancienne [13]. Le recours à une anesthésie locale extraorale temporo-mandibulaire, voire à une anesthésie générale, peut être alors nécessaire mais reste exceptionnel [15]. Là encore, l’utilisation du MEOPA peut s’avérer très utile.

En cas de luxation antérieure mandibulaire récidivante, la mandibule doit être immobilisée à l’aide d’une fronde mentonnière réalisée à l’aide d’une bande de contention qui prend appui sur le crâne et passe « en jugulaire » sous le menton. Des frondes adaptées sont disponibles dans le commerce (fig. 7). Le but de cette immobilisation, qui sera laissée en place quelques jours, est de limiter l’ouverture buccale sans l’interdire totalement.

Phase III

• Description

Une prescription d’antalgique et des conseils alimentaires viennent clore cette consultation en urgence. Dans le cas présent, une prescription d’ibuprofène 400 mg per os 3 fois par jour pendant 48 heures a été réalisée. Une alimentation molle est préconisée pendant 1 semaine jusqu’à la visite de contrôle. Il est également demandé au patient de limiter son amplitude d’ouverture buccale autant que possible pendant cette période.

• Commentaires

Une prescription complémentaire myorelaxante est parfois proposée en cas luxation difficilement réduite (méphénésine ou méthocarbamol 500 mg, 1 ou 2 comprimés 3 fois par jour) pendant quelques jours.

Chez les patients sujets à de telles luxations de manière itérative, il est conseillé d’infléchir la tête en avant lors des bâillements de manière à limiter l’amplitude d’ouverture buccale lors de ce réflexe.

Phase IV

• Description

Le patient a scrupuleusement suivi les conseils prodigués et 1 semaine plus tard, il ne déclare plus aucune douleur. Aucune récidive n’est intervenue. Il ne se plaint d’aucune gêne fonctionnelle. Une enquête étiologique est entreprise. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées :

• la prothèse amovible subtotale mandibulaire en place est affaissée car trop ancienne de sorte que les calages postérieurs sont insuffisants. Cela est probablement consécutif aux modifications physiologiques des surfaces d’appui prothétiques liées à l’âge. Cependant, le patient ne désire pas en changer pour l’instant ;

• une hyperlaxité ligamentaire n’est pas à exclure formellement. Cependant, elle paraît peu probable puisqu’il s’agit d’une « primo-luxation », qui plus est unilatérale ;

• un contact prématuré délétère entre la 28 égressée sans antagoniste et le bord antérieur de la branche montante mandibulaire gauche est constaté lors des mouvements de fermeture buccale. L’orthopantomogramme alors réalisé confirme cette hypothèse diagnostique en objectivant bien la proximité de cette 28 avec le bord antérieur de la branche montante antagoniste (fig. 8).

Cette dernière hypothèse étant privilégiée, l’avulsion de la 28, qui n’a aucun intérêt prothétique, est pratiquée dans la séance.

• Commentaires

En cas de douleurs persistantes, un orthopantomogramme permettra de rechercher une éventuelle fracture condylienne haute associée à la luxation antérieure passée inaperçue dans un premier temps. Une exploration tomodensitométrique complémentaire est parfois nécessaire. Ce dernier examen est également très utile pour visualiser d’éventuelles variations anatomiques osseuses pouvant expliquer de telles luxations récidivantes comme des aplatissements condyliens par exemple. L’exploration du ménisque lui-même peut parfois nécessiter le recours à l’IRM.

Phase V

• Description

Le patient reprend ensuite ses habitudes de vie et, lors des séances de contrôles suivantes, à 15 jours puis à 6 mois, aucune récidive n’est à déplorer, validant ainsi l’hypothèse diagnostique retenue en première intention. De plus, les bruits articulaires ont disparu. La restauration prothétique mandibulaire est alors fortement conseillée.

• Commentaires

En cas de récidives fréquentes et invalidantes malgré l’élimination de facteurs locaux défavorables (restauration prothétique adaptée, rétablissement d’une occlusion correcte…), une plastie osseuse condylienne ou de l’éminence temporale peut être préconisée [16]. Récemment, l’injection intramassétérine ou intra­temporale de toxine botulique a été proposée [17].

Conclusion

La prise en charge en urgence d’une luxation antérieure mandibulaire repose sur une technique de réduction simple et standardisée, la manœuvre de Nélaton. Cette manœuvre doit être réalisée le plus tôt possible après avoir exclu un diagnostic de fracture condylienne associée. Tout chirurgien-dentiste doit en connaître la technique. Le MEOPA représente probablement une solution de remplacement médicamenteuse gazeuse intéressante.

Bibliographie

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