SOIGNER MIEUX EN S’ÉCONOMISANT - Clinic n° 11 du 01/11/2021
 

Clinic n° 11 du 01/11/2021

 

RENCONTRE AVEC AURÉLIA SCHNEIDER ET CÉCILE HVOSTOFF

Interview

Philippe Bidault  

Dans le cadre de ce numéro, il m’a semblé qu’il était important de ne pas se limiter à des problématiques purement techniques et qu’il était pertinent d’introduire une réflexion sur les deux notions suivantes : d’une part, la charge mentale et, d’autre part, l’éducation thérapeutique.

La charge mentale car, si on sait la contrôler, on se préserve. Or, conserver c’est préserver et donc, en premier lieu, se préserver soi-même. L’éducation thérapeutique...


Dans le cadre de ce numéro, il m’a semblé qu’il était important de ne pas se limiter à des problématiques purement techniques et qu’il était pertinent d’introduire une réflexion sur les deux notions suivantes : d’une part, la charge mentale et, d’autre part, l’éducation thérapeutique.

La charge mentale car, si on sait la contrôler, on se préserve. Or, conserver c’est préserver et donc, en premier lieu, se préserver soi-même. L’éducation thérapeutique car on ne peut espérer conserver mieux et plus longtemps les dents de nos patients sans participation active de ces derniers.

Pour parler de ces deux thèmes, j’ai eu le plaisir de mener un entretien avec les docteurs Aurélia Schneider et Cécile Hvostoff. À travers nos échanges, il est apparu que, si les notions de charge mentale et d’éducation thérapeutique peuvent sembler, de prime abord, éloignées l’une de l’autre, elles sont liées et il est possible de travailler sur chacune d’elles pour améliorer son exercice.

Aurélia Schneider est psychiatre. Elle a une activité libérale et hospitalière. Elle a récemment publié, en collaboration avec Philippe Muzo, un ouvrage intitulé « La charge mentale des femmes et celles des hommes » aux Éditions Larousse. Les dessins qui illustrent cet échange sont extraits de ce livre, avec l’autorisation du docteur Schneider.

Cécile Hvostoff est chirurgien-dentiste, spécialiste en médecine bucco-dentaire. Elle exerce en milieu hospitalier auprès de personnes dépendantes.

CLINIC : Dr Schneider, vous travaillez sur la charge mentale. Pouvez-vous nous expliquer le concept ?

Aurélia SCHNEIDER : Le concept de charge mentale a été développé au début des années 80 pour décrire le fait de faire quelque chose à un endroit et de penser, au même moment, à planifier ou exécuter autre chose ailleurs. C’est ce qu’on pourrait appeler la charge mentale domestique (figure 1). Je travaille à mon cabinet et, dans le même temps, je pense à la nounou qui doit aller chercher les enfants à l’école et au fait que je doive faire des courses pour le dîner avant de rentrer à la maison. Il s’agit d’être confronté à des préoccupations variées à gérer simultanément, dans des lieux différents. La notion de simultanéité est essentielle.

Au cabinet, pendant que je fais un soin, je pense aussi au patient suivant, à la commande que je dois effectuer et à comment je vais gérer les deux urgences qui ont été ajoutées dans l’agenda. C’est aussi de la charge mentale ?

A. S. : Oui, c’est de la charge mentale d’entreprise. C’est le même lieu et on a des actions ou des choses différentes de sens qui, là encore, se passent au même moment. Conséquence, je ne suis pas totalement dans ce que je fais. On parle de fragmentation qui est une deuxième caractéristique essentielle. Dans l’exercice d’une activité comme la vôtre, ça peut avoir un impact négatif très fort en influençant la prise de décision ou la capacité à réaliser correctement un acte.

Mais, c’est inévitable d’avoir plusieurs choses en tête et d’avoir une journée « bien remplie ». On est un peu tous dans ce cas-là. Quand commence-t-on à parler de charge mentale ou quand devient-elle trop importante ?

