Occlusodontie
Assistant hospitalo-universitaire
Université Victor-Ségalen
16-20, cours de-la-Marne
33082 Bordeaux cedex
L'usure dentaire, ubiquitaire parmi les populations du passé, constitue depuis longtemps une voie de recherche en anthropologie odontologique. Dans ces populations, ses mécanismes reposent sur différents facteurs tels que l'érosion, l'attrition et surtout l'abrasion, liée à l'alimentation et à ses modes de préparation. Le codage de l'usure occlusale et inter-proximale repose sur de nombreuses classifications qualitatives, quantitatives et chronologiques. Lorsqu'elles sont mises en relation avec certaines données de micro-usure, ces classifications nous renseignent sur l'alimentation, les modifications culturelles ainsi que l'âge au décès des individus des populations fossiles. Lorsqu'elle est en relation avec certaines modifications dentaires et squelettiques (topographie du plan d'occlusion, égression dentaire compensant l'usure, dérive mésiale des arcades ou genèse d'une occlusion en bout à bout), l'usure dentaire des populations du passé peut également nous aider à mieux comprendre certaines adaptations de l'appareil manducateur. Ces adaptations se retrouvent dans certaines classes de la population actuelle (personnes âgées restées dentées, bruxomanes) et elles doivent être prises en compte lors de l'élaboration d'éléments restaurateurs.
Dental wear, ubiquitous among the populations of the past, constitutes for a long time a way of research in dental anthropology. In these populations, its mechanisms highlight various factors such as erosion, attrition and particularly abrasion, due to diet and eating habits. The coding of occlusal and interproximal wear is based on many qualitative, quantitative and chronological classifications. When they are put in relation to certain data of microwear, these scoring systems inform us on dietary reconstruction, cultural modifications and contribute to determine the age at death. When it is related to certain morphological changes in human teeth and jaws such as occlusal plane topography, continuous eruption, mesial drift or edge-to-edge bite formation, dental wear can also help us to better understand the adaptations of the masticatory apparatus. These adaptations are found in certain classes of the current population (old people who have remained toothed, bruxomanes) and they must be taken into account when developing elements restorers.
L'usure est la détérioration que produit l'usage. Au niveau des dents, elle est considérée comme un phénomène physiologique et adaptatif de l'appareil manducateur [1-6]. Elle existe depuis l'origine de l'humanité et dans toutes les civilisations [7-14]. Même si elle n'est pas systématique dans les populations actuelles dites « primitives », l'usure dentaire affecte beaucoup moins les populations contemporaines industrialisées que les populations du passé [15-17].
Son étude macroscopique couplée aux données de micro-usure [18-20] constitue depuis longtemps une voie de recherche en anthropologie et en odontologie. Elle comprend deux volets, l'usure occlusale et l'usure inter-proximale dont les origines seront successivement étudiées, avec les systèmes de codage ainsi que les principales conséquences au niveau de l'appareil manducateur.
L'usure dentaire permet d'une part de mieux connaître l'alimentation [21-24], les habitudes paramasticatrices [25, 26] ainsi que l'âge au décès [27] des populations fossiles. D'autre part, lorsqu'elle est mise en relation avec certains cofacteurs tels que le remodelage des articulations temporo-mandibulaires (ATM) ou l'égression dentaire compensatrice, elle permet de suivre l'évolution de certaines adaptations dentaires et squelettiques physiologiques de l'appareil manducateur [28] qui se retrouvent dans les populations actuelles et qu'il faut prendre en compte lors de l'élaboration d'éléments restaurateurs. Ces deux aspects sont développés à travers les différentes parties de cet article.
