L’anesthésie intra-osseuse a-t-elle un intérêt en endodontie ? - Clinic n° 10 du 01/11/2014
 

Clinic n° 10 du 01/11/2014

 

Endo… Autrement

Matane SITRUK*   Sylvie AZOGUY**   Stéphane SIMON***  


*Docteur en chirurgie dentaire (Paris)
Université Paris Diderot
Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière
**MCU-PH
Université Paris Diderot
Groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière
***Maître de conférences en sciences biologiques et endodontie (université Paris
Diderot – Paris 7)
Praticien hospitalier (groupe hospitalier
Pitié-Salpêtrière)
Directeur du diplôme universitaire
européen d’endodontologie clinique
(université Paris Diderot – Paris 7)
www.due-garanciere.fr
stephane.simon@univ-paris-diderot.fr

Pour mener un traitement endodontique dans de bonnes conditions, le « silence opératoire » est un prérequis indispensable pour le confort à la fois du patient et de l’opérateur. Le statut inflammatoire de la pulpe est un élément limitant l’effet des molécules anesthésiques. Associé aux spécificités anatomiques des maxillaires (notamment à l’épaisseur de l’os cortical de la mandibule), cela complique parfois de façon considérable l’obtention d’une anesthésie profonde. L’injection intraosseuse peut s’avérer être une solution intéressante.

L’apparition du chlorhydrate d’articaïne dans les années 1990 a largement contribué à l’amélioration de la qualité des anesthésies en odontostomatologie. Si l’injection para-apicale au niveau des dents maxillaires permet facilement d’obtenir une anesthésie profonde compatible avec tous les soins restaurateurs et endodontiques, le problème est plus compliqué pour les dents mandibulaires et, notamment, les molaires. Obtenir une anesthésie profonde pour réaliser un traitement d’urgence sur une molaire mandibulaire est souvent compliqué et représente même parfois un défi pour le praticien. Une mauvaise anesthésie induit inévitablement un certain nombre de problèmes tels que l’augmentation du temps au fauteuil, voire du nombre de séances, l’aggravation du stress du patient et de l’opérateur, et, finalement, un risque de compromettre la qualité du traitement final.

L’anesthésie tronculaire, dite à l’épine de Spix, reste à ce jour la technique de choix pour anesthésier une molaire mandibulaire. Malheureusement, le nombre d’échecs est loin d’être négligeable, notamment en présence d’une pulpite irréversible. Plusieurs études ont recherché la fréquence des échecs et rapportent un taux variant de 44 à 81 % [1, 2]. La raison technique (mauvais choix du point d’injection, de l’angulation de l’aiguille, mauvaise considération de l’anatomie notamment) est souvent avancée pour expliquer ces échecs. Néanmoins, il n’est pas rare d’obtenir tous les signes associés (signe de Vincent, voire anesthésie partielle de la langue) sans pour autant obtenir une anesthésie suffisante de la dent concernée.

En fait, les causes des échecs sont multifactorielles. On peut incriminer l’anatomie certes, mais la spécificité du statut inflammatoire et certaines causes neuronales sont également responsables de certains d’entre eux [3-5].

Cliniquement, en cas d’échec, il est difficile de savoir pourquoi l’anesthésie « ne prend pas ».

Dans cet article, nous décrirons dans un premier temps les causes (autres que les repères anatomiques d’injection) des échecs et proposerons dans un second temps une technique permettant de contourner les difficultés afin d’optimiser le taux de succès des anesthésies en endodontie.

Influence de l’inflammation pulpaire

Pour comprendre l’implication de l’inflammation sur l’anesthésie, il suffit finalement de comprendre comment fonctionne une solution anesthésique.

La douleur est associée à la transmission d’un influx nerveux électrique entre la zone du stimulus et le système nerveux central où celui-là va être interprété comme une émotion douloureuse.

Cette transmission de l’influx se fait de proche en proche par la progression d’une dépolarisation de la membrane axonale, physiologiquement chargée positivement à l’extérieur et négativement à l’intérieur (fig. 1 à 3). L’origine de cette dépolarisation (c’est-à-dire de l’accumulation de charges positives à l’intérieur de la membrane) est associée à une pénétration massive d’ions Na+ par des canaux, appelés canaux sodiques, traversant les membranes de l’axone réparties tout le long de ces fibres (fig. 4).

L’objectif de l’anesthésie est finalement d’obstruer les canaux sodiques afin d’éviter le passage des cations sodium et la dépolarisation de la membrane, empêchant ainsi la progression de l’influx nerveux (fig. 5). La solution anesthésique, à l’échelle moléculaire, associe deux formes. Une forme dite « base » non chargée (RN) et une forme cationique (RNH+). La quantité de dissociation de la molécule est régie par l’équation dite d’Henderson-?Hasselbach : pH = pKa + log ([RNH+]/[RN]). Sans se plonger dans les mathématiques, on comprend cependant très facilement que la quantité de chacune des formes de la molécule est directement liée au pH ambiant sur le site d’injection (en effet, le pKa est une constante dite de dissociation, invariable, mais directement liée à la molécule elle-même).