A. S. : Une charge mentale importante a des conséquences d’ordre cognitif (concentration, mémoire, raisonnement) et psychique (responsabilité, estime de soi, peur). Mais, il est souvent difficile de détecter les signaux d’alerte car ils apparaissent de façon insidieuse et sont d’une grande banalité. On parle ici par exemple de difficulté à s’endormir et à se concentrer ou d’hyper-réactivité émotionnelle (forte irritabilité, nervosité ou bouffées de colères inhabituelles). On peut aussi avoir des symptômes physiques (migraines, tensions musculaires, problèmes dermatologiques…). La liste est longue. À chacun de prendre un peu de temps et de recul pour entendre ces signaux.

Donc, pour simplifier, si je veux me préserver, je dois réduire ma charge mentale. Est-ce que faire une to do list peut nous aider ?

A. S. : Oui, si la liste est courte ; non, si la liste est trop longue. On va alors se perdre (figure 2).

Avant cela, on peut commencer par faire la liste de ce qu’on a fait dans une journée ou une semaine : une sorte de did list. Ça permet, d’une part, de savoir ce qui est vraiment important - c’est la notion de hiérarchie dans les priorités - et, d’autre part, de reconnaître qu’on a déjà fait beaucoup de choses (figure 3). Pour que ça fonctionne, il faut réellement tout noter sur un cahier, noir sur blanc. C’est la seule façon de prendre conscience objectivement de ce que nous faisons déjà au quotidien. Ensuite, ça permet de nous rendre compte qu’il faut lever le pied. Ensuite, c’est bon pour l’estime de soi, c’est gratifiant (figure 4). Enfin, ça nous aide à nous fixer des objectifs raisonnables.

Cécile HVOSTOFF : Au cabinet, on est souvent en maîtrise totale : du traitement, du patient, de l’équipe, de l’agenda, etc. On a un côté perfectionniste. Et ça contribue très vite à faire monter la charge mentale. On peut vite trouver que le temps nous manque et se sentir submergé. Comme dit Aurélia, il faut prendre du recul et accepter qu’on ne puisse pas tout faire ou ne pas tout faire à la perfection (figure 5).

Comment choisir ? Souvent, tout nous semble important : les soins des patients, la gestion du personnel, l’administratif, le matériel. Difficile de faire le tri car tout est lié.

A. S. : Il existe des techniques pour nous aider à privilégier une tâche plutôt qu’une autre. On peut utiliser par exemple de la décentration dans le temps. C’est une technique issue des thérapies cognitives et comportementales mises au point dans les années 60. Elle consiste à se demander quel impact aura telle situation dans 5 ans. Si aujourd’hui, je ne fais pas la tâche x, est-ce que cela aura des conséquences sur le déroulement de ma vie dans 5 ans. Si c’est oui, alors il faut placer cette tâche en haut du programme de la journée.

À ce rythme, on peut relativiser beaucoup de choses.

A. S. : Oui, c’est le but : accepter de lâcher sur certains points. Et, puis il faut apprendre à déléguer. Je délègue si l’assistante réalise une tâche mais que je reste garant de sa bonne exécution. L’idéal est de partager. C’est un niveau au-dessus. On identifie certaines tâches répétitives et on se les répartit. Je ne vais plus vérifier si la tâche a été bien réalisée. Je n’en suis plus responsable donc ça réduit beaucoup mon niveau de charge mentale. Dans l’organisation du cabinet, il y a un champ important à exploiter pour réduire la charge mentale. On peut travailler sur des protocoles, sur des check-lists ou sur le règlement intérieur. Et, on fait de la « déconnexion ». On évite tout ce qui peut interrompre la séance en cours. Je ne réponds pas au téléphone et je ne regarde pas mes sms ou mails (figure 6). Si l’assistante doit me communiquer un message, elle le note dans un carnet et on prévoit un temps dans la journée pour faire le point.

Si le partage de tâches est utile, ça concerne aussi le patient ?

C. H. : Oui, justement c’est aussi une façon de réduire la charge mentale. Ça s’applique très bien dans le cadre de la maladie carieuse et de la maladie parodontale où la prévention suppose un changement de comportement du patient. Tout ne repose pas sur la parfaite maîtrise technique d’un geste. Si le patient continue de fumer, s’il ne vient pas à ses rendez-vous ou s’il continue à grignoter entre les repas, il n’y aura pas de résultat. Or, pour que le patient change de comportement, il doit comprendre pourquoi changer et quoi changer. La première étape, c’est qu’il prenne conscience de sa maladie, de ses comportements positifs et négatifs, de son risque… Bref, de tout ce qu’il fait ou ne fait pas et de pourquoi il a des lésions ou pourra en avoir.

