Covid-19 : la pandémie du paradoxe Covid-19 : the paradox pandemic - JPIO n° 3 du 01/09/2020
 

Journal de Parodontologie & d'Implantologie Orale n° 3 du 01/09/2020

 

Article

Jean-Noel VERGNES  

MCU-PH, UFR Odontologie de Toulouse, France
Département d'Epidémiologie Santé Publique
Professeur associé, Université McGill, Montreal, Canada
Faculté de médecine dentaire

Résumé

Résumé

L'épidémie de Covid-19 a évolué en pandémie mondiale en quelques semaines. C'est la première fois depuis une cinquantaine d'années qu'une pandémie de maladie aigue transmissible affecte un nombre aussi important d'êtres humains, avec un taux de mortalité non négligeable. Le monde scientifique et politique n'était pas préparé à une telle pandémie. Cet événement a mis en relief un certain nombre de paradoxes qu'il est important de mettre en lumière, afin que le professionnel de santé puisse dorénavant affiner son sens critique et davantage participer à l'effort de recherche.

Summary

ABSTRACT

The Covid-19 epidemic evolved into a global pandemic within a few weeks. This is the first time in about 50 years that a pandemic of acute communicable disease has affected such a large number of human beings, with a significant mortality rate. The scientific and political worlds were not prepared for such a pandemic. This event highlighted a number of paradoxes that is important to understand, so that the health professional can henceforth sharpen his or her critical sense and become more involved in the research effort.

Key words

Covid-19, epidemic, pandemic, epidemiology, public health, biomedical research, science

Introduction

Le 31 décembre 2019, la Commission sanitaire de Wuhan, dans la province du Hubei en Chine, fait état de quelques cas de pneumonies atypiques. Dix jours plus tard, le 11 Janvier, la Chine rend publique la séquence génétique d'un nouveau virus de la famille des coronavirus. Ce virus sera nommé SARS-Cov-2 un mois plus tard, le 11 février, et identifié comme l'agent d'une nouvelle zoonose : la maladie Covid-19. Une semaine après l'entrée en confinement de trois villes du Hubei (Wuhan, Huanggang et Ezhou), l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) qualifiait l'épidémie « d'urgence de santé publique internationale ». Nous étions alors le mardi 30 janvier 2020. À partir de ce moment, de nombreux virologistes et épidémiologistes occidentaux scrutaient la situation avec la plus grande attention. Personne ne se doutait alors que ce qui était en train de se jouer n'était pas seulement une pandémie mondiale, mais aussi l'émergence de paradoxes révélateurs de changements sociétaux majeurs et très récents à l'échelle des temps historiques. La génération actuelle allait découvrir ce que l'humanité connaît pourtant depuis des millénaires, mais au travers d'un prisme nouveau, celui d'une ère mondialisée, technologique, où la notion de risque a envahi nos existences à mesure que, pourtant, notre espérance de vie s'est allongée.

Le but de cet article est de décrire quelques-uns de ces paradoxes, de mettre en lumière des phénomènes complexes, afin de mieux intégrer la problématique de l'épidémie de Covid-19 dans nos vies personnelles et professionnelles, pour une action rationnelle, efficace et sereine.

Une nouvelle pandémie... dans l'histoire des pandémies

Le terme de pandémie est le plus souvent employé pour décrire la propagation d'une épidémie de maladie infectieuse transmissible (et potentiellement mortelle), sur un ou plusieurs continents. L'histoire de l'humanité est parsemée d'épisodes pandémiques. Parmi les plus mortels et pour n'en évoquer que quelques-uns, évoquons l'épidémie de peste de Justinien au VIe siècle (première véritable épidémie connue, liée aux voies commerciales du bassin méditerranéen), celles de peste noire au milieu du XIVe siècle (Asie et Europe) et de choléra au milieu du XIXe siècle (Asie et Europe), et plus récemment l'épidémie dite de la « grippe espagnole » au début du XXe siècle (avec environ 50 millions de morts dans le monde). Si l'épidémie de « grippe espagnole » s'est en grande partie répandue à l'occasion de déplacements militaires liés à la première guerre mondiale, on estime que la première véritable épidémie liée aux transports civils internationaux est la grippe de Hong Kong (environ 1 million de morts entre 1968 et 1970).