De façon intéressante, seule la forme non chargée est capable de traverser la membrane axonale, et seule la forme cationique est capable d’obstruer le canal sodium. En résumé, la molécule injectée doit rester sous sa forme non chargée avant de diffuser, puis se dissocier dans un second temps pour jouer son rôle.

L’inflammation est toujours associée à une acidose du milieu. Par conséquent, en présence d’une inflammation, la diminution du pH influence forcément l’aptitude de la molécule à se dissocier et, donc, la « qualité » de l’anesthésie. C’est en partie pour cette raison qu’il est conseillé d’injecter à distance de la zone inflammatoire et d’utiliser l’anesthésie tronculaire.

Influence des structures anatomiques

Pour optimiser les effets de l’anesthésie, la molécule (dissociée ou non) doit entrer en contact direct avec les fibres concernées. Au cours d’une injection para-apicale, la solution est déposée en regard des apex mais à l’extérieur des corticales osseuses. Pour atteindre l’apex des dents à traiter, la solution doit donc pénétrer à l’intérieur de l’os par diffusion simple. Si la corticale est fine, cette diffusion est facile ; inversement, si la structure est dense et épaisse, la diffusion du produit est limitée, voire inexistante. Dans ce cas, l’anesthésie est de mauvaise qualité. Cette situation est très souvent rencontrée à la mandibule, où la position linguale des apex des molaires mandibulaires protégées par une corticale épaisse et dense explique pourquoi une simple anesthésie para-apicale est inefficace.

En présence d’une pulpite irréversible sur une molaire mandibulaire, les deux contraintes sont cumulées. C’est pourquoi l’anesthésie de ces dents est parfois compliquée à obtenir. Des techniques alternatives ont été proposées telle que l’anesthésie intra-ligamentaire ou l’anesthésie intraseptale. Pour la première, malgré l’utilisation d’une seringue spécifique, les résultats sont aléatoires et, surtout, les suites postopératoires sont inévitables et très douloureuses. Quant à la seconde, qui consiste à réaliser une injection intraosseuse mais dans l’épaisseur de la corticale, la fréquence des douleurs postopératoires et surtout des nécroses et des séquestres osseux a eu raison de ses indications qui, à ce jour, sont réduites à néant.

Pour le confort des patients, ces deux techniques d’anesthésie sont à proscrire.

L’anesthésie intraosseuse est-elle la solution ?

Depuis très longtemps, les cliniciens ont cherché à contourner ces difficultés. L’injection directe au sein de l’os médullaire permet de s’affranchir des difficultés de diffusion de la solution à travers la corticale.

Plusieurs systèmes ont été proposés. Le plus performant était jusqu’à il y a quelques années le X-Tip® (Dentsply, France). Ce dispositif, simple à utiliser, consistait à placer un tube traversant la corticale afin de permettre l’injection de la solution directement au centre de la structure osseuse à proximité de l’apex de la dent concernée (fig. 6). Ce système relativement économique et facile d’utilisation avait comme seul inconvénient l’encombrement de la pièce à main nécessaire à sa mise en place qui, finalement, compliquait parfois l’injection et ne permettait pas une injection directement dans la zone apicale. Ces systèmes ne sont plus, et c’est dommage, commercialisés en France.

Le seul système à notre connaissance qui permette aujourd’hui de réaliser ce type d’injection est un appareil électronique commercialisé par la société Dental HiTec sous le nom de Quicksleeper®.

L’appareil associe un système de rotation d’aiguille, qui permet ainsi de l’utiliser comme trépan et foret pour traverser l’os, et un système d’injection lente et progressive contrôlée électroniquement.

Le faible encombrement de la partie « travaillante » de l’appareil, qui au final se limite à l’aiguille elle-même, permet d’accéder à toutes les zones à traiter et, surtout, d’amener sans difficulté la pointe de l’instrument à proximité directe des apex radiculaires et d’injecter de façon très précise la solution dans cette zone. La solution est alors en contact direct avec les filets nerveux pénétrant la pulpe, avant qu’ils ne traversent le foramen radiculaire.

La technique dite d’injection ostéo-centrale donne des résultats cliniques étonnants et surtout reproductibles, au point de pouvoir la considérer comme la technique de choix pour le traitement des molaires mandibulaires, notamment en présence d’une pulpite irréversible transformant la dent en ce que les Anglo-Saxons qualifient de hot tooth.

Le principe de la technique consiste à placer l’aiguille à la base de la papille interdentaire et de l’orienter en direction apicale de la racine concernée, avec une angulation de 45° dans le sens vestibulo-lingual (fig. 7). L’aiguille est alors mise en rotation et seule la pression liée au poids de la pièce à main permet son enfoncement progressif en trois ou quatre phases. Une fois l’aiguille en place, l’injection se fait de façon continue mais avec un débit qui s’accélère progressivement afin d’éviter toute douleur au patient (fig. 8).

Le contrôle électronique de la diffusion du produit est très intéressant puisqu’il permet également d’utiliser cette pièce à main pour la technique d’injection conventionnelle para-apicale sans que le patient ne ressente la moindre douleur. Cet avantage fait notamment du Quicksleeper® un appareil de choix pour la dentisterie pédiatrique.

