Association bruxisme-céphalée dans une population de patients dysfonctionnels - Cahiers de Prothèse n° 122 du 01/06/2003
 

Les cahiers de prothèse n° 122 du 01/06/2003

 

Articulation temporo-mandibulaire (ATM)

Khaldoun Rifai   

DSO- HDR - Professeur
Faculté de médecine dentaire -
Université libanaise BP 13
6230 Chouran-Beyrouth Liban

Résumé

La relation entre le bruxisme nocturne et les céphalées de tension est un sujet de controverse. Le but de cet article était de vérifier rétrospectivement l'hypothèse selon laquelle les patients bruxomanes seraient davantage prédisposés aux céphalées de tension que les patients non bruxomanes et ceci dans une population présentant des désordres temporo-mandibulaires. Un total de 653 patients dysfonctionnels ont été examinés rétrospectivement entre 1990 et 2001 : 350 d'entre eux présentaient un bruxisme nocturne et 240 une céphalée de tension. L'association bruxisme/céphalée de tension était significativement plus importante dans le groupe bruxomane par rapport au groupe non bruxomane (53 % contre 22 %). Chez les patients dysfonctionnels, le bruxisme nocturne serait un facteur à prendre en considération dans le diagnostic et le traitement des céphalées de tension.

Summary

Association between bruxism and tension headache in a population with temporomandibular disorders

The association between bruxism and tension headache is a controversial subject. The aim of this study was to check the hypothesis of a possible relationship between tension headache and bruxism in a population with temporomandibular disorders (TMD). Some 653 TMD patients were surveyed between 1990 and 2001. Those were classified into two groups:

- group I: 350 bruxers ;

- group II: 303 non bruxers. The correlation between bruxism and tension headache was significantly higher in the first group (53 %) than in the second group (22 %).

In a TMD population, bruxism may be a factor to be taken in consideration while managing tension headache.

Key words

bruxism, temporomandibular disorders, tension headache

La relation entre le bruxisme et les céphalées est un sujet de contro-verse. Une corrélation entre le degré de céphalée et une sensibilité au niveau des muscles péricrâniens n'est pas toujours présente [1]. En revanche, certains auteurs ont observé que les patients avec une céphalée de tension1 présentent plus de sensibilité au niveau des muscles péricrâniens comparés aux patients asymptomatiques [2-4]. Cette sensibilité augmente durant les épisodes de céphalée [5]. De même, une activité électro-myographique augmentée a été notée chez les patients atteints de ce type de céphalée [5, 6] et d'une hypertrophie des muscles élévateurs [7]. Selon Jensen et Olesen [8], les épisodes douloureux des céphalées seraient dus à une activité parafonctionnelle prolongée. La céphalée de tension serait, dans d'autres cas, déclenchée par un bruxisme ou l'introduction d'une interférence occlusale [9]. Le but de cet article est de vérifier rétrospectivement l'hypothèse selon laquelle les patients dysfonctionnels bruxomanes seraient davantage prédisposés aux céphalées de tension que les patients dysfonctionnels sans activité de bruxisme.

Matériels et méthodes

Au total, 653 patients ont été examinés entre1990 et2001 pour diagnostiquer et traiter des dysfonctionnements de l'appareil manducateur (DAM). La moyenne d'âge était de 31,5 ans (déviation standard : 15-68). Un examen clinique a été effectué pour tous les patients et les signes et symptômes dysfonctionnels ont été relevés à l'aide d'un questionnaire [10]. Les résultats révèlent que 350 patients étaient conscients d'un bruxisme nocturne. Ce critère était le principal facteur d'inclusion de l'étude. D'autres critères étaient constatés chez certains des patients bruxomanes et constituaient un support supplémentaire pour le choix de ce groupe. Il s'agissait des facteurs suivants :

- présence de facettes d'abrasion attribuées au bruxisme ;

- sensation de fatigue et de tension matinales spécialement au niveau des muscles masséters ;

- hypertrophie des muscles masséters et/ou temporaux.

Les 303 autres patients n'étaient pas conscients d'une telle manie et constituaient donc le groupe témoin. La présence et la détermination du type de céphalée ont été notées durant la même séance [1]. Les critères d'inclusion des patients atteints de céphalée étaient fondés sur l'intensité, la qualité, la localisation et la durée de la douleur. Ils ont permis essentiellement de distinguer les patients présentant une céphalée de tension des patients migraineux. Les caractéristiques de cette céphalée sont une douleur pouvant durer de 30 minutes à 7 jours et présentant au moins deux des quatre caractéristiques suivantes [11, 12] :

- une douleur compressante de qualité non pulsatile ;

- une intensité légère à modérée, bilatérale ou à localisation variable ;

- non aggravée par une activité physique, sans vomissement ni nausée.

Une photophobie ou une phonophobie peuvent exister sans être forcément simultanées.

Résultats

Des 653 patients examinés, 240 (37 %) présentaient une céphalée de tension (fig. 1).

Dans ce même groupe, 350 (53 %) présentaient un bruxisme nocturne contre 303 (47 %) ne présentant pas de bruxisme (fig. 2). Les patients présentant une céphalée de tension sont plus nombreux dans le groupe bruxomane (181 de 350 patients), ce qui représente 53 % de ce groupe. Le nombre de patients présentant une céphalée du même genre dans le groupe témoin était de 67 sur 303 patients, ce qui représente 22 % (fig. 3).

