Prothèse amovible complète
Catherine Pesci-Bardon * Vanessa Bianchi ** Valérie Pouysségur *** Daniel Serre ****
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Docteur de l'Université de Nice-Sophia Antipolis P.H.
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Docteur en chirurgie dentaire
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MCU-PH - Docteur de l'Université de Nice-Sophia Antipolis P.H.
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MCU-PH - Docteur de l'Université de Nice-Sophia Antipolis P.H.
Cette étude, en cabinet libéral, essaie de dresser le profil psychologique des patients porteurs de prothèses amovibles et/ou en attente d'être appareillés. Il met en évidence les conséquences comportementales et somatiques de leur état d'esprit sur leurs conditions orales et éventuellement prothétiques, compte tenu des facteurs sexe, catégorie socio-professionnelle et mode de vie. Les résultats obtenus dans notre échantillon montrent que les femmes sont non seulement plus nombreuses, mais aussi plus âgées et que la proportion globale de patients déprimés est non négligeable. Ces derniers vivent plus souvent seuls et sont atteints d'une ou de plusieurs pathologies. Ils présentent des doléances muqueuses et concernant les prothèses existantes plus fréquentes, ont une hygiène orale et prothétique moins satisfaisante, et utilisent les adhésifs de manière accrue.
Psychological profile of aged patients wearing or needing removable dentures: a study in private dental surgery
The present study was realized in a private dental surgery, in order to better outline the psychologic features of patients wearing or needing removable dentures. It aimed at determining the impact of behavioral and somatic disturbances towards oral and eventually prosthetics conditions, with regards to gender, educational level and qualification, and way of life. In the present series, the majority of subjects are females, older than males, and depression is a common feature. Most of these depressed subjects are living alone, suffering from one or more chronic diseases, reporting oral soft tissues or dentures complains, exhibiting a poor oral and denture hygiene, and using more frequently denture adhesives.
Les retraités représentent et représenteront de manière croissante la patientèle des cabinets médicaux, mais aussi dentaires. Or, la fréquence des troubles dépressifs chez ces sujets âgés, considérée comme un véritable problème de santé publique de par leur coût humain, social et médical, doit interpeller le praticien et lui faire reconsidérer sa relation au patient et les éventuelles répercussions que cet état engendre sur la prise en charge de l'individu au cabinet dentaire.
Une enquête par sondage systématique au demi (1 patient sur 2) à partir de la patientèle âgée de 5 cabinets dentaires niçois a été menée durant le dernier trimestre de l'année 2001. Elle se proposait d'inclure, après randomisation (1 patient sur 2), les individus de 60 ans et plus consultant pour une réalisation ou une réfection de prothèse(s) amovible(s). Les cabinets dentaires ont été tirés au sort dans des quartiers différents pour que la patientèle soit représentative de la population âgée de plus de 60 ans de la ville. Deux critères d'exclusion ont été retenus :
- le refus du patient de participer à l'enquête ;
- la difficulté ou l'impossibilité (sénilité, Alzheimer...) de comprendre et répondre aux questionnaires.
L'objectif de l'étude était d'évaluer l'état d'esprit des patients âgés qui consultent pour ce type de réalisation prothétique ainsi que l'influence des facteurs médicaux, sociaux et environnementaux sur leurs habitudes d'hygiène, l'état des prothèses existantes, leur port, l'utilisation d'adjuvants et les doléances exprimées.
La fiche d'enquête, remplie (pour chaque patient tiré au sort) par le même enquêteur, se composait de plusieurs parties :
• la première, remise au patient en début de séance et remplie par ce dernier en salle d'attente à la fin de la première consultation, incluait, outre un paragraphe consacré aux doléances si elles existaient, deux questionnaires :
- l'un sur l'entretien des prothèses et l'utilisation éventuelle d'adhésifs ;
- l'autre pour évaluer « l'état psychologique » du patient au moment de la consultation à l'aide de trois tests bien codifiés (fig. 1) ;
• la deuxième collectait des renseignements généraux et médicaux : âge, sexe, catégorie socio-professionnelle, mode de vie (seul, en couple, en famille), pathologies générales éventuelles et prise de médicaments... (fig. 2) ;
• la dernière s'intéressait à l'état clinique et prothétique : type de prothèse(s) existante(s), besoin prothétique, évaluation de l'état des prothèses en bouche par le praticien selon la méthode proposée par Golebiewska et al. [1] (fig. 3).