L'usure dentaire est un terme générique employé pour décrire les phénomènes d'attrition, d'érosion et d'abrasion [29], que la tribologie, science et technologie des frottements de surfaces, permet de classer en fonction des mécanismes mis en jeu [30, 31] (tabl. I). Si dans les populations actuelles, l'origine de l'usure dentaire est essentiellement liée aux facteurs attritifs et érosifs [32] (non développés dans cet article), dans les populations du passé, elle met en évidence des facteurs inhérents à la charge abrasive de l'alimentation et à ses modes de préparations [10, 11, 23]. L'usure occlusale des populations fossiles, bien que multifactorielle, dépend principalement de la mastication [33] qui met en jeu les dents antagonistes et des particules plus dures que les tissus dentaires (phytolithes, quartz, silice amorphe) [34, 35]. Elle altère progressivement la morphologie cuspidienne selon des réactions complexes (adhésion, décohésion cristalline, écrouissage, processus chimiques et thermiques), laissant apparaître des facettes d'usure amélaire, puis la dentine sous forme de points et d'îlots de coalescence progressive [36, 37] (fig. 1 et 2). Malgré une importante réaction odontoblastique de protection, certaines dentures particulièrement abrasées présentent parfois des effractions pulpaires, souvent associées à des lésions osseuses périapicales [38] (fig. 3 et 4).
L'évaluation de l'usure occlusale est qualitative et/ou quantitative. L'examen des surfaces s'effectue directement sur les dents, sur des photographies, des dessins ou des répliques. Il est visuel ou fait appel à une instrumentation analogique et/ou numérique [39]. Ce codage évalue la perte de tissu d'un organe dont le volume primitif est inconnu si bien que le découpage de l'usure dentaire en paliers successifs est subjectif et varie selon les auteurs. Il est cependant à la base d'une multitude de classifications qui permettent sous certaines conditions de déterminer l'alimentation, la paléo-démographie (classes d'âge au décès) et l'état sanitaire des populations du passé. Selon leur nature, certaines classifications permettent également de suivre l'évolution de certaines adaptations dentaires et squelettiques retrouvées dans des classes spécifiques de la population actuelle : adultes âgés restés dentés et fonctionnellement équilibrés, individus présentant certaines parafonctions comme le bruxisme, jeunes enfants en denture temporaire.
Les classifications qualitatives et quantitatives diffèrent selon le domaine d'étude. En odontologie [40-42], elles tiennent principalement compte des facettes d'usure amélaire qui enregistrent la cinématique mandibulaire des populations actuelles présentant peu d'abrasion. Elles permettent d'établir des relations entre les surfaces d'usure et certaines caractéristiques occlusales [43, 44]. Dans une approche classique de l'occlusion, au niveau incisif, ces surfaces sont associées aux mouvements de proclusion/rétroclusion ; les autres dents sont, elles, associées aux mouvements de latéroclusion/médioclusion. Au niveau prémolo-molaire, deux types de facettes coexistent en fonction de la cinématique mandibulaire : les facettes travaillantes et les facettes non travaillantes, tout aussi fonctionnelles [45]. Lorsqu'elles sont multiples et bien réparties, toutes ces surfaces d'usure doivent être respectées dans les thérapeutiques occlusales et reproduites sur les restaurations prothétiques (fig. 5a et 5b). Dans une approche fonctionnelle de l'occlusion [46], les facettes d'usure incisives sont associées au mouvement d'incision ; les facettes d'usure des secteurs cuspidés, quant à elles, diffèrent selon leur formation en entrée (guidages et appuis d'entrée) ou en sortie (tables de sortie) du cycle masticatoire (fig. 6, 7 et 8). Dans les populations actuelles, hormis certains individus présentant une usure parafonctionnelle, toutes ces facettes liées à l'ontogenèse sont physiologiques. Aussi, chez les personnes âgées comme chez les individus présentant une forte musculature masticatrice, l'apparition d'îlots dentinaires ne doit pas être interprétée comme un signe d'usure pathologique.
