Manifestations buccales évocatrices d’une pathologie générale et conduite à tenir vis-à-vis des examens sanguins - Implant n° 3 du 01/09/2014
 

Implant n° 3 du 01/09/2014

 

CHIRURGIE

Jean-Christophe Fricain*   Thomas Fortin**   Vianney Descroix***  


*PU-PH, Docteur en chirurgie dentaire, Docteur en sciences
**MCU-Ph, Docteur en Génie biologique et médical, chef du département de Chirurgie orale Université Claude Bernard Lyon 1, Responsable de l’Unité fonctionnelle d’implantologie orale
***MCU-PH, Docteur en chirurgie dentaire, Docteur en pharmacie, Docteurs en science, Chef de service d’odontologie Groupe hospitalier Pitié Salpêtrière

Résumé

Le chirurgien-dentiste doit savoir diagnostiquer et traiter les pathologies des dents et des tissus attenants. Il doit aussi être capable de dépister des maladies systémiques fréquentes ou graves au travers de leurs manifestations buccales. Nous n’aborderons pas dans cet article les bilans spécialisés immunologiques réalisés en cas de suspicion de syndrome de Gougerot-Sjögren ou de dermatose bulleuse auto-immune (pemphigoïde, pemphigus). Ces bilans ne sont qu’une partie du puzzle diagnostique, et nécessitent donc un avis spécialisé. Les bilans sanguins réalisés secondairement à des résultats histologiques de biopsie ne seront également pas abordés car trop spécialisés.

Summary

Dentists should know how to diagnose diseases of the teeth and their associated tissues. They should also be able to screen for frequent or serious systemic diseases in their oral manifestations. This article does not cover the specialized immunological tests done when Gougerot-Sjögren syndrome or autoimmune blistering dermatosis (pemphigoid, pemphigus) are suspected. Tests are only a part of the diagnostic puzzle, therefore requiring specialized expertise. Blood tests done secondarily to histological biopsy results are also not covered herein given their specialized nature.

Key words

biologics exams, mouth soft tissue pathologies

PATHOLOGIES PARODONTALES

GINGIVITE LINÉAIRE

La gingivite à VIH, encore appelée gingivite érythémateuse linéaire (Fig. 1), se caractérise par la présence d’une bande érythémateuse linéaire, régulière, s’étendant du bord gingival libre en direction apicale sur 1 à 3 mm, et d’un érythème punctiforme de la gencive attachée, même chez des patients avec une hygiène buccale excellente. La suspicion de gingivite linéaire chez un patient à risque nécessite la prescription d’une sérologie VIH.

GINGIVITE ULCÉRONÉCROTIQUE

Les gingivites ulcéronécrotiques peuvent se développer sur un terrain immunodéprimé. La découverte d’une gingivite ulcéronécrotique impose la prescription d’une NFS associée à une sérologie VIH (Fig. 2). Dans les neutropénies sévères, la gingivite ulcéronécrotique s’accompagne d’ulcérations à l’emporte-pièce de la langue et des joues.

Pour exemple, le cas d’une patiente enceinte, adressée par le service des urgences dans un service d’odontologie pour des algies dentaires aiguës, accompagnées d’un état fébrile, de gingivorragies, métrorragies, nausées et asthénie. Les symptômes l’ont amenée à consulter 8 fois (médecin, chirurgien-dentiste, gynécologue, urgences du CHU). Elle est décédée dans les heures suivant son admission aux urgences. L’expertise judiciaire a abouti à des conclusions sévères à l’égard des professionnels de santé, mentionnant que « la présentation clinique d’une leucémie aiguë, sous la forme d’une gingivite ulcéronécrotique au premier plan, est une forme rare à ne pas méconnaître, mentionnée dans tous les cours de médecine et d’odontologie », et stipulant que « l’atteinte gingivale est une caractéristique classique des leucémies ». Le fait de ne pas avoir fait de bilan sanguin a été lourdement sanctionné car « il est de bonne pratique médicale devant toute gingivite, soit persistante, soit d’ampleur exceptionnelle et en particulier nécrotique, de pratiquer des examens complémentaires à la recherche d’une leucémie. Ne pas pratiquer une NFS devant une gingivite cliniquement majeure, même avant qu’elle soit nécrotique, peut être retenu comme étant un manquement grave aux règles de l’art médical ou odontologique ».

PARODONTITES

Les parodontopathies, atypiques, agressives, d’évolution rapide, qui répondent mal aux traitements doivent faire rechercher une pathologie sous-jacente (Fig. 3). Un bilan sanguin incluant une NFS, une glycémie et une sérologie VIH doit être prescrit.

GINGIVORRAGIE

Le saignement gingival est le plus souvent secondaire à un acte iatrogène (brossage, détartrage, préparation pour prothèse, etc.). Le saignement est souvent favorisé par une parodontopathie induite par la plaque. Il faut toujours se méfier d’un saignement gingival, surtout lorsqu’il survient spontanément. Les gingivorragies sont les manifestations les plus fréquentes des hémopathies (Fig. 4). Un saignement inexpliqué indique la prescription d’une NFS et d’un bilan d’hémostase (TS, INR, TCA).

Un surdosage médicamenteux peut être à l’origine de gingivorragies spontanées. Les AAP ne sont que très rarement la cause d’hémorragies spontanées. Les AVK sont le plus souvent incriminés. Sur les 600 000 patients sous AVK en France en 2002, on dénombrait près de 17 000 hospitalisations liées à un surdosage, entraînant plus de 5 000 décès. Le chirurgien-dentiste doit toujours garder en mémoire que les gingivorragies sont, avec les ecchymoses, les principaux signes précurseurs d’un surdosage en AVK.

