CFAO : 50 ANS POUR UNE TECHNOLOGIE DE POINTE - Clinic n° 02 du 01/02/2021
 

Clinic n° 02 du 01/02/2021

 

RENCONTRE AVEC FRANÇOIS DURET

Interview

Marc Baranes*   Jérôme Lipowicz**  

CLINIC : Comment vous est venue l’idée du concept de l’empreinte optique et de la CFAO ?

François DURET : C’est très exactement durant les congés de Noël 1970 que m’est venue l’idée de la CFAO dentaire. C’est en suivant en même temps mes cours en maîtrise de chimie à la Faculté des sciences et ceux de 3e année à la Faculté dentaire, mais surtout en bataillant avec mes premières coulées en plâtre dans le soussol de la place Desperet à...


CLINIC : Comment vous est venue l’idée du concept de l’empreinte optique et de la CFAO ?

François DURET : C’est très exactement durant les congés de Noël 1970 que m’est venue l’idée de la CFAO dentaire. C’est en suivant en même temps mes cours en maîtrise de chimie à la Faculté des sciences et ceux de 3e année à la Faculté dentaire, mais surtout en bataillant avec mes premières coulées en plâtre dans le soussol de la place Desperet à Lyon, que j’ai sans doute inconsciemment cherché à trouver une autre voie « plus scientifique » pour répondre à mes tracasseries quotidiennes. Ce fut une pure invention car elle n’était fondée sur aucune recherche antérieure (j’avais 22 ans) sinon sur des essais Laser avec mon maître en Sciences, le Professeur Jacques Dumas. J’ai imaginé la chaîne complète en une nuit et il a validé l’idée en janvier 1971. Je l’ai souvent écrit, mais ce que je n’ai jamais dit car je l’ai réalisé de nombreuses années plus tard en analysant ma thèse de 2e cycle « Empreinte optique » afin de la traduire, ce sont mes implications dans l’IA ou dans le workflow dès 1973 (disponible sur www.francoisduret.com).

C’est en étudiant les fondements d’Alan Turing que j’ai réalisé que ma thèse décrivait, sans doute, le premier système d’intelligence artificielle médical jamais mis en œuvre. À partir de la mesure d’une simple préparation et de son environnement, la CFAO était conçue pour être capable de trouver elle-même, et sans l’aide de l’homme, les informations nécessaires pour produire un élément complémentaire inconnu au départ : une prothèse adaptée. Au-delà des idées de Turing, mais en me rapprochant des pensées « très pratiques » de Neumann ou de Goldstine, j’ai découvert seulement en 2010 que j’y décrivais aussi, allez savoir pourquoi, le principe des clouds et d’Internet alors totalement inconnus au-delà d’une unique tentative en Californie. C’est ce qui me fait souvent dire depuis lors que la naissance de la CFAO dentaire a été un acte purement intuitif et, au fond, inexplicable de par sa naïveté. Cela ne m’a jamais été pardonné.

Comment expliquer le décalage entre les premiers développements et la démocratisation plus de 30 ans après ?

L’affaire n’a pas démarré il y a 30 ans, mais il y a 50 ans, bref… plus d’une vie professionnelle. La mise en place d’une nouvelle technologie à la fois très novatrice et très perturbante face à des habitudes ancestrales met toujours de nombreuses années pour s’imposer. C’est un phénomène classique que tous les inventeurs connaissent bien.

Tout d’abord, si l’inventeur a été exclu du bercail « universitaire », la percée de toute nouvelle idée est très complexe pour ne pas dire impossible. L’exemple le plus connu est celui du célèbre chimiste Langevin.

Ensuite, il ne faut pas se décourager… Et ce n’est pas le plus simple. Il faut trouver des appuis pour développer le prototype afin d’être capable de démontrer à une assistance professionnelle suspicieuse, voire moqueuse, que cette idée est réalisable. Dans le cas de la CFAO dentaire, il aura fallu des années à tous les acteurs travaillant dans ce sens pour convaincre et trouver des appuis scientifiques sérieux, débloquer les aides financières et pousser des industriels à prendre le risque de s’engager dans cette nouvelle voie. Pour ma part, il m’aura fallu 15 ans pour arriver à présenter le premier prototype aux entretiens de Garancière en 1983 puis pour réaliser en public la première couronne sur patient au congrès de l’ADF de 1985. Il faut ensuite passer au stade industriel et commercial, c’est-à-dire fournir une machine capable de concurrencer ce qui existe en cabinet et laboratoire. Comme nous étions le premier et seul système de CFAO dentaire, la route fut tellement difficile que la société Hennson (puis Sopha) n’y résista pas.