Les résultats ont été analysés par le test du c2 et les comparaisons de moyennes sur grands échantillons.
Au total, 106 individus ont été retenus pour l'enquête. L'échantillon se répartit en 49 hommes et 57 femmes, âgés en moyenne de 71 ± 10 ans (60 ans pour le plus jeune et 96 ans pour le plus âgé). Dans l'ensemble, les femmes sont significativement plus âgées (âge moyen : 74 ± 11 ans) que les hommes (âge moyen : 69 ± 8,7 ans) (p < 0,01). Les catégories socioprofessionnelles auxquelles ils appartiennent sont présentées dans la figure 4.
En réponse au test n° 1 correspondant à la méthode d'évaluation subjective et pour laquelle les patients ont indiqué spontanément leur état d'esprit du moment, 41 individus (38,7 %) se qualifient soit de tristes, soit de déprimés, soit d'anxieux ; 33 se jugent gais ; 25 dans un état d'indifférence ; 7 ne parviennent pas à définir leur sentiment (catégorie classée « autre »). Au test n° 2 ou méthode du CREDES, 42 individus (39,6 %) ont répondu positivement à 4 items ou plus, et sont donc considérés par ce questionnaire comme « déprimés ». Enfin, le test n° 3 ou échelle de dépression gériatrique (GDS) révèle l'existence d'un état dépressif pour 45 participants (42,5 %), jugé important pour 3 d'entre eux.
Au total, 40 individus (37,7 %) présentent une concordance de résultats entre les tests n° 2 (symptômes ressentis) et n° 3 (échelle de dépression gériatrique). Ils peuvent dès lors être considérés dans cette étude comme « déprimés ». Ils se répartissent en 13 hommes et 27 femmes, âgés en moyenne de 71 ± 11 ans. Ainsi, l'échantillon a été scindé en 2 groupes : le groupe des « déprimés » (40 patients) et le groupe des « non-déprimés » (66 patients). Notons la prédominance du sexe féminin (67,5 %) dans le groupe des « déprimés » (p < 0,05) . Le indique les catégories socioprofessionnelles des individus selon leur groupe. On remarque une absence de représentation pour la catégorie 3 (cadres et professions intellectuelles supérieures) dans le groupe des « déprimés ».
Quant au mode de vie, la majorité (50 individus) vivent seuls, 34 en couple, 20 au sein de leur famille et enfin 2 patientes en institution. Si nous comparons la situation familiale dans les 2 groupes, force est de constater que les déprimés vivent pour la majorité d'entre eux seuls : 62,5 % (25 individus sur 40) (p < 0,02). Les non-déprimés sont seulement 37,9 % (25 individus sur 66) dans ce cas de figure (fig. 5).
Tous ont pris seuls la décision de consulter dans un but prothétique, excepté 3 femmes motivées par leur entourage. Les raisons de cette démarche sont variées : ancienneté, perte ou fracture des prothèses, considérations esthétiques et/ou fonctionnelles, inadaptation ou intolérance de la prothèse actuelle (fig. 6).
Si nous considérons l'état de santé de l'ensemble de l'échantillon, 35 individus s'estiment en bonne santé et ne présentent aucune grande pathologie générale (cardiopathie, diabète...) ; 43 avouent un grand syndrome, 20 en désignent 2 et enfin 8 patients se disent atteints de 3 pathologies. Le pourcentage de sujets sous traitement médicamenteux est donc conséquent : 86,8 % soit 92 individus prennent quotidiennement un ou plusieurs médicaments. À ce propos, la proportion élevée de patients « pathologiques » (87,8 %, soit 35 individus présentant une pathologie ou plus) chez les « déprimés » est significative (p < 0,001) ; le groupe des « non-déprimés » n'en recense qu'un peu plus de la moitié (54,5 %), soit 36 individus sur les 66 de ce groupe (fig. 7).