Depuis l'épidémie de grippe de Hong Kong, la pandémie liée à l'infection au VIH constitue encore aujourd'hui la plus importante pandémie mondiale de maladie infectieuse transmissible en termes de mortalité. On décompte environ 35 millions de personnes décédées des suites de maladies liées au SIDA [4]. D'une certaine manière, l'épidémie de SIDA, de par la nature de la maladie et des traitements qui lui sont associés, a participé à l'évolution des systèmes de santé vers une gestion des maladies chroniques allant de pair avec le phénomène de « transition épidémiologique » décrit depuis les années 1970 [11].

En dépit de nombreuses épidémies qui se développent dans le monde tous les ans, force est de constater que, depuis la grippe de Hong Kong, le phénomène de pandémie de maladies infectieuses transmissibles aigues avait été évité : le virus Ebola, connu depuis la fin des années 1970, a provoqué des épidémies uniquement sur le sol africain (dont la plus grave en 2013-2014, avec 11 000 morts [7], malgré quelques cas européens isolés). Quant à l'épidémie de syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) lié au SARS-Cov-1 entre novembre 2002 et juillet 2003, elle ne s'est pas assez propagée pour qu'on puisse parler de pandémie, même si des cas ont été recensés dans une trentaine de pays. Le bilan mondial de cette épidémie a été d'environ 750 morts et 8 000 cas [10] (437 cas et 1 mort en France). Enfin, la grippe saisonnière atteint un stade pandémique que lorsque son taux de mortalité est particulièrement haut (comme les 2-3% de la grippe espagnole, comparativement à moins de 0,1% pour la grippe saisonnière), sa diffusion mondiale variant chaque année entre 300 millions et 1 milliard de personnes.

Concernant le SARS-Cov-2, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a déclaré l'état de pandémie de Covid-19 le 11 mars 2020, soit à peine 2 mois après la découverte du virus. Signe des temps modernes, le séquençage du virus a été fait avant même de nommer la maladie qu'il provoque, ce qui semble être une première dans l'histoire de l'humanité. À cette date, l'OMS se basait sur un taux de mortalité assez élevé (de l'ordre de 3-4%), et une diffusion importante de l'épidémie (déjà détectée dans 114 pays). Ainsi, bien que le phénomène de pandémie ne soit pas nouveau, la pandémie de Covid-19 se révélait être particulièrement inédite sur le plan biologique, d'abord, et épidémiologique, ensuite.

En effet, le SARS-Cov-2 est un nouveau virus induisant une nouvelle maladie, dont la combinaison des symptômes aboutit à des formes cliniques spécifiques, bien que très variables entre les patients (avec anosmie, perte du goût, images radiographiques pulmonaires assez typiques et troubles de la coagulation).

Ensuite, le mode de vie contemporain, avec de nombreux déplacements et rassemblements massifs, a rendu les modélisations épidémiologiques classiques, basées sur le calcul du R0 (nombre de cas secondaires par cas primaire dans une population susceptible) obsolètes. De grand progrès méthodologiques ont été réalisés pour tenir compte de la notion de « super-spreader » (individu particulièrement contagieux), mais la complexité des modélisations pose la limite de leur prédictibilité. La diffusion mondiale du SARS-Cov-2, qui aurait auparavant pris des mois ou des années, s'est faite en quelques semaines seulement. Nous avons ainsi assisté, pour la première fois, au confinement quasi-simultané de la moitié de la population mondiale (qui n'a, par ailleurs, jamais été aussi nombreuse, ni jamais autant interconnectée, ni jamais aussi âgée, ni jamais autant atteinte de maladies chroniques). Rappelons que la dernière quarantaine en France datait de 1955, pour un épisode épidémique localisé de variole à Vannes, en Bretagne.

Implications

L'épidémie de Covid-19 est la preuve que le risque de pandémie de maladies infectieuses transmissibles existe encore de nos jours, et que ce risque est loin d'être négligeable sur le plan de la mortalité absolue. Mais il est important de saisir que notre société a changé : nous vivons dans une « société du risque », qui non seulement rejette la mort (y compris le décès des personnes très âgées), mais mesure et quantifie un nombre toujours plus important de risques [8]. Dans ce contexte, le principe de précaution prévaut [9], avec tout ce que cela induit en termes de responsabilisation.