Les classifications anthropologiques dont Broca [47] fut l'instigateur sont utilisées dans les populations du passé, caractérisées par une usure rapide et intense. Elles nuancent peu les premiers stades d'usure amélaire et reposent le plus souvent sur la quantité de dentine exposée. Si certains auteurs [4] ont utilisé l'échelle de Broca [47], d'autres ont proposé des échelles comprenant 4 à 7 stades qui en dérivent directement [9]. Actuellement, ces classifications ne sont utilisées que lors du codage rapide de l'usure dentaire et sont souvent remaniées selon les populations étudiées. Avec Murphy [36], un système de mesure plus élaboré apparaît. Avec 8 degrés et de nombreuses subdivisions, 25 niveaux permettent le codage de l'usure de l'ensemble de la denture, indépendamment de l'âge. Cette classification, longtemps utilisée, a inspiré Brothwell [48]. Toutefois, sa lourdeur incite actuellement à utiliser le système de Scott [49] pour coder l'usure des dents postérieures. Ce système repose sur la quantité d'émail disparu plutôt que sur la quantité de dentine exposée. Il permet de déterminer l'intensité, mais également la rapidité de la survenue de l'usure dentaire, ces deux facteurs permettant une étude de sa variabilité inter-et intra-populationnelle, objectif majeur en anthropologie biologique.
Lors du codage des dents antérieures, le système de Smith [24] est préféré. Outre le taux d'usure, l'angulation des surfaces occlusales est déterminée. Ce système rejoint ainsi certaines classifications (fig. 9) associant différents critères (surface de dentine exposée, morphologie et orientation des surfaces d'usure) [10, 27] qui, en dehors des analyses isotopiques ou carieuses [50], permettent d'étudier l'alimentation et sa technologie au sein des populations fossiles. En effet, selon la consistance de l'aliment mastiqué, l'aspect du cycle masticatoire et l'amplitude du guidage dentaire, au cours duquel les dents s'usent, sont différents pour un même individu [51].
Selon leur nature, les classifications anthropologiques sont utilisées pour mettre en relation l'usure dentaire avec certaines adaptations macroscopiques de l'appareil manducateur. Parmi celles-ci, le remodelage des surfaces de guidage condylien au niveau des ATM est souvent mis en relation avec le remodelage des surfaces de guidage dentaire [52-55] (fig. 10). En effet, les facettes d'usure de ces deux déterminants occlusaux constituent des enregistrements permanents de la cinématique mandibulaire. Aussi, pour Mongini [56], des condyles aplatis et évasés sont typiques d'arcades dentaires aux surfaces occlusales aplaties par une abrasion sévère. D'autre part, des surfaces occlusales en forme de mortier, suite à une distribution équilibrée de l'abrasion travaillante et de l'abrasion non travaillante, sont généralement associées à des condyles présentant sur leur versant antérieur des pôles latéral et médial à la fois inclinés et symétriques.
L'égression compensatrice des dents usées limitant la perte de dimension verticale d'occlusion (DVO) est fréquemment décrite dans les populations du passé [57-62] (fig. 11). Ce mécanisme est principalement lié à une apposition d'os au niveau des alvéoles et de cément le long des racines. Malgré une importante réduction de la hauteur des couronnes anatomiques des dents, la hauteur des couronnes cliniques ne diminue que faiblement. La présence de dents abrasées chez les individus contemporains ne signifie donc pas que la DVO est systématiquement diminuée [63].
La verticalisation des incisives en voie d'usure est un phénomène souvent retrouvé dans les populations fossiles [64-68]. Cette rétroalvéolie des incisives, en particulier au maxillaire, entraîne une majoration de l'angle inter-incisif, responsable avec d'autres facteurs (proglissement mandibulaire, égression compensatrice) de la genèse d'une occlusion labidodonte (en bout à bout) à partir d'une occlusion primitivement psalidodonte (recouvrante) [69-71] (fig. 12, 13 et 14). Si ce phénomène est actuellement décrit chez les personnes présentant une usure parafonctionnelle importante [72-75] et plus discrètement chez les personnes âgées [76], il ne s'accompagne pas toujours de la genèse d'une occlusion en bout à bout. La mise en évidence [77] d'une labidodontie uniquement chez les enfants présentant (en denture déciduale) une classe III d'Angle [78] montre que les rapports sagittaux de la première molaire mandibulaire par rapport à la première molaire maxillaire favorisent certainement la mise en place de ce type d'occlusion. La persistance de la psalidodontie chez des individus préhistoriques adultes présentant une classe II dentaire [70] semble confirmer cette idée. Ces constatations conduisent à penser que le raffinement des mœurs culinaires au cours du temps ne permet pratiquement plus cette transformation de l'articulation dentaire. En revanche, dans les populations actuelles, nous assistons à une persistance du guide antérieur [79, 80] et la force d'éruption non limitée par le travail d'incision entraîne parfois une supraclusion incisive [81], source de nombreux désordres fonctionnels.