La CFAO dentaire redémarra quasiment au point de départ en 1995. C’est sans doute la raison qui explique les 30 années ayant séparé les premières présentations et aujourd’hui. Ce sont les prothésistes qui reprirent le bébé entre 1995 et 2005, sans la partie la plus complexe, le scanner intra-buccal. Ils permirent de fiabiliser les logiciels de CAO et les machines-outils. Leurs implications furent capitales pour la réussite de cette nouvelle technologie. Je leur dois beaucoup. À partir de 2005 sont arrivées les nouvelles générations de scanners IOS plus rapides et conviviaux. Des rayons divergents multi-vues du système Hennson, nous sommes passés au système confocal à rayonnement parallèle, qui a permis de simplifier significativement la prise de vue en bouche. Enfin, en 2007, grâce à 3M, nous avons fait les premières prises de vues full motion (mesure vidéo 3D). Tout cela a pris du temps, même si ce fut très rapide au regard du très haut niveau de technologie mis en œuvre.

Quelle est selon vous la place de l’usinage dans les prochaines années ? La verra-t-on disparaître au profit de l’impression 3D ?

Les deux méthodes seront utilisées (sans aucun doute avec d’autres, encore plus novatrices…).

La méthode conventionnelle par enlèvement de matière, ce que vous appelez « usinage », à l’inconvénient du « copeau » mais garantit que la pièce que vous mettez en bouche est stable et contrôlable dans ses qualités. Dans les méthodes d’usinage non conventionnel, l’impression 3D a l’avantage de sa souplesse, de sa variété et de son économie de matière mais elle a l’inconvénient des risques liés aux ruptures dans la chaîne qui garantit les « qualités » des matériaux puisque ces derniers sont « construits » dans les officines des dentistes ou des prothésistes.

Quelle est la place du prothésiste dans cette chaîne technologique ?

Toujours la même, mais plus fusionnelle avec le chirurgien-dentiste. La CFAO dentaire offre au praticien de nouveaux outils pour parfaire ses analyses diagnostiques et le débarrasse de tâches lourdes, répétitives et imprécises comme celle consistant à travailler manuellement sur des modèles en plâtre avec des outils du XXIe siècle. Le dentiste peut enfin se consacrer à ce qui est le cœur de son métier : diagnostiquer, soigner et rétablir une fonction esthétique et anatomo-physiologique. Le prothésiste est celui qui appliquera les directives issues de ces diagnostics ou des actes thérapeutiques et prothétiques voulus par le clinicien. Il sera doté de plus de compétences pour utiliser les appareils de CAO et de FAO devenus plus performants. Peut-être travaillera-t-il une partie de son temps comme assistant au fauteuil pour des tâches bien précises ?

Si vous étiez ce jeune chercheur, dans quelle voie vous investiriez-vous ?

Sur l’imagerie et l’intelligence artificielle.

Pensez-vous que l’IA et la robotisation permettront de s’affranchir de l’acte manuel du chirurgien-dentiste ?

Si vous incluez l’intelligence artificielle dans la CFAO dentaire, je pense que oui, mais cela nécessitera plus de temps et une mise en œuvre de systèmes experts et d’imagerie très complexes.

Quelle est pour vous la prochaine innovation qui marquera notre exercice dans les 10 prochaines années ?

C’est devenu un sujet sensible, pour deux raisons. D’une part, 10 ans c’est court. Aussi, j’hésite entre trois domaines : les nouveaux scanners, l’IA et les matériaux. Les scanners deviendront intuitifs, ne nécessiteront plus de formation et travailleront dans toute la profondeur de champ de la bouche, la Chine investit de ce côté-là. L’IA et l’imagerie s’associeront pour faciliter nos actes, et les matériaux à structure hétérogène structurée feront sans doute un retour fracassant grâce à la CFAO, associée aux techniques d’usinage additif.

D’autre part, chaque fois que j’ai exprimé mon sentiment sur l’avenir, il s’en est suivi des publications s’y rapportant, en oubliant de me citer. Il suffit de lire un livre très récent où l’auteur américain reprend à l’identique mon introduction sur les 50 ans à venir dans une revue très connue du même éditeur… sans me citer.