Ainsi, il convient de considérer que notre perception du risque ne doit pas se baser sur les mesures de protection destinées à le réduire. Raisonner ainsi est une inversion de la pensée logique : ce n'est pas parce que mon cadre quotidien personnel et professionnel est profondément bouleversé par un confinement destiné à ne pas saturer les services hospitaliers que la maladie représente un risque majeur sur le plan populationnel. L'aspect inédit des mesures sociétales prises durant l'épidémie de Covid-19 est davantage un marqueur de notre mode de vie contemporain qu'un indicateur d'une surmortalité globale extrême.

Enfin, un des paradoxes révélé par cette épidémie (en Italie, en France, en Espagne et au Royaume-Uni tout du moins), est l'inadaptation organisationnelle à procéder à des tests de dépistage précoce à l'échelle populationnelle, alors même que le séquençage du virus est connu, et que les techniques pour le faire sont devenues courantes. Un des éléments explicatifs de ce manque d'organisation réside certainement dans l'absence d'antériorité d'un tel phénomène durant les 50 dernières années dans ces pays.

Une question de santé... et de politique

Dès les premières semaines de 2020, nous étions face à un contraste saisissant. D'un côté, la Chine affichait de sérieuses marques d'efficacité : une production scientifique précoce, active et a priori de qualité, la construction (très médiatisée), en 10 jours seulement, d'un hôpital dédié aux patients atteints de Covid-19, ou encore la mise en place d'un « cordon sanitaire » très strict, confinant plus de 50 millions de personnes, selon des modalités alors difficilement envisageables dans les pays occidentaux. D'un autre côté, nous ne pouvions perdre de vue que la Chine de 2020 est un pays au régime autoritaire, avec une liberté d'expression limitée, et une propagande d'État active. Nous ne pouvions donc que nous questionner sur la véracité des informations filtrées par le régime chinois : la gravité de l'épidémie était-elle minimisée ou exagérée (les deux directions pouvant être mises à profit à des fins politiques) ? Cette possibilité de distorsion de l'information à ce stade de l'épidémie ne pouvait qu'avoir des conséquences négatives sur la préparation d'une pandémie au niveau mondial. Dans les différents pays du monde, sur-anticiper exposait à de vives critiques, comme cela a été le cas en France lors de la controverse du plan de vaccination contre la grippe H1N1 en 2009. Sous-anticiper exposait à d'évidents risques de « scandales sanitaires ». Comment, en effet, prendre la juste mesure de la situation lorsque les données initiales sont sujettes au doute ?

Lorsque la pandémie a pris de l'ampleur, les gouvernements des principales démocraties ont eu tendance à opter pour des mesures de santé publique guidées par des données scientifiques – tel était en tout cas le dessein. La recherche de rationalité (à défaut de la rationalité elle-même) a servi de guide aux décisions, et il est raisonnable de penser que la démarche était authentique. La meilleure façon de satisfaire le plus grand nombre est d'opter pour des choix précis, rigoureux, explicables. En réalité, le choix politique de s'en remettre principalement à la science relève de l'abandon du sens politique lui-même. L'information scientifique est par nature extrêmement ciblée, et ne peut servir, seule, à confectionner les mesures sociétales à adopter face au phénomène complexe qu'est une pandémie. Sélectionner les critères scientifiques prioritaires (occupation des lits de réanimation) relève déjà d'un acte politique. De même, protéger les personnes âgées par un confinement généralisé est un choix politique, non scientifique.

Les mesures sociétales sont de nature politique. Elles nécessitent l'agrégation de multiples informations (souvent contradictoires), dépendant de la nature du virus et de son épidémiologie, mais aussi de la culture du pays, de sa préparation à un épisode pandémique (disponibilité des masques, des tests diagnostiques), de dynamiques complexes liés au contexte économique et politique, au système de santé, aux institutions en rapport avec la recherche, à l'âge et aux comorbidités de la population, aux flux de population, aux densités géographiques, aux facteurs climatiques, etc. Pour chacune de ces dimensions, la science fournit d'innombrables informations (elles-mêmes souvent contradictoires), et ne peut servir de référentiel « clé en main » à des mesures sociétales nécessairement « tranchantes ».

