Une lésion pas si bénigne - Clinic n° 12 du 01/12/2018
 

Clinic n° 12 du 01/12/2018

 

Dermatologie buccale

Adrien DRILLEAUD*   Kevin HAESE**   Maxime GUILLEMIN***   Élisabeth CASSAGNAU****   Philippe LESCLOUS*****   Saïd KIMAKHE******  

Une femme de 89 ans consulte pour une douleur dans le secteur 4 persistant depuis 6 mois, associée à tuméfaction génienne basse d’apparition récente. Parmi ses antécédents médico-chirurgicaux, on retrouve principalement la pose d’une prothèse totale de hanche droite il y a de nombreuses années, un reflux gastro-œsophagien traité par inhibiteur de la pompe à protons et un syndrome anxio-dépressif traité par antidépresseurs tricycliques.

Histoire de la maladie

La patiente avait consulté 6 mois plus tôt pour des douleurs qui évoluaient depuis 4 semaines en secteurs 1 et 4. L’examen exo-buccal était normal alors que l’examen endo-buccal retrouvait une percussion axiale douloureuse sur 16 et 46. Il n’y avait, en revanche, pas de franche augmentation de la mobilité (classe 1). On notait une récession gingivale sur la 46. Les clichés rétro-alvéolaires (fig. 1 et 2) mettent en évidence des lésions parodontales avancées irréversibles sur des dents traitées il y a de nombreuses années. Une lésion radio-claire inter-radiculaire et ostéolytique mal limitée au niveau de la racine distale de la 46 est bien visible L’indication d’avulsion de 16 et 46 a donc été retenue et réalisée peu de temps après.

Par la suite, la cicatrisation en site de 16 s’est faite normalement alors que le site de 46 restait le siège de douleurs à évolution fluctuante. Dans l’hypothèse d’une surinfection du site opératoire, un curetage de l’alvéole a été décidé par le dentiste traitant sous couvert d’une antibiothérapie par amoxicilline (1 500 mg par jour en 3 prises quotidiennes pendant 5 jours).

Devant l’absence d’amélioration et l’apparition d’une tuméfaction de l’angle mandibulaire droit depuis environ 1 mois, la patiente nous est adressée 6 mois après l’avulsion de cette 46.

Clinique et imagerie

La douleur est au premier plan (EVA à 6/10). La tuméfaction génienne basse de l’angle mandibulaire droit est non rénitente avec perte des reliefs osseux normaux, légèrement érythémateuse, chaude, sans adénopathie cervicale. On note un trismus modéré à 35 mm. En revanche, la sensibilité labio-mentonnière est préservée. L’état général est conservé, il n’y a pas de notion de fièvre. En intra-buccal, une ulcération d’environ 8 mm de grand axe au fond fibrineux, sans contact osseux ni suintement, est nettement visible au niveau du site d’avulsion de la 46. Les berges sont bourgeonnantes et érythémateuses sans saignement au contact (fig. 3). Le vestibule est comblé par la tuméfaction dans sa portion postérieure.

Devant cette lésion cliniquement inflammatoire dont la composante infectieuse (primitive ou secondaire) ne peut être écartée, une antibiothérapie par association amoxicilline-acide clavulanique a été débutée à dose curative de 3 g par jour en 3 prises pendant 7 jours. Une prise en charge antalgique de palier II est associée (paracétamol + codéine) et un CBCT est réalisé afin d’investiguer l’extension intra-osseuse de cette lésion.

Cet examen d’imagerie en reconstruction panoramique (fig. 4) et en reconstruction 3D (fig. 5) montre une lésion isolée mandibulaire, ostéolytique, hétérogène sans ostéo-condensation périphérique. Elle mesure 49 mm de grand axe et se développe au contact du canal mandibulaire. Une biopsie est programmée rapidement car une étiologie maligne est compatible avec ce tableau. L’examen anatomo-pathologique met alors en évidence un carcinome épidermoïde moyennement différencié. Cette patiente de 89 ans était donc atteinte d’un carcinome épidermoïde développé en site d’avulsion de 46. Une consultation d’annonce dédiée a alors été organisée et la patiente a pu être confiée à une équipe oncologique adaptée.

Compte tenu de l’âge de la patiente et du potentiel délabrant de la chirurgie d’exérèse d’une telle lésion (classée T4 d’après le CBCT, c’est à dire ≥ 4 cm), une prise en charge palliative a finalement été retenue par l’équipe assurant la continuité des soins.

Discussion

Le carcinome épidermoïde représente 90 à 95 % des affections malignes de la muqueuse buccale. Les facteurs de risque de carcinome épidermoïdes sont bien connus. Les deux majeurs sont l’alcool et le tabac, dont l’association a un effet synergique sur le risque de développement d’un cancer. Chez cette patiente, aucun de ces facteurs n’a pu être identifié. L’hypothèse d’une infection du site opératoire a induit le praticien en erreur, occultant alors le potentiel malin de la lésion. L’image ostéolytique au niveau de la racine distale de la 46 apparaît, il est vrai, mal limitée et donc suspecte, mais cette constatation est facile à faire a posteriori. Ainsi, l’absence de cicatrisation d’un site post-avulsionnel à 10 ou 15 jours doit alerter le praticien et faire adresser le patient à un spécialiste qui réalisera alors le plus souvent une biopsie.