HYPERPLASIE GINGIVALE

Les hyperplasies gingivales, qu’elles soient localisées ou généralisées, restent des entités cliniques prêtant à confusion, du fait de leur polymorphisme. Dans la majorité des cas, elles sont bénignes et de cause locale. Elles peuvent être favorisées par une cause générale. Les étiologies hormonales et médicamenteuses sont les plus fréquentes. Cependant une hémopathie maligne peut se manifester par une hyperplasie gingivale diffuse, de couleur souvent rouge bleuté, saignant lors du moindre traumatisme. Elle survient essentiellement en cas de leucémie aiguë myéloïde (Fig. 5), pathologie observée chez l’adulte et résultant de l’infiltration médullaire par des cellules leucémiques. Les caractéristiques cliniques de cette atteinte sont essentiellement la fatigue, la pâleur des téguments, la fièvre, la survenue d’infections, de syndromes hémorragiques ou tumoraux. Les douleurs mandibulaires diffuses causées par la prolifération des blastes au sein du tissu gingival hypertrophié sont quasi constantes.

Le tableau clinique associant l’hypertrophie gingivale et des douleurs intenses chez un patient sans antécédents nécessite la prescription en urgence d’une NFS et l’orientation du patient en hématologie dans les plus brefs délais (Tab. 1).

MANIFESTATIONS CUTANÉO-MUQUEUSES

ATROPHIE MUQUEUSE

L’atrophie de la muqueuse buccale va fréquemment intéresser la face dorsale de la langue. Elle se caractérise par une atrophie des papilles. La langue a un aspect rouge vernissé. Cet érythème lingual est localisé ou intéresse toute la face dorsale. Ces glossites doivent évoquer une carence en vitamines du groupe B ou en fer, responsables d’anémies respectivement macrocytaires et sidéropéniques.

Dans l’anémie sidéropénique (ou ferriprive), la plus fréquente des anémies, on décrit une atrophie des muqueuses se manifestant par :

– une dépapillation de la langue (Fig. 6), principalement des papilles filiformes et fongiformes ;

– une chéilite angulaire avec fissure des lèvres ;

– une dysphagie spasmodique par atrophie de la muqueuse œsophagienne.

Les anémies mégaloblastiques (de Biermer ou pernicieuse) par déficit en vitamine B12 et/ou folates entraînent une atrophie linguale progressive (glossite de Hunter), la muqueuse devenant lisse, vernissée et atrophique (Fig. 7). Des ulcérations multiples peuvent l’accompagner.

En pratique courante, une atrophie chronique de la muqueuse linguale, en l’absence d’hyposialie, indique la prescription d’un hémogramme, d’un dosage de la ferritine, de la CRP, des vitamines B12 et B9.

ULCÉRATIONS

Les ulcérations de la muqueuse buccale peuvent être d’origine traumatique, infectieuse, tumorale, iatrogène ou dysimmunitaire. Les ulcérations multiples chroniques ou récidivantes nécessitent le plus souvent un bilan sanguin (Fig. 8 et 9). Il faut prescrire un hémogramme à la recherche d’une neutropénie associé à un dosage des vitamines B9, B12 et de la ferritine ainsi qu’une CRP. Des ulcérations à l’emporte-pièce sans halo érythémateux font suspecter une neutropénie (Fig. 10). Les aphtes caractérisés par une ulcération bordée par un halo érythémateux sont exceptionnellement associés à une carence en fer ou vitamines du groupe B.

HÉMATOMES, PURPURA, PÉTÉCHIES, ECCHYMOSES

Il s’agit de lésions dues à une hémorragie. Elles se différencient par leur taille : les pétéchies sont des petits spots millimétriques, les purpura mesurent de 2 mm à 2 cm de diamètre et les ecchymoses plus de 2 cm de diamètre. L’hématome est associé à un œdème. Ces lésions sont des macules rouge plus ou moins violacé qui ne disparaissent pas à la pression (Fig. 11), à la différence des tumeurs vasculaires. Elles sont le plus souvent secondaires à un traumatisme. Elles peuvent cependant révéler une pathologie sous-jacente (trouble de l’hémostase, infection, prise de médicaments antiplaquettaires ou anticoagulants). En l’absence de traumatisme local, un bilan d’hémostase doit être prescrit (NFS, TQ, TCA, plaquettes) lorsque ces lésions sont chroniques ou récidivantes.

CANDIDOSE AIGUË

Contrairement aux idées reçues, les candidoses oropharyngées sont rares dans la cavité buccale. Dans tous les cas, il s’agit d’infections opportunistes (Fig. 12). En l’absence de facteur favorisant évident (enfant, usage de cortisone locale, traitement antibiotique récent, hyposialie sévère), il faut pratiquer une NFS, une sérologie VIH et une glycémie à jeun.

SARCOME DE KAPOSI, LEUCOPLASIE ORALE CHEVELUE

Il s’agit de manifestations buccales quasi spécifiques d’une infection par le VIH. Le sarcome de Kaposi est lié à une infection par le virus HHV-8. Il se présente sous la forme de plaques ou nodules rouge violacé de la muqueuse (Fig. 13). La leucoplasie orale chevelue est liée au virus d’Epstein-Barr. Elle se présente sous la forme de plaques blanches kératinisées du bord de langue (Fig. 14). La découverte de ces lésions nécessite un bilan VIH.

BIBLIOGRAPHIE

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LIENS D’INTÉRÊT : les auteurs déclarent n’avoir aucun conflit d’intérêt concernat cet article.

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