Dès que la variabilité chronologique de l'éruption dentaire a mieux été connue, certains auteurs ont établi des rapports avec les différences relatives d'usure des dents d'une même arcade [82, 83]. Selon l'âge, différents tableaux d'avancement de l'usure des arcades dentaires ont été dressés, la gradation de l'abrasion en fonction de la date d'éruption des dents étant particulièrement remarquable au niveau des premières molaires (M1), des deuxièmes molaires (M2) et des troisièmes molaires (M3). En effet, la majorité des auteurs constatent que l'abrasion des M1 est supérieure à celle des M2 qui, elle-même, est supérieure à celle des M3 [23, 49]. Cela s'explique par la chronologie de l'éruption, en particulier pour M1 et M2, qui montre peu de variabilité (6 ans d'écart) entre les populations ; l'éruption de M3 est en revanche plus variable [84].
Aussi, à partir du gradient d'usure décroissant de M1 à M3, différentes classifications chronologiques visant à estimer l'âge au décès des individus ont été mises au point (fig. 15).
Cependant, il convient de rester prudent quant à l'association âge/usure dentaire. En effet, l'usure varie entre différents groupes selon l'alimentation et son mode de préparation [10, 23, 85, 86]. Même si la relation entre ces deux variables est forte entre individus d'une même population, de même génération et de même alimentation, la vitesse de l'abrasion n'est pas constante dans le temps. Elle varie selon les tissus, le sexe et la fonction occlusale [87], la morphologie faciale [88] et la musculature oro-faciale [72-75].
Différentes formes d'usure occlusale donnant une topographie particulière aux surfaces occlusales sont rencontrées dans les populations à denture abrasée (fig. 16). Elles semblent liées à des facteurs aussi variés que l'âge des sujets, leur type d'alimentation, leur façon de mastiquer ou encore la position des dents sur leur arcade osseuse basale [89].
L'usure hélicoïdale est la forme d'usure la plus fréquente en France, du néolithique à l'âge du bronze [90] et de l'époque gallo-romaine au Moyen Âge [7]. En Europe, elle est également fréquente du paléolithique moyen jusqu'à l'époque actuelle [9, 91]. La surface totale d'abrasion (mandibulaire par convention) prend l'aspect d'un double hélicoïde [92] dont la localisation de la zone d'horizontalisation dépend de l'avancée de l'usure [93]. Lorsque la grande pale, d'orientation ad vestibulum, inclut de chaque côté les deux prémolaires, M1 et la moitié mésiale de M2, la petite pale, d'orientation contraire (ad linguam), inclut la moitié distale de M2 et M3, le pas de l'hélicoïde d'orientation ad planum se situant au milieu de M2 (fig. 17). Si cette usure résulte principalement d'une alimentation qui implique une importante force musculaire [94] et un cycle masticatoire particulier [95-97], d'autres facteurs différemment interprétés par les auteurs semblent également y concourir. Pour Osborn [98], les cuspides supports de l'occlusion s'usent plus rapidement que les cuspides guides. Cela a pour effet d'inverser les courbes frontales réunissant les sommets des cuspides vestibulaires et linguales de deux dents homologues (courbes décrites par Wilson [99] en 1917). Si on ajoute à cela le phénomène d'usure différentielle des trois molaires, lié à la chronologie de leur éruption, on constate que lorsque M1 présente une courbe de Wilson inversée, M2, moins usée, présente une surface occlusale planeet M3 présente encore une courbe de Wilson à concavité supérieure (fig. 18). Si les phénomènes d'usure se poursuivent, la courbe peut même s'inverser au niveau des trois molaires (fig. 19). Pour Smith [97], l'inclinaison initiale du grand axe des dents avant usure croît de M1 à M3 si bien que cette dernière, primitivement très versée, garde une courbe de Wilson physiologique plus longtemps. À l'instar des travaux de Campbell [21], Tobias [100] pense que la genèse de l'occlusion hélicoïdale est influencée (dans le genre homo ) par la largeur relative des arcades dentaires. Au niveau antérieur (M1), l'arcade maxillaire circonscrit l'arcade mandibulaire. Ce rapport tend à s'inverser dans le secteur postérieur (M3) si bien que la courbe occlusale est inversée. Selon Tobias, ce schéma ne semble pas se prêter aux Australopithèques. Dès 1963, Brabant [7] remarque que M1 se carie et s'use toujours plus rapidement et proportionnellement plus fortement que les autres dents. Ces auteurs pensent alors que la seule chronologie de l'éruption ne permet pas d'expliquer ce phénomène et que M1 présente une moindre résistance tissulaire. Ceci est confirmé par certains auteurs [101, 102] qui mettent en évidence une couche d'émail plus fine sur M1 comparativement à M2 et M3, davantage soumises aux pressions occlusales. Cela pourrait accélérer l'inversion de la courbe de Wilson de cette dent.