La dernière version de l’appareil (fig. 9), encore récemment améliorée dans sa version 5, a permis de perfectionner l’ergonomie d’une part et d’éviter que l’aiguille ne se bouche au moment de la pénétration intraosseuse d’autre part. Dans cette nouvelle version, l’injection commence dès la mise en rotation de l’aiguille, contrairement à la version précédente où elle ne se déclenchait qu’une fois l’aiguille en place. Ainsi, les débris osseux inhérents au forage de l’aiguille sont expulsés au moment de leur formation, évitant ainsi un véritable désagrément rencontré par beaucoup de praticiens.

Le Quicksleeper 5® comporte dorénavant une pédale plus complète qu’avant et, surtout, il est sans fil. Les praticiens et leur équipe apprécieront cette innovation. Quoiqu’elle puisse apparaître d’utilisation complexe au premier abord, la pédale est finalement intelligemment conçue.

Il est à noter que l’intérêt de cet appareil est décuplé par l’utilisation des aiguilles spécifiquement mises au point par la société pour le forage de l’os et une injection sans traumatisme (fig. 10). Le double biseau dont elles sont équipées permet non seulement une efficacité optimale au moment du forage mais également la réalisation d’anesthésies sous-muqueuses indolores car la pénétration se fait sans déchirure des tissus.

Nous ne rentrerons pas dans le détail des avantages éventuels de cet appareil pour les disciplines autres que l’endodontie. Notre expérience depuis plusieurs années nous incite à recommander son utilisation. Néanmoins, deux inconvénients sont à noter :

• le risque de palpitations cardiaques induites. L’injection directe au sein de l’os médullaire d’une solution adrénalinée à 1/100 000 peut générer l’apparition de troubles du rythme cardiaque chez certains patients, notamment une légère tachycardie. Si ces palpitations sont sans conséquences chez un sujet sain, il est néanmoins indispensable de prévenir le patient avant toute injection afin qu’il ne soit pas surpris. Bien évidemment, cette technique est à proscrire chez les patients souffrant de troubles du rythme et de toute autre forme d’insuffisance cardiaque ;

• la durée d’installation de l’anesthésie. L’os médullaire est richement vascularisé. Par conséquent, l’élimination du produit injecté est facile et rapide et la durée de l’effet anesthésique est limitée. Une expérience de plusieurs années nous incite à dire, sans jamais avoir fait de mesures précises, que la durée d’installation est d’environ 1 heure. Au-delà, des effets persistent mais l’anesthésie n’est plus assez profonde pour envisager des actes endodontiques. Si une nouvelle injection est possible (néanmoins compliquée par la présence du champ opératoire), elle reste de toute façon d’une qualité inférieure.

Pour pallier ce problème, nous conseillons d’associer cette injection intraosseuse à une injection tronculaire à l’épine de Spix, dont l’installation est beaucoup plus longue. Ainsi, l’effet immédiat et profond est obtenu grâce à l’injection intraosseuse et l’anesthésie locorégionale permet d’avoir un silence thérapeutique plus long et compatible avec la durée d’un acte endodontique.

Conclusion

La prise en charge en urgence d’un patient souffrant d’une pulpite irréversible sur une molaire mandibulaire constitue souvent un défi. Le stress du patient, l’intensité de la douleur, le peu de temps disponible pour sa prise en charge impliquent au praticien d’utiliser une technique éprouvée, rapide et efficace. L’anesthésie intraosseuse avec un dispositif tel que le Quicksleeper®, répond à ces critères. Une formation est certes nécessaire, mais la courbe d’apprentissage est très rapide. L’investissement engendré par l’acquisition d’un tel appareil est largement et rapidement compensé par le confort de travail qu’il apporte. Nous ne rappellerons jamais assez que cette technique dite « d’ostéocentrale » n’a absolument rien à voir avec la technique intraseptale, qui, quant à elle, est à proscrire totalement.

L’auteur déclare n’avoir aucun conflit d’intérêts avec les sociétés commercialisant les produits et instruments décrits dans cet article.

Bibliographie

  • [1] Nusstein J, Reader A, Nist R, Beck M, Meyers WJ. Anesthetic efficacy of the supplemental intraosseous injection of 2 % lidocaine with 1 : 100,000 epinephrine in irreversible pulpitis. J Endod 1998;24:487-491.
  • [2] Reisman D, Reader A, Nist R, Beck M, Weaver J. Anesthetic efficacy of the supplemental intraosseous injection of 3 % mepivacaine in irreversible pulpitis. Oral Surg Oral Medi Oral Pathol Oral Radiol Endod 1997;84:676-682.
  • [3] Byers MR, Taylor PE, Khayat BG, Kimberly CL. Effects of injury and inflammation on pulpal and periapical nerves. J Endod 1990;16:78-84.
  • [4] Meechan JG. How to overcome failed local anaesthesia. Br Dent J 1999;186:15-20.
  • [5] Wong MK, Jacobsen PL. Reasons for local anesthesia failures. J Am Dent Assoc 1992;123:69-73.