En fait, c’est une histoire de communication pour mieux motiver le patient.

C. H. : Non, c’est bien plus vaste. C’est un vrai transfert de connaissances et de responsabilités. Je ne veux pas décider pour le patient. L’idée est de rendre le patient conscient donc actif. On parle d’alliance thérapeutique. On est associé avec le patient pour obtenir de meilleurs résultats thérapeutiques. En plus, le patient trouve plus de satisfaction dans les soins. Ces concepts d’éducation thérapeutique ont été validés dans des maladies chroniques comme le diabète, l’asthme ou l’insuffisance rénale. Par exemple, on observe moins de complications, moins de crises et un meilleur contrôle de la maladie chez les jeunes diabétiques. Tout cela car le patient s’implique dans sa prise en charge.

Si je fais un parallèle avec un coach sportif, je suis dans le vrai ?

C. H. : Oui, car dans les deux cas on parle de changement de comportement.

A. S. : Le défi est de responsabiliser sans culpabiliser et sans infantiliser. Et, c’est bon d’avoir l’humilité de dire au patient que sa motivation est essentielle. On n’est pas tout puissant.

Très bien pour la notion d’équipe. Mais par quoi commence-t-on ?

C. H. : Tout débute par un constat. Que veut le patient ? Que fait-il ? Que sait-il ? Qu’est-ce qu’il croit, c’est-à-dire comment explique-t-il sa pathologie ? On demande au patient de décrire ce qu’il ressent, ce qu’il vit au quotidien. Est-ce qu’il se prive de certains aliments ou ne mange que d’un côté par exemple ? On connaît toutes les facettes des pathologies qu’on traite mais l’éducation thérapeutique repose sur une approche centrée sur le patient. On doit identifier quels sont les problèmes spécifiques d’un patient donné. Chez des patients polycarieux, on va observer, chez certains, qu’il y a un mauvais brossage alors que, chez d’autres, le brossage est bon mais ce sont les habitudes alimentaires qu’il faut revoir ou alors il y a une sécheresse buccale, etc.

A. S. : L’idée n’est pas d’avoir un entretien psychologique mais il faut prendre le temps de la discussion pour détailler un peu le motif de consultation et connaître le patient. Ça peut s’appuyer sur des choses très simples. Par exemple, une grille à remplir par le patient avant la consultation dans la salle d’attente et où on noterait les 10 symptômes les plus fréquents (saignement au brossage, mauvaise haleine, démangeaisons, douleur à certains aliments, douleur à la mastication, gonflement…). C’est plus opérant, plus fort que de juste demander « quels sont vos symptômes ? ». Ça aide le patient à se rendre compte de ce qui se passe. Et, si on fait remplir une deuxième fois la même grille après une séquence de soins, ça permet aussi au patient de se rendre compte du trajet réalisé. En comparant les deux grilles, le patient peut constater que plusieurs symptômes ont disparu. En plus, le questionnaire permet au patient de se rendre compte qu’il n’est pas le seul à ressentir telle ou telle chose. C’est presque comme organiser une séance de groupe.

Et, après ce constat et l’identification du profil, au sens large, du patient ?

C. H. : On se fixe des objectifs : retrouver une sensation de bouche fraîche, ne plus saigner en bouche, avoir le plaisir de sourire… Et on réévalue périodiquement.

Mais, les situations sont très différentes : certains patients comprennent bien, d’autres non, certains parlent facilement, d’autres moins. Parfois, il faut vraiment aller à la pêche aux informations. Et tous n’ont pas des motivations bien identifiées.