La gestion d'une crise sanitaire relève donc de choix politiques, que ce soit dans l'anticipation de l'épidémie ou dans l'orientation des décisions de santé publique, au fil de son évolution. D'ailleurs, dans les pays nettement polarisés sur le plan politique, les mesures sociétales de réponse à l'épidémie se débattent directement sur le plan de la confrontation politique. Aux Etats-Unis, le port ou non du masque est devenu un signe d'appartenance politique : alors que les démocrates le recommandent pour limiter la diffusion du virus et protéger les personnes les plus fragiles, les républicains s'y opposent au nom de la liberté individuelle. Le débat est tout aussi virulent sur le plan économique, entre des démocrates attachés aux principes de protection sanitaire, et des républicains défendant la liberté d'entreprendre.

Implications

Dans une démocratie, il est particulièrement important que les citoyens (et à fortiori les professionnels de santé ainsi que les décideurs politiques) distinguent ce qui relève des données scientifiques brutes (par essence multiples, contradictoires, évolutives) et ce qui relève de choix politiques. La défiance envers la science et la politique ne peut qu'augmenter si la science se fait politique ou si la politique se fait science. Il est acceptable et nécessaire de confronter des points de vue différents à partir d'arguments divers, les données issues de la recherche restant une source d'information incontournable en période d'épidémie.

Lors d'une crise sanitaire, le professionnel de santé aurait théoriquement un rôle important à jouer pour influer sur les questions politiques. Outre le soin, une action primordiale serait de participer de façon structurée et collective au recueil de données susceptibles d'orienter les décisions politiques. La médecine de ville est aux premières loges pour non seulement assurer une surveillance épidémiologique, mais aussi pour analyser l'efficacité de différentes approches. Encore faut-il que le cadre structurel permette ce type d'action rapide. Dans le domaine dentaire, connaître précisément les besoins en soins d'urgence pendant la période de confinement aurait permis au décideur politique de mieux cerner les priorités, notamment en terme de distribution des équipements de protection individuelle entre les différentes professions de santé, et dans un contexte de pénurie (également explicable par des choix politiques).

En dehors des épisodes épidémiques, le professionnel a aussi un rôle politique important, en tant que citoyen s'exprimant par le vote ou par la participation au débat politique, en optant notamment pour les choix sociétaux les plus en phase avec sa vision du soin.

Du temps chronologique... et historique

Comme dans tout événement historique, la construction chronologique des évènements s'affine au fur et à mesure des informations collectées. L'avancée des connaissances ne se fait pas à un rythme qui permettrait de mettre en place les actions les plus efficaces au meilleur moment.

Par exemple, nous apprenions le 3 mai 2020 que le SRAS-CoV-2 se propageait déjà en France à la fin du mois de décembre 2019, avec un patient hospitalisé en décembre dans une unité de soins intensifs d'un hôpital du nord de Paris, pour une hémoptysie sans diagnostic étiologique. La RT-PCR ayant été effectuée rétrospectivement sur l'échantillon respiratoire stocké a confirmé le diagnostic d'infection par le SARS-Cov-2, avec un syndrome respiratoire aigu sévère [3]. Cette information ne pouvait être connue que rétrospectivement, puisque le virus était alors inconnu, car séquencé 15 jours plus tard en Chine.

Ainsi est-il dans la nature même de l'investigation scientifique que d'avancer par à-coups, les vérités d'hier n'étant pas celles d'aujourd'hui et de demain, en évoluant souvent vers davantage de complexité. Le temps qui passe fournit aléatoirement des informations scientifiques faussement rassurantes (comme par exemple le mode de transmission interhumain du SARS-Cov-2, estimé le 23/01/2020 par l'OMS comme « limité aux groupes familiaux et aux agents de santé qui se sont occupés de patients infectés »), ou des informations scientifiques faussement alarmistes (comme par exemple « l'étrange similarité » des séquences d'acides aminés d'une protéine du SARS-Cov-2 et celui du VIH-1, dans une étude qui avait été prépubliée le 31/01/2020, puis rétractée). Il est important de savoir que les informations issues de recherches observationnelles sont plus souvent faussement rassurantes (essentiellement par manque de puissance statistique) que faussement alarmistes (essentiellement par manque de rigueur méthodologique).