Des plaintes concernant les muqueuses avec des sensations désagréables ou douloureuses (gêne, blessure, mycose, bouche sèche...) sont relevées chez 34 patients soit 32,1 % de l'échantillon (fig. 8). Elles sont très significativement plus souvent exprimées dans le groupe des « déprimés » (p < 0,001) : la moitié de ces patients (20 individus) les mentionnent comparé à 21,2 % (14 patients sur 66) des « non-déprimés ». Les problèmes de glossodynie et perlèche ne sont pas relevés dans le groupe des « non-déprimés », les glossodynies n'étant signalées que par des femmes dans l'autre groupe . De la même façon, ces plaintes semblent directement liées à l'existence de pathologie(s) générale(s) : 82 % des plaignants (28 patients) sont très significativement plus affectés sur le plan général (p < 0,02) .
Sur l'ensemble de l'échantillon, 75 individus (71 %) possèdent 1 ou 2 prothèse(s). La majorité d'entre eux (31 patients) présentent des prothèses partielles dont 10 sont métalliques ; 29 disposent de 1 ou de 2 prothèses complètes et 15 individus sont porteurs des 2 types de prothèses amovibles. Signalons cependant la plus grande proportion d'appareils dépourvus d'antagonistes dans le groupe des « déprimés » (48,3 %) que dans l'autre (13 %), l'absence de dents artificielles concernant plus souvent la mandibule dans les 2 groupes (p < 0,001) .
L'évaluation objective des artifices prothétiques existants par le chirurgien-dentiste (selon les critères proposés par Golebiewska et al. [1]) révèle que plus de la moitié des individus appareillés (42 patients) présentent des prothèses inadaptées ou traumatiques. Ce constat peut s'expliquer par la durée de vie élevée de ces appareils, en moyenne 9,3 ± 4,1 ans. La répartition des sujets appareillés dans les deux groupes est la suivante : 46 patients « non déprimés » et 29 patients déprimés. Les prothèses sont jugées inadaptées pour respectivement 17 et 25 d'entre eux. Le groupe des « déprimés » présente donc très significativement davantage de prothèses défectueuses que l'autre groupe (p < 0,001) . En revanche, dans les deux groupes, à peu près autant d'individus sont dépourvus d'artifices prothétiques à la première consultation.
Contre toute attente, si l'on en croit les sujets interrogés, l'hygiène globale des patients sans prothèse (31 individus) semble acceptable. Tous assurent se brosser quotidiennement les dents, mais avec des fréquences variables : 3 fois pour 14 d'entre eux, majoritairement des femmes (12) ; 2 fois pour 10 individus ; 1 fois pour les 7 autres. Tous se servent d'une brosse à dents manuelle à poils plutôt durs, excepté 3 sujets qui préfèrent une brosse rotative (tous des hommes et les plus jeunes de l'échantillon). Le fil de soie et l'hydropulseur ne sont jamais utilisés. Les brossettes le sont à titre exceptionnel pour une infime partie de ce groupe (2 patients). Les cure-dents (et non pas les bâtonnets interdentaires) semblent remporter plus de succès ; ils sont employés par 8 patients (tous des hommes) pour, disent-ils, déloger « les gros morceaux » entre les dents.
Les patients déjà appareillés paraissent plus négligents quant à l'entretien des pièces prothétiques. En effet, 21,3 % (16 patients âgés en moyenne de 77 ± 9,3 ans) se désintéressent du brossage mécanique, limitant tous l'entretien au trempage, en général dans de l'eau additionnée de liquide javellisé. Environ 10 % (8 individus) se contentent d'un brossage quotidien ; 29 patients effectuent ce brossage 2 fois par jour et 22 autres 3 fois par jour, soit environ 30 % des patients appareillés. Le brossage triquotidien semble le fait d'une patientèle légèrement moins âgée (69 ± 7,7 ans).
Les outils de nettoyage utilisés restent :
- classiques pour 30 d'entre eux qui se servent d'une simple brosse à dents ;
- plus adéquats (brosses à prothèse) pour 15 individus ;
- assez fantaisistes pour 14 patients qui privilégient la brosse à ongle.