C'est une usure plane rigoureuse des arcades, avec mise à plat des courbes de compensation sagittale (courbe décrite par Spee [103] en 1890) et frontale (courbes de Wilson). Ce processus atypique chez l'homme est inhérent à des parafonctions entraînant une forte attrition des plateaux occlusaux avec suppression de leur torsion antéro-postérieure ou des altérations des articulations temporo-mandibulaires [104]. À l'âge du bronze, Maytié [90] ne relève, en France, cette usure horizontale que dans 1,4 % des cas (contre 95,5 % pour l'usure hélicoïdale) et exclusivement dans la vallée du Petit-Morin ; Gis-clard et Lavergne [105], quant à eux, la constatent plus fréquemment que l'usure hélicoïdale dans certains sites languedociens.
Ce type d'usure en biseau se caractérise par une abrasion importante des cuspides supports (vestibulaires à la mandibule et linguales au maxillaire). L'orientation des faces occlusales est inversée avec des surfaces obliques de haut en bas. Cette forme d'usure peut résulter de l'évolution d'une usure hélicoïdale lors d'un syndrome d'usure sévère [106], mais lorsqu'elle est généralisée sur l'arcade, elle constitue une forme atypique chez l'homme [89]. Maytié [90] l'évalue à 3 % en France, du néolithique à l'âge du bronze.
L'usure interproximale est une usure interstitielle localisée sur les faces proximales des dents (fig. 20). Elle est associée à l'augmentation des forces masticatoires et au temps passé à mastiquer [107]. Elle est décrite dans de nombreux groupes humains : aborigènes australiens [4, 21, 108], Amérindiens [109], Européens [7, 9, 110]. Selon Maytié [16], ce type d'usure, caractéristique des dentures des populations du passé, se retrouve jusqu'au haut Moyen Âge, puis s'atténue dans les populations contemporaines. Cependant, dans les populations actuelles, ce contact, primitivement ponctiforme, évolue avec l'âge en surface de contact qui doit impérativement être respectée et reproduite par toutes les techniques de restauration (soins conservateurs, prothèses) de l'espace interdentaire (fig. 21a et 21b).
L'usure interproximale est essentiellement attritive, car résultant du frottement des dents adjacentes au cours de la mastication. Wolpoff [107] distingue deux facteurs simultanément responsables. Le premier est un mouvement de latéralité vestibulo-linguale, dû à la viscoélasticité du ligament parodontal. Le second est une force postéro-antérieure qui répartit la composante mésiale des forces occlusales sur l'ensemble de l'arcade et pousse la dent distale sur la dent mésiale. Selon Orthlieb et Laurent [111], un aplatissement de la courbe de Spee lié à l'usure occlusale majore très notablement cette force.