Discussion

Les résultats de cette étude montrent une association entre le bruxisme nocturne et la céphalée de tension. Les patients bruxomanes présentaient une plus grande prévalence de céphalée de tension par rapport aux patients non bruxomanes (53 % contre 22 %) (p < 0,001). Ces résultats doivent être toutefois interprétés avec prudence pour deux raisons :

1. Il existe une part de subjectivité inhérente aux résultats. Il est établi que le bruxisme nocturne est difficile à diagnostiquer. Les critères généralement utilisés ne sont pas très précis [13-15]. Certains de ces critères sont difficiles à contrôler :

- la présence de facettes d'abrasion pourrait indiquer un ancien bruxisme ;

- tous les patients bruxomanes ne présentent pas forcément une hypertrophie musculaire ;

- tous les patients bruxomanes ne sont pas conscients d'une tension musculaire au réveil.

La reconnaissance de cette manie parafonctionnelle par le patient ou par l'un de ses proches est un des facteurs les plus sûrs. Ce critère a été utilisé par Sheppard et Sheppard [16] et dans notre étude, mais reste critiquable puisqu'un certain nombre de patients qui ont cette manie n'en sont pas conscients. Cette subjectivité induit donc une certaine imprécision et une fluctuation des résultats pour toutes les études sur le bruxisme. Si une nouvelle étude de ce type était actuellement entreprise, elle pourrait bénéficier d'une collaboration avec des laboratoires du sommeil équipés de caméras infrarouges et de laryngophones.

Ce caractère subjectif correspond aussi au symptôme étudié qu'est la céphalée. Il était difficile dans certains cas de cerner les caractéristiques particulières de cette céphalée pour chaque patient en l'absence d'un outil clinique précis. Les caractéristiques utilisées dans cette étude ont été citées par Mongini [12] pour différencier essentiellement la céphalée de tension et la migraine. Cependant, il n'a pas été possible de faire une distinction avec les autres types de céphalée de tension telles qu'elles sont définies par l'Association internationale de céphalée et l'Association internationale pour l'étude de la douleur.

2. Différentes explications ont été avancées au sujet de la céphalée de tension. Cette céphalée existe aussi bien dans la population générale que chez les patients présentant des désordres temporo-mandibulaires (DTM). L'association bruxisme/céphalée relevée par une étude ne prouve en aucun cas une relation de cause à effet. Une investigation plus poussée serait nécessaire pour chercher une éventuelle relation dans une population asymptomatique. Il est cependant très probable que les algies musculaires en rapport avec le bruxisme [8, 12,17-19] favorisent ces douleurs céphaliques, essentiellement au niveau des muscles temporaux [2-4].

Dans notre échantillon de patients dysfonctionnels, 240 (37 %) présentaient une céphalée de tension. Ce résultat concorde avec d'autres études. Schokker et al. [20] ont relevé 42 % de céphalée de tension dans un groupe de 100 patients. Les patients consultés étaient orientés avec un diagnostic préliminaire de céphalée, ce qui pourrait expliquer leur pourcentage plus élevé. Pour Molina et al. [21], ce pourcentage est de 36 %.

S'il est certain qu'une plus grande prévalence de bruxisme et de céphalée a été notée chez les patients dysfonctionnels par rapport aux patients ne présentant pas des DTM [21], aucune étude n'a souligné l'association bruxisme/céphalée chez les patients présentant des DTM. Le but de notre étude était de comparer la fréquence des céphalées de tension entre patients bruxomanes et non bruxomanes dans le cadre général des dysfonctions temporo-mandibulaires. Les proportions relevées dans notre étude sont différentes de celles de Molina et al. (24 %) [21], mais s'en approchent si l'on ajoute les 20 % des céphalées combinées. La différence majeure avec les autres études réside au niveau du choix du groupe contrôle. Notre groupe de contrôle, comme le groupe étudié, est dysfonctionnel, mais est différent dans le sens où il ne présente pas de bruxisme. Dans les autres études, il est asymptomatique. La méthodologie de travail étant différente, il paraît hasardeux de comparer avec les autres études. Cependant, nous jugeons que la céphalée de tension, bien qu'il soit difficile de lui attribuer une étiologie spécifique, pourrait avoir des origines dans les problèmes musculaires liés au bruxisme. En effet, si la pathophysiologie des céphalées de tension est en rapport avec un problème musculaire [5, 22, 23] et si le bruxisme prédispose davantage aux problèmes et algies musculaires [7, 8, 17, 19], il est logique que cette association soit vérifiée dans le cadre de cette étude. Cette constatation a été notée par plusieurs auteurs qui suspectent une relation biomécanique entre le bruxisme et les céphalées d'origine musculaire [9, 13, 21]. Une investigation sur 86 patients bruxomanes révèle que 60 % d'entre eux sont atteints de céphalée et de douleurs au niveau du cou au moins une fois par mois. Ces deux problèmes sont liés à une hyperactivité musculaire. Si cette relation est avérée, une thérapie par gouttière peut être envisagée, cette dernière pouvant avoir des effets bénéfiques dans le cas de bruxisme. L'étude de Wilkinson et al. [24] montre que le type de céphalée qui répond le mieux à une thérapie par gouttière est la céphalée bilatérale chez les patients présentant des signes et symptômes de DTM et de céphalée. Cette constatation mériterait d'être vérifiée dans une étude ultérieure qui comparerait les résultats du port d'une gouttière chez les patients bruxomanes présentant une céphalée de tension à un groupe témoin présentant les mêmes symptômes sans gouttière.

Conclusion

L'association bruxisme-céphalée de tension constatée chez les patients dysfonctionnels induit les recommandations suivantes :

- une thérapie musculaire adéquate (gouttière, physiothérapie…) doit être envisagée en présence d'une céphalée de tension en rapport avec un bruxisme ;

- cette association ne doit pas être interprétée comme une relation de cause à effet et, par conséquent, les autres facteurs et associations doivent être pris en considération dans le traitement de cette céphalée.

(1) Céphalée de tension (CT) : tension type headache (TTH).

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