L’IA au servicede la prévention - Clinic n° 12 du 01/12/2018
 

Clinic n° 12 du 01/12/2018

 

L’ENTRETIEN

Anne-Chantal DE DIVONNE  

Surveiller à distance l’état de la bouche des patients et détecter les problèmes dentaires dès qu’ils apparaissent grâce à l’Intelligence artificielle, c’est le défi lancé il y a 4 ans par Dental Monitoring. Aujourd’hui, cette start-up de 120 personnes dont 70 ingénieurs installée au cœur de Paris développe une technologie qui permet de détecter et d’analyser en temps réel 172 paramètres cliniques bucco-dentaires. Clinic a rencontré son fondateur, Philippe Salah.

Rien ne prédestinait cet étudiant en biophysique moléculaire à Polytechnique à plonger dans le monde dentaire. La rencontre avec l’orthodontiste parisien Patrick Curiel, qui ambitionne de créer son propre système d’orthodontie linguale, décide de cette direction il y a 10 ans. L’ingénieur et le professionnel de santé lancent ainsi Harmony qui est racheté quelques années plus tard, en 2011, par American Orthodontics. Ce géant du secteur s’intéresse particulièrement à la chaîne digitale sur mesure créée par le binôme. Philippe Salah devient, à 33 ans, responsable « recherche et développement » de la firme américaine et s’expatrie dans le Middle Ouest américain. Mais il s’ennuie de la France et rêve d’une autre aventure…

Comment vous est venue l’idée de surveiller à distance l’état de la bouche des patients ?

Le taux d’échec important dû à la qualité de l’empreinte, de l’appareillage ou aux impondérables liés au milieu de la microbiologie me dérangeait. Plutôt que d’essayer de fabriquer l’appareil parfait ou d’imaginer l’acte clinique parfait ou encore de chercher à avoir un patient parfait, j’ai pensé à une solution qui permettrait au chirurgien-dentiste de vérifier chaque semaine ce qui se passe dans la bouche de son patient sans qu’il ait besoin de se déplacer au cabinet. En détectant suffisamment tôt un problème, la réparation serait plus simple.

Quelles technologies avez-vous retenu ?

Le recours à un scanner intra-oral est apparu rapidement comme une mauvaise solution pour des raisons à la fois pratiques et économiques. Son maniement est compliqué. Et il n’est pas possible d’en confier un à chaque patient ! La solution du smartphone s’est imposée rapidement. Mais il fallait vérifier que la qualité des photos soit suffisante. Nous avons tenté des reconstructions en 3D de cubes parfaits à partir de photos prises par des smartphones. Nos premiers algorithmes ont réussi très rapidement à reconstituer les cubes. Le principe mathématique était là. Une dent est un cube déformé. Nous avions simplement besoin de temps, de travail et d’un plus grand nombre d’algorithmes pour passer du cube à la dent.

Quelles ont été les étapes suivantes ?

Une première série de logiciels nous a permis de reconstruire la bouche du patient en 3D et d’informer le praticien sur le mouvement des dents. Mais ce produit n’était utilisé que de façon confidentielle par des universitaires ou des chirurgiens-dentistes férus de nouvelles technologies. Nous devions aller plus loin pour fournir plus d’informations au praticien.

Nous avons travaillé sur l’intelligence artificielle (voir encadré) dans le but d’informer le chirurgien-dentiste de tous les problèmes pouvant apparaître en bouche, toujours à partir de photos de smartphones ; un braquet cassé sur la 11, une ligature manquante sur la 22, une carie en train d’apparaître sur la 4, une petite attrition sur la 33, une irritation de la gencive…

Aujourd’hui, l’intelligence artificielle nous permet de détecter automatiquement 172 paramètres cliniques.

Notre méthode est la seule au monde dans le domaine dentaire à effectuer ce type d’analyse en temps réel.

Que proposez-vous au chirurgien-dentiste ?

De l’assister par l’intelligence artificielle. Le chirurgien-dentiste reçoit toutes les informations sur la bouche de ses patients en fonction des protocoles de traitement qu’il a créés lui-même dans le système.

Après un traitement implantaire, par exemple, le chirurgien-dentiste peut demander à ce que l’on détecte des points précis. En cas d’alerte, le cabinet dentaire reçoit un message et une action est prévue par l’équipe dentaire. Le praticien peut voir la photo sur laquelle le problème a été détecté, ce qui lui permet d’en vérifier la pertinence. Il reste maître de ce qui est dit ou fait. Le patient reçoit aussi des messages pré-enregistrés par le praticien. Lorsque ce qui est détecté n’est pas pertinent, il y a un retour qui alimente notre algorithme d’intelligence artificielle. En interne, nous avons instauré une étape intermédiaire qui permet à notre équipe de vérifier et de valider l’information avant qu’elle soit transmise au chirurgien-dentiste.