Lorsque l'usure interproximale est intense, il existe une inégalité entre les faces mésiales très usées, fortement concaves et les faces distales qui restent convexes. Gaspard [89] établit une corrélation entre le type de mastication et la forme de l'usure interproximale. La tendance à mastiquer en râpant (tribotoxie) favorise les frottements horizontaux, intenses et lents, responsables d'une usure réciproque au niveau de zones de contact quasi planes. La tendance à mastiquer en hachant (cléotoxie) favorise les percussions dues aux vibrations dentaires et l'une des surfaces (mésiale) se creuse en formant une cupule concave tandis que l'autre (distale) s'use en formant une convexité concordante. La surface concave appartient à la couronne la plus fréquemment percutée alors que la surface convexe appartient à la couronne percutante. Pour Kubein et Krüger [112], cette inégalité exprime une différence de vitesse d'oscillation de deux dents contiguës, la dent mésiale oscillant à une fréquence plus élevée que la dent distale (fig. 22).
Le codage de l'usure interproximale est difficile lorsque les dents sont en place sur leur base osseuse. Une première méthode consiste à déterminer la réduction de longueur d'un segment d'arcade usé et de comparer cette valeur avec celle de segments non usés [4, 107, 108, 110]. Une autre possibilité est de mesurer au niveau occlusal la largeur de la facette d'usure proximale et de la mettre en relation avec l'usure occlusale [86], le rapport entre ces deux variables n'étant que partiel. En effet, si l'attrition interproximale est essentiellement liée à l'intensité et la fréquence des forces masticatrices, l'usure occlusale est en plus influencée par les propriétés abrasives de l'alimentation [107].
Lorsque la dérive mésiale physiologique des dents [113] est associée à une réduction de leur diamètre mésio-distal, due à l'usure interproximale, la longueur des arcades dentaires diminue [4, 66, 71, 95, 107-110, 114, 115] (fig. 23). Selon Begg [4], ce processus réduit les encombrements lors de la mise en place des dents sur leur soutien basal osseux, limitant ainsi les malocclusions (versions, rotations, égressions) et favorisant l'éruption des M3. Ce même auteur pense que l'occlusion anatomiquement correcte est pratiquement inexistante chez l'homme actuel, car le principal facteur la rendant possible (l'alimentation abrasive) fait défaut. Aussi, la fréquence croissante des troubles de l'occlusion dans les populations actuelles industrialisées ainsi que l'impaction ou la non-éruption des M3 est à mettre en relation avec la consommation d'une nourriture peu abrasive.
Ce lien décrit par certains auteurs [116-122] est cependant nuancé par d'autres [123, 124]. Ces derniers pensent que le manque de place responsable des malocclusions est dû à une diminution des forces masticatoires, entraînant par mécanomorphose une réduction des arcades basales osseuses, plutôt qu'à la taille importante des dents non usées.
L'usure dentaire est ubiquitaire dans les populations du passé. Elle est intense, rapide et abrasive. Son approche anthropologique repose sur de nombreuses classifications qui permettent de déterminer l'alimentation, les modifications culturelles ainsi que l'âge au décès des individus. Elle permet également de mettre en évidence et de suivre l'évolution de certaines adaptations dento-squelettiques fonctionnelles de l'appareil manducateur : remodelage des ATM, égression dentaire compensatrice, modification de la topographie des courbes occlusales et des rapports occlusaux, dérive mésiale des arcades, type de croissance faciale, etc. [125]. Ces adaptations physiologiques principalement liées à la fonction et à l'ontogenèse se retrouvent dans les populations actuelles, mais de façon beaucoup plus discrète. Hormis certains cas pathologiques (bruxisme), parfois difficiles à distinguer sur la seule base morphologique, elles sont le résultat d'un processus physiologique que rien ne doit entraver. Cela passe principalement par l'élaboration d'éléments restaurateurs dont la morphologie est en adéquation avec l'avancée de l'usure du reste de la denture et dont la nature permet de maintenir l'occlusion [126].
Remerciements auLaboratoire d'anthropologie, Université Bordeaux 1, UMR 5809 CNRS et au Dr Jean-François Lasserre, maître de conférences, UFR d'odontologie Bordeaux 2.