Abel, Toumaï et les autres - Clinic n° 05 du 01/05/2014
 

Clinic n° 05 du 01/05/2014

 

Passions

CATHERINE FAYE  

L’humain est au cœur de tout ce qu’il entreprend. Son credo : chercher, accompagner et partager. Pierre Fronty, chirurgien-dentiste poitevin, est également docteur en sciences odontologiques, président du Conseil de l’Ordre et expert auprès des tribunaux. Sa passion ? La paléontologie, discipline scientifique qui raconte l’évolution par l’étude des pièces fossiles.

Quel chemin vous a mené à la paléontologie ?

J’ai toujours été attiré par les curiosités géologiques. Les fossiles et les vieilles pierres me passionnent. Enfant déjà, j’aimais gratter la terre. D’ailleurs, plus tard, pour ma thèse de recherche de 3e cycle, j’ai d’emblée opté pour la paléontologie.

Vous avez également obtenu un CES de médecine légale et d’odontologie médico-légale…

De fait, comme expert judiciaire, j’ai travaillé sur plusieurs affaires d’identification. Lorsque les corps sont très dégradés, à l’état de squelette, ou victimes d’un accident, comme notamment celui de l’A10 en 2002, les dents permettent de les identifier. Il s’agit là d’une expertise de catastrophe où l’on compare les données post mortem et ante mortem, expérience éprouvante. Les critères d’identification utilisés sont ceux des paléontologues ou des anthropologues. Dans les deux cas, c’est un travail d’équipe, avec quadrillage du terrain, tamisage, recherche et analyse des pièces anatomiques, comparaison des données puis identification des victimes.

Revenons à la paléontologie…

Je n’ai jamais quitté le service de paléontologie de la faculté des sciences de Poitiers. Les travaux d’identification et de recherche sur la généalogie des fossiles me passionnent. Et puis, le fait que des spécialistes de formations différentes s’associent permet de faire bouger les choses : je crois beaucoup à la transdisciplinarité. J’ai, entre autres, travaillé sur des dents d’éléphants fossiles rapportées de l’Est africain par Michel Beden, chercheur au CNRS. Il s’agissait de réaliser des coupes fines selon la technique des sédimentologues, puis de les observer au microscope : les caractères histologiques permettent de classer ces fossiles au sein de la lignée des proboscidiens et d’établir ainsi des corrélations entre les données ostéologiques et histologiques. Ces études de paléohistologie dentaire donnent de très bons résultats.

Qu’est-ce qui relie l’odontologie médico-légale à la paléontologie ?

L’organe dentaire, bien sûr. Dans les deux cas, nous travaillons sur des pièces anatomiques, les maxillaires et les dents. Dans le premier cas, ces pièces sont actuelles et humaines ; elles permettent d’identifier et de retracer le parcours d’un individu. Dans le second cas, elles sont fossiles et concernent l’ensemble des vertébrés. Ces deux dimensions supplémentaires ouvrent des perspectives extraordinaires. L’échelle du temps est déterminante. Plus on remonte dans le temps, plus on perd pied, plus on a le vertige ! J’aime fouiller dans le passé lointain, aller au-delà de ce qui est accessible : les dents fossilisées permettent par exemple de raconter l’histoire des mammifères, d’établir leur généalogie, mais aussi… de confirmer la dérive des continents.

Vous cumulez plusieurs fonctions en plus de votre cabinet, comment vous organisez-vous pour tout mener de front ?

Lorsque j’exerçais mon métier, le temps passé aux activités médico-légales ou aux campagnes de fouilles était souvent pris au détriment de ma vie familiale. Étant retraité depuis quelques mois, mon planning est plus facile à gérer : je peux assumer mes fonctions ordinales et mes fonctions associatives, en particulier en allant au-devant des patients en situation de dépendance, de handicap ou de précarité.

Et puis, il y a ce grand jour…

Fin janvier 1995, un mardi matin, mon ami Michel Brunet*, paléontologue, professeur au Collège de France, avec qui je travaille depuis plus de 30 ans, franchit la porte de mon cabinet dentaire. Il me dit : « Pierre, j’en ai un. » D’une petite boîte à pharmacie de l’armée française, il extrait un fragment de mandibule protégé par du coton, découvert quelques jours auparavant dans le désert tchadien. Il s’agissait du premier spécimen d’hominidé fossile, Australopithecus bahrelghazali, provenant de cette partie du monde, à 2 500 km à l’ouest de la vallée du Rift, considérée jusqu’alors comme le berceau de l’humanité. Il se nomme Abel, du nom d’un de ses collègues décédé en mission. Son âge ? Environ 3,5 millions d’années, comme Lucy, fossile de l’espèce Australopithecus afarensis découvert en 1974 sur le site d’Hadar, en Éthiopie, par Yves Coppens.

Que représente ce moment pour vous ?