Quelle organisation préconisez-vous pour le chirurgien-dentiste vis-à-vis de son patient ?

Nous lui recommandons de ne pas changer les habitudes de visite. En orthodontie, par exemple, le patient continue d’effectuer un contrôle tous les 2 mois. Mais, entre-temps, le praticien voit son patient 10 fois plus. Les datas vont l’aider. C’est la médecine de demain. L’intelligence artificielle nous aide à ne rien laisser passer. Et ces aides à la détection sont toujours sous la responsabilité du praticien. Nous procédons comme en cardiologie. Il y a 20 ans, le médecin donnait une posologie en fonction de mesures. Aujourd’hui, il continue de le faire mais, entre les visites, il adapte la posologie en fonction d’informations envoyées par un bracelet connecté. Notre système est conçu autour du praticien.

On pourrait imaginer que ce ne soit pas le cas…

Quand nous avons fondé l’entreprise en 2014, notre objectif était de permettre au chirurgien-dentiste d’anticiper les problèmes. Quand nous avons eu besoin de fonds importants, 54 clients orthodontistes ont investi massivement dans la société. La condition était de ne jamais remplacer le chirurgien-dentiste. Il nous est interdit de vendre directement au patient et de se substituer au praticien, quel que soit le pays. Si la réglementation française protège assez bien dans ce sens, ce n’est pas le cas dans d’autres pays !

Nous avons décliné toutes les propositions de sociétés qui s’adressent directement aux patients en leur envoyant des gouttières. Nous avons un partenariat avec Straumann qui a investi massivement dans Dental Monitoring il y a quelques mois pour nous permettre de passer le niveau 2 et devenir international. Nous avons des bureaux à Singapour, Hong Kong, en Australie et aux États-Unis. À la différence des sociétés américaines qui voulaient nous racheter, Straumann est un partenaire qui a envie d’investir dans la recherche-développement, dans les universités, dans les programmes d’éducation et qui nous ouvre le marché européen. Pour Straumann, nous sommes les pourvoyeurs d’idées, une entité de développement technologique.

Votre société est française mais comment le marché français répond-il à votre proposition ?

La France est un marché de cœur mais il est biaisé car il est conduit par les remboursements de la sécurité sociale. Même avec un gain en qualité et en efficacité, il est difficile de convaincre d’adhérer à un traitement dont le coût est plus élevé car on s’inquiète toujours du code de remboursement. Nous essayons de montrer aux pouvoirs publics que nous avons un outil ultime de prévention. Les projets comme Oralien avec l’UFSBD nous permettent d’avoir cette visibilité. À terme, nous savons que nous serons adoptés comme un produit standard. Le fait de voir le patient au bon moment fait tellement sens pour la qualité et l’efficacité des traitements.

Quelles sont vos perspectives ?

Aujourd’hui, nos plus grands marchés sont américains et asiatiques. Nos clients sont à 90 % des orthodontistes et à 10 % des chirurgiens-dentistes. Dental Monitoring travaille sur des produits spécialisés. Oralien, développé pour améliorer la prévention à destination des personnes âgées, en fait partie. Grâce à notre partenariat avec Straumann, Dental Monitoring prévoit de lancer un grand nombre de produits très spécifiques comme le monitoring des implants ou de la parodontologie. L’intelligence artificielle ne va pas remplacer les chirurgiens-dentistes. Elle permet d’accroître les capacités de détection du cabinet. C’est du cabinet augmenté. Nous avons ouvert un marché !

L’intelligence artificielle : les étapes…

Pendant 3 ans, Dental Monitoring a collecté les données intra-orales auprès de dizaines de milliers de patients. Une équipe de 10 techniciens a identifié les dents sur des millions de photos ainsi que tous les paramètres intéressants à détecter automatiquement. Les saisies de ces techniciens appelés aussi « cliquers » ont été vérifiées par 7 orthodontistes, « les experts ». Cette phase nommée « identify attribute element assisted by expert » permet de donner de l’information au système.

L’étape suivante vise à simuler l’intelligence du technicien combinée à celle de l’expert. Les photos sont reprises pour créer des schémas algorithmiques qui miment leurs comportements.

Une fois que le système est capable de détecter les problèmes, il faut leur « donner du sens ». Par exemple, si on fait un implant et que l’on observe une inflammation de la gencive, cela peut augmenter le risque de péri-implantite. Ce sont les relations de corrélations entre tous les paramètres qui vont donner les résultats.

Aujourd’hui, 40 ingénieurs de Dental Monitoring travaillent sur cette partie de la solution. Les résultats sont testés sur d’autres photos pour observer si le système fonctionne.