Repris et commentés a posteriori, ces conflits de temporalité mettent en relief un certain nombre d'informations faussement rassurantes, ce qui alimente la défiance à la fois envers les travaux scientifiques qui les ont produits, mais aussi envers les décisions politiques qui s'en sont inspirées. Lorsque le pic épidémique s'éloigne, il devient facile de tirer les conclusions de ce qu'il aurait été efficace de faire, sur le plan politique, aux différents stades de l'épidémie. Interdiction précoce des rassemblements massifs, limitation des transports, disponibilité des tests, port de protections individuelles, auraient en effet probablement permis de « sauver des vies ». Ceci est d'autant plus marquant que l'on retrouve toujours des personnes publiques, scientifiques ou non, « qui n'ont pas été écoutés » alors qu'il était encore temps. Mais il faut se souvenir que leur parole était initialement noyée dans une multitude d'informations contradictoires, et que leur prédiction ne se fondait souvent pas que sur des éléments factuels. Si l'on ajoute la dimension culturelle d'une société qui évolue en raison même de l'expérience d'un confinement national, on comprend à quel point il n'est pas intellectuellement honnête de juger avec les yeux du présent les actions d'un passé, pourtant proche, mais si vite oublié. Ceci ne veut pas dire qu'il ne faut pas tirer des leçons, bien au contraire : le temps de l'analyse est fondamental et ne doit justement pas être balayé par la fin de l'épisode pandémique.

Implications

La confrontation des temporalités est déstabilisante. Nous vivons dans une société de l'urgence favorisant l'immédiateté, renforcée par les moyens de télécommunications modernes. Il n'est pas facile de remettre constamment en question ses connaissances, surtout lorsqu'on y associe de l'émotion (peur, espoir face à la situation), ou lorsqu'on y adjoint des éléments d'identité personnelle (ambition, image sociale, etc.).

Ce qui est certain, c'est que la science est incertaine, et qu'elle avance à petits pas. Le professionnel de santé, en tant que relayeur d'information médicale complexe, doit faire l'effort de cette remise en question constante, et de refus d'adhésion à des vérités figées. Exprimer son incertitude, ou ses réserves, est la base de l'esprit critique nécessaire à l'exercice de la médecine. Intégrer dans ses réflexions et dans son discours une approche complexe de la temporalité est une clé fondamentale de cette attitude.

De la science... et de l'opinion

La pandémie de Covid-19 a enfin fait resurgir, à grand éclat, le fossé entre science et opinion. Il ne date pas d'hier, et perdure sous des formes différentes depuis l'Antiquité. Les deux guerres mondiales ont accentué la vulgarisation scientifique de masse dans les pays industrialisés [2]. Alors que Gaston Bachelard rejetait l'opinion (« l'opinion pense mal, elle ne pense pas, elle traduit des besoins en connaissances »), on s'aperçoit que, dans notre époque de post-vérité, la vulgarisation scientifique ne suffit plus. La légitimité des recherches scientifiques est remise en question. Le citoyen s'implique de plus en plus dans les choix de recherche, et on retrouve cette tendance dans le domaine de la santé, avec les notions de « patients experts » ou de modèles d'approches centrées sur le patient.

Avec le confinement, la médiatisation et les réseaux sociaux, l'opinion est venue combler la lenteur de la recherche: les certitudes de l'opinion rassurent quand la science hésite. En médecine, on peut attribuer cette lenteur à la simultanéité de l'émergence du courant « Evidence-Based Medicine » dans les années 1990 et de l'orientation de nos modèles de santé vers l'étude et la prise en charge de maladies chroniques.

Notons que l'opinion n'est pas l'apanage du « profane » : les scientifiques et médecins avancent eux-mêmes leur propre opinion, pour le meilleur ou pour le pire, comme par exemple en début d'épidémie lorsque l'épidémie de Covid-19 était comparée à une épidémie de grippe (ce qui avait peu de sens sur le plan virologique, clinique et épidémiologique). Mais, en France tout du moins, c'est sur le terrain de la recherche clinique que l'opinion est le plus entré en conflit avec la science. L'urgence de disposer d'un traitement a légitimé auprès d'une partie de l'opinion l'adhésion à l'idée qu'« en temps de guerre, on n'a pas le temps d'attendre, on agit avec les traitements que l'on suppose efficaces pour sauver des vies ».

