Au nom de la preuve… - Cahiers de Prothèse n° 128 du 01/12/2004
 

Les cahiers de prothèse n° 128 du 01/12/2004

 

Éditorial

Jean-Daniel Orthlieb  

Claude Bernard était, déjà en 1926, très clair : « Quand en médecine, on vient fonder ses opinions sur l'inspiration ou sur une intuition, on est en dehors de la science donnant l'exemple de cette médecine de fantaisie livrée aux lubies d'un ignorant inspiré. » Le monde médical actuel semble avoir redécouvert Claude Bernard, les règles et les vertus de la méthode expérimentale bien conduite pour imposer des thérapeutiques reproductibles et peu invasives. L'«...


Claude Bernard était, déjà en 1926, très clair : « Quand en médecine, on vient fonder ses opinions sur l'inspiration ou sur une intuition, on est en dehors de la science donnant l'exemple de cette médecine de fantaisie livrée aux lubies d'un ignorant inspiré. » Le monde médical actuel semble avoir redécouvert Claude Bernard, les règles et les vertus de la méthode expérimentale bien conduite pour imposer des thérapeutiques reproductibles et peu invasives. L'« Evidence based medecine (EBM) », la médecine fondée sur la preuve, ambitionne d'écrire les nouvelles tables de la loi thérapeutique.

Léonard de Vinci, véritable génie intuitif, avait déjà pressenti que « l'univers cache sous des apparences aléatoires des règles strictement mathématiques. » Connaître et respecter ces règles, c'est établir notre science. Mais, sommes-nous suffisamment savants ? Même si la progression millénaire de la conquête du rationnel aux dépens de l'irrationnel caractérise notre civilisation, nombre de règles nous échappent encore, en particulier dans notre micro-cosme manducateur.

Aujourd'hui, dans ce domaine, l'EBM présente une part incontestable d'utopie ; elle risque en outre de favoriser une nouvelle forme d'ostracisme scolastique.

L'utopie : Actuellement, penser que nous ne soignons qu'en respectant les principes de l'EBM est utopie. Dans notre domaine, du fait des immenses difficultés (techniques et institutionnelles) rencontrées par la recherche clinique, les connaissances réellement validées scientifiquement sont rares, souvent simplistes et parfois contestables. Aussi, les choix cliniques d'aujourd'hui sont largement fondés sur quelques faibles preuves, des opinions qui semblent être de bon sens, et l'expérience des anciens.

L'ostracisme : Nicolas Copernic (XVIe) qui savait de quoi il retourne, écrivait « le scientifique est libre de formuler des hypothèses, même si elles sont absurdes au regard des théologiens au pouvoir. »

Et Claude Bernard remarquait que « le raisonnement systématique ou scolastique n'est qu'une preuve d'ignorance, il est naturel à l'esprit inexpérimenté et orgueilleux. »

Par sa clarté et sa rigueur, le raisonnement déductif apparaît au premier abord comme l'instrument essentiel du progrès scientifique, car il est le seul acceptable dans une science achevée. Mais dans une science incomplète, qui se fait et qui progresse, Louis de Broglie assène que l'induction fondée sur l'idée est la véritable source des grands progrès scientifiques. Même Albert Einstein minimise également la part de l'expérience dans l'origine de la découverte et fait une part très grande à l'intuition, à l'idée simple, dont la traduction mathématique n'a d'autre objet que de permettre sa vérification a posteriori. L'observation, l'idée, évidente en soi, montre ; l'expérience rigoureuse prouvera par la suite. Avant la preuve, il faut avoir l'idée. Celui qui a l'idée n'a pas forcément la méthode et les moyens d'apporter la preuve et réciproquement.

La nécessaire raison et l'indispensable liberté de l'imagination : Au nom de la preuve, le scientifique risque à force d'analyse, de déduction, de s'enfermer, si ce n'est se noyer, dans son utopie pour n'aboutir parfois qu'à réinventer le fil à couper le beurre. La logique reste stérile, à moins d'être fécondée par l'intuition. Au nom de la preuve, on risque de fermer, à l'intuition, la porte des revues, des congrès, des universités, des esprits.

Pour Denis Diderot (XVIe), « il n'y a pas de cloisons ou de hiérarchies entre les savoirs ; il n'y a que des barrières artificiellement construites par l'ignorance, le mépris social et l'arbitraire. Le chemin de la connaissance est jalonné par la nécessaire raison et l'indispensable liberté de l'imagination. »

Du haut de leur tour d'ivoire, c'est aux scientifiques qu'il appartient de favoriser l'expression des idées en respectant un principe simple : les opinions sont licites à partir du moment où elles sont exprimées comme telles, et que l'opinion inverse puisse également être immédiatement entendue.

Quelques illuminés profiteront de cet espace de liberté, mais ô combien ce serait négligeable par rapport à la possibilité de laisser rayonner quelques idées lumineuses !

Que les doctes donneurs de leçons de science s'interrogent sur la réalité de leur propres inventions et les grands prêtres de l'irrationnel sur les fondements de leur croyance ! Alors, nous serons tous de meilleurs savants-soignants.