C. H. : D’abord, cette démarche s’inscrit dans un continuum. Tout n’est pas dit au premier rendez-vous : ni par le patient ni par le praticien. Il est important de répéter, de réévaluer et de compléter l’information. C’est de la pédagogie. On le fait déjà avec les maintenances parodontales par exemple. On doit souvent redire pourquoi revenir plusieurs fois par an, comment brosser à tel endroit, quels instruments utiliser ou comment adapter son alimentation. Mais il est vrai que, pour d’autres soins, on n’est pas toujours habitué à cette temporalité. Et, concernant les niveaux de compréhension et d’écoute qui sont variables entre les patients, on peut exploiter différents supports pour communiquer : montrer en bouche, regarder des radios, des photos, des modèles en 3D, donner des brochures ou des adresses de sites internet d’informations. On a la chance d’avoir beaucoup d’éléments pour expliquer les choses. À chacun de trouver les outils avec lesquels il est confortable et qui correspondent aux besoins du patient.

A. S. : Il est clair que tout ça prend du temps. Et, même quand on est en retard, le patient doit avoir l’impression qu’on a du temps pour lui. Et dans ce registre, le silence et le langage corporel sont importants. Arrêter de parler pendant 10 secondes, ne rien faire d’autre, être dans une position d’écoute, c’est essentiel. Le patient le voit. On ne sera pas plus en retard et le patient va se sentir écouté. Concernant cette question du niveau de compréhension, j’aime beaucoup demander « qu’est-ce que vous en pensez ? ». Ça permet au patient de reformuler. Il donne des informations, ça le met en avant. C’est du renforcement positif pour qu’il ait envie de plus s’impliquer dans la relation. Sur certains points, il va même devenir expert. Ça peut être un objectif à lui proposer.

C. H. : Oui, on peut très bien lui dire « vous allez devenir expert pour savoir quoi manger et à quel moment pour éviter d’user plus vos dents au collet » ou « vous allez devenir expert pour parfaitement brosser vos dents ».

A. S. : Question communication, j’aime bien faire des dessins ou des schémas. Je trouve que c’est souvent utile.

Je fais de la parodontie et je dois bien avouer que, même avec tous ces outils, je n’arrive pas toujours à avoir l’adhésion des patients comme vous le décrivez (figure 7). Que faire face à un patient qui ne veut pas arrêter de fumer alors qu’il a déjà perdu 10 dents ou face à celui qui ne passe pas les brossettes alors qu’il a plusieurs caries proximales ?

C. H. : C’est très simple : certains patients sont passifs, ils ne sont pas prêts à changer. On fait les soins nécessaires, on n’abandonne pas le patient mais on lui dit qu’on a besoin de son aide et que, si ce n’est pas le moment pour lui de changer, on peut se revoir et réévaluer plus tard. L’idée est de lui montrer qu’on est disponible.

C. H. : Ça souligne l’aspect multidisciplinaire de l’éducation thérapeutique. C’est très vrai par exemple pour le tabac ou les troubles du comportement alimentaire. On donne des recommandations, on conseille des outils ou on adresse le patient vers des correspondants pour les aider à gérer ces problématiques. Mais on ne peut pas faire la démarche pour lui. On ne peut pas arrêter de fumer pour lui et on ne va pas se culpabiliser dans ces situations. On revient à l’idée initiale qu’on ne peut pas tout maîtriser.

A. S. : Finalement, on peut faire le lien entre nos deux thématiques : en faisant de l’éducation thérapeutique, je réduis ma charge mentale car je ne suis pas dans le contrôle absolu. Au patient de faire sa partie du travail pour prendre en charge sa maladie. Je ne peux pas le faire à sa place. On n’est plus dans une vision paternaliste des soins. Chacun a son rôle et ses responsabilités. Et ainsi, on réduit la charge mentale du praticien. Si je vais plus loin, c’est peut-être osé mais on pourrait dire qu’en organisant son activité pour réduire la charge mentale, en se concentrant uniquement sur son travail, c’est presque de la méditation de pleine conscience (figure 8). Quand on connait les bénéfices antidépresseurs et anxiolytiques de cette pratique, c’est même un luxe de travailler de cette façon. Si, pour chaque patient, j’arrive pendant quelques minutes à évacuer toutes les sollicitations et les pensées extérieures et que je suis à 100 % dans l’instant présent, alors je me fais du bien. Ce sera du bonus, du bien-être en allant travailler.

Tout est dit : le travail c’est la santé. On va méditer et soigner son mental en travaillant. Merci à toutes les deux pour cette discussion très instructive.