Cette heuristique est compréhensible et effectivement applicable, à condition de s'assurer que la dynamique scientifique soit enclenchée, et non bloquée à des stades préliminaires. La pyramide des niveaux de preuve de l'Evidence-Based Medicine (EBM) [5], bien que discutable, représente néanmoins un canevas temporel pour étudier l'efficacité et la non-dangerosité des traitements. En bref, il est scientifique de réaliser des études in vitro, il peut être scientifique de mener des études d'observation sans groupe témoin, mais il n'est pas scientifique de s'en contenter. L'urgence sanitaire ne peut constituer un prétexte au blocage, volontaire ou non, de la chaîne d'investigation de la causalité. Les intuitions et recherches préliminaires ne peuvent suffire pour émettre des recommandations définitives à grande échelle.

Le débat complexe sur l'hydroxychloroquine (associée ou non à l'azithromycine, indiquée ou non pour les formes débutantes de Covid-19) a cristallisé le divorce entre science et opinion, entre pensée complexe et pensée binaire. Il a surtout démontré une double lacune dans le système de recherche actuel : la lenteur des procédures (inadaptée à une épidémie dont le pic initial s'étale sur 2 ou 3 mois seulement) et le manque de coopération des investigateurs potentiels. Ce manque de coopération, qui peut s'expliquer par une culture exacerbée de la compétition dans le monde de la recherche, s'est manifesté à tous les niveaux. Pour rester dans le domaine médical, on peut énumérer un manque criant de collaboration entre Institut Hospitalo-Universitaire et Centres Hospitalo-Universitaires, entre la médecine de ville et l'hôpital (la recherche restant encore aujourd'hui essentiellement conduite en milieu hospitalier), ainsi qu'entre les pays européens (des concurrences contre-productives ont été observées entre plusieurs essais cliniques tels que Discovery (INSERM, France) Solidarity (OMS) ou Recovery (NIHR).

Par ailleurs, il convient toujours de garder à l'esprit la possibilité de conflits d'intérêts, déclarés ou non, de la part des chercheurs promouvant une approche thérapeutique, aussi bien que de la part de ceux qui s'y opposent. Les enjeux économiques liés à l'industrie pharmaceutique brouillent les frontières entre science et opinion. Ces influences sont d'autant plus complexes qu'elles ne sont pas forcément liées à des conflits d'intérêts financiers directs : l'environnement et le parcours du chercheur influence ses points de vue sans qu'il n'en ait forcément conscience.

Implications

La leçon principale à tirer est dans l'urgence de structurer la recherche clinique pour qu'elle soit adaptée aux épisodes épidémiques (la démarche EBM est globalement bonne, c'est le cadre général de la recherche qui n'est pas adapté aux épidémies infectieuses aiguës transmissibles). Avec une structure adaptée, la réalisation d'études observationnelles rapides à très grande échelle, ainsi que d'essais cliniques randomisés précoces est d'autant plus envisageable que les moyens technologiques existent. Il appartient à chaque professionnel de santé de se questionner sur son implication potentielle dans la recherche, et sur son rôle de relayeur de l'information médicale auprès de ses patients et du public. Il peut avoir une opinion, mais elle ne doit être ni figée, ni soumise de façon cachée à des influences autres que la connaissance elle-même.

De même, la déclaration de conflits d'intérêt de la part des chercheurs n'apporte qu'une réponse partielle à la problématique de l'influence idéologique liée à l'environnement de recherche. Il conviendrait d'étendre la démarche de déclaration de conflit d'intérêt à des dimensions plus larges que le seul aspect financier, comme cela a par exemple été suggéré dans le domaine de la recherche en nutrition [6].

Conclusion

La pandémie de Covid-19 a mis en lumière des paradoxes et des conflits qui sont le reflet d'une société qui n'était pas préparée à une telle pandémie. Dans un monde de complexité croissante, il apparaît comme une priorité sociétale d'éduquer à la pensée complexe, pour toutes les tranches d'âge et dans tous les domaines. Dans le domaine de la santé, la pensée complexe chère à Edgar Morin se révèle un puissant levier de créativité, de pragmatisme et de cohérence pour réfléchir la santé et la recherche dans un contexte biopsychosocial.

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