C’est la première fois que je tiens entre les mains un véritable fossile d’australopithèque : quelle émotion ! Celui que je surnommerai plus tard « mon plus vieux patient » arrive de si loin… et sans rendez-vous. D’emblée, j’ai pu affirmer qu’il avait été malade ou malnutri dans sa première enfance : des bandes d’émail mal formé aux collets des dents le prouvaient (dysplasies). Lors de sa première radio, je maintiens sa mâchoire de mon mieux. Pour traverser cet émail fossilisé, coloré en brun foncé et tellement résistant, je dois quadrupler le temps de pause ! Voir apparaître les longues racines de ces magnifiques canines, avec un pulpolithe (minéralisation intracanalaire), représente une forte charge émotionnelle ; sur ce premier cliché argentique, derrière la lampe rouge, elles n’en finissaient pas…

Que ressent-on lors de fouilles, comme celles auxquelles vous avez participé dans le désert africain ?

Une joie immense. Vous vous promenez dans le désert, les yeux rivés sur le sol ; c’est difficile à exprimer mais ce milieu est totalement envoûtant. Vous scrutez le sol, quelque chose pointe : un caillou ? Vous grattez, non c’est une dent, celle d’un gros mammifère. Est-ce un éléphant ? Un rhinocéros ? Une girafe ou un hippopotame ? On ne sait pas. Puis, en la dégageant, sa morphologie se précise ; autour, vous en trouvez d’autres, enchâssées sur le maxillaire. Le soir, après une journée de travail accroupi, et écrasé par le soleil, vous êtes épuisé mais heureux : la mandibule est identifiée, dégagée. Vous plâtrez le fossile avant de l’exhumer, pour le placer dans une cantine métallique afin de le transporter ; il sera analysé au laboratoire à Poitiers. Quelques mois plus tard, le degré évolutif de ce fossile contribuera à dater le site fossilifère, à reconstituer l’environnement…

Avez-vous fait partie de l’équipe qui a découvert Toumaï ?

Après plusieurs années de fouilles, un de nos jeunes collègues tchadiens a trouvé, en 2001, un crâne quasi complet de 7 millions d’années : Toumaï. Je n’étais pas présent sur le site, mais j’ai eu beaucoup de chance de faire partie de la MPFT (mission paléontologique franco-tchadienne). La découverte de ce crâne fossile de primate a conduit à la définition d’une nouvelle espèce, Sahelanthropus tchadensis, que la communauté scientifique considère comme le plus ancien hominidé actuellement connu. Au cours de l’évolution, à un moment donné, singes et hommes se sont séparés. Les phylogénistes moléculaires comme les paléontologues estiment que cette dichotomie remonterait à 9 millions d’années. Ce sont les données actuelles de la science paléontologique…

Continuez-vous à aller en Afrique ?

Ce n’est plus possible, hélas. Avec l’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique) nous n’avons plus les autorisations nécessaires. Heureusement, nos collègues tchadiens peuvent aller fouiller, et c’est très bien ; le travail de la MPFT se poursuit. Sachez-le : le paléontologue est avant tout un homme de terrain.

Un moment fort à nous raconter ?

J’ai failli me perdre dans le désert. On part à plusieurs, et puis on marche, chacun dans sa direction, on scrute le sol, les yeux rivés au sol ; le vent se lève, la visibilité diminue, on se retrouve seul ; un cordon dunaire ressemble si étrangement à un autre. Le désert vous attire, vous absorbe, vous phagocyte. J’hésite, pourquoi ne pas aller là-bas fouiller derrière cette barkhane ? Elle a avancé cette nuit ! Nécessairement, personne n’est passé là ; et en voulant revenir, je ne reconnais plus rien, je suis comme un automate, certes inquiet, mais curieusement heureux, car tout est magique. La nuit arrive très vite, vers 17 h 30. Enfin, escaladant la dune, j’aperçois à l’horizon la lumière d’un de nos pick-up qui rentre au camp… Le désert favorise une autre approche de soi-même en étant dans un environnement tellement différent, parfois franchement hostile, notamment lors des tempêtes de vent de sable, mais si étrange : les paysages sont à la fois monotones car dénudés, sans végétation, tout est minéral et pourtant merveilleux, le climat est doux à certaines heures, très rude à d’autres. Tout cela laisse des souvenirs très forts, captivants. Le désert est envoûtant.

Quels travaux menez-vous en ce moment ?

J’écris. Nous avons créé, avec Charles Georget, chirurgien-dentiste, et Michel Sapanet, médecin légiste, une collection intitulée Les cahiers d’odontologie médico-légale**. Elle s’adresse aux professionnels de la santé et de la justice. Les trois premiers tomes traitent d’identification odontologique, le quatrième de dommage corporel et le cinquième, à venir, de paléontologie avec, bien sûr, le concours de Michel Brunet.

* Michel Brunet. D’Abel à Toumaï, nomade chercheur d’os. Paris : Odile Jacob, 2006.

** Les cahiers d’odontologie médico-légale. Poitiers : Atlantique Éditions de l’actualité scientifique Poitou-Charentes.

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