L'immersion la nuit de la ou des prothèses dans une solution quelconque n'est pas systématique. Elle concerne 74,7 % (56 patients) des individus déjà appareillés ; les autres (19 patients) préfèrent la conserver en bouche ou la laisser au sec. Les solutions utilisées pour ce trempage nocturne sont diverses. En effet, la majorité (43 % soit 24 individus) habituée à cette pratique l'effectue dans de l'eau additionnée de produits ménagers (liquide vaisselle, à récurer...) parmi lesquels l'eau de Javel occupe une place privilégiée. Un quart des adeptes du trempage (14 patients) leur préfère l'eau pure ; 14 autres l'eau additionnée de produits spécifiques réservés à cet usage (comprimés effervescents de Stéradent® ou de Coréga®) ; 4 choisissent les bains de bouche dilués comme liquide de trempage (fig. 9). Un seul patient du groupe des « déprimés » ne brosse et ne trempe jamais ses prothèses. Ceux qui délaissent le nettoyage mécanique font, en revanche, tremper les artifices prothétiques dans de l'eau javellisée pour la majorité d'entre eux (11 patients sur 19).
L'étude de l'entretien prothétique devient intéressante si l'on se réfère aux 2 groupes artificiellement constitués.
Le groupe des patients « déprimés » présente de manière extrêmement significative une hygiène nettement moins bonne en termes de brossage que le groupe des « non-déprimés ». L'influence de l'état d'esprit n'a, quant à elle, aucune incidence sur le trempage (p < 0,001). En effet, sur les 46 patients « non déprimés » porteurs de prothèse(s), seulement 4 individus ne les brossent jamais. En revanche, ces derniers les font tous tremper dans de l'eau soit pure soit additionnée de produits spécifiques. Sur les 29 patients « déprimés » appareillés, 12 d'entre eux négligent toujours le brossage, mais semblent se « rattraper » en effectuant un trempage quotidien dans de l'eau javellisée. Dans cette dernière catégorie, seul un homme, précédemment cité, ne fait absolument rien .
L'utilisation d'adhésifs n'est pas exceptionnelle : 44 % des porteurs de prothèse(s), soit 33 individus, y ont recours. Ils sont utilisés, dans la majorité des cas (20 patients), pour améliorer la rétention ou, pour 7 patients, se rassurer quant au décrochage éventuel ; 5 autres invoquent les deux raisons à la fois, sécurité et rétention. Le recours à ces adjuvants est significativement plus fréquent chez les patients « déprimés » : plus de la moitié (58,6 %) en utilisent quotidiennement, principalement des femmes et surtout à des fins rétentives (p < 0,05) .
À la différence de nombreuses enquêtes réalisées en milieu institutionnalisé ou hospitalier qui traitent de l'accès aux soins dentaires et prothétiques des résidents et/ou de leur satisfaction [2, 3, 4, 5, 6,7], cette étude a consisté à aborder le profil psychologique du patient âgé consultant en cabinet libéral dans un but prothétique. À l'instar de Vallée [8], nous pensons, en effet, que ce profil joue un rôle non négligeable dans la relation patient-praticien.
Le choix de la ville pour cette étude axée sur la gérontologie n'est pas le fruit du hasard. Nice, mais également l'ensemble du Sud-Est sont particulièrement représentatifs du « papy-boom » : elle accueille en effet une transhumance âgée héliotropique qui, de surcroît, aggrave la configuration vieillissante démographique générale. Ainsi, en France environ 30 % de la population a plus de 60 ans (un peu plus dans les Alpes-Maritimes) et ce chiffre devrait atteindre 40 % en 2030 [9].
De même, la proportion de femmes, non seulement plus importante mais aussi plus âgée de l'effectif, reflète bien la tendance générale, reconnue par tous les démographes et les spécialistes du vieillissement [10].
L'observation de la répartition au travers des catégories socioprofessionnelles souligne une prédominance féminine dans les catégories 5 et 8, à savoir les employés et les chômeurs n'ayant jamais travaillé (ou les femmes au foyer). Dans les tranches d'âges élevés, persiste en effet une génération de femmes qui a joué le rôle traditionnel « d'épouse et de mère » consacrant tout ou partie de son existence à la tenue du ménage et à l'éducation des enfants. Ce n'est qu'à partir de 1946 que le modèle de la femme au foyer a basculé, remplacé par celui des ménages à deux salaires. De nombreuses femmes ont ainsi pu avoir des parcours professionnels variés. En revanche, peu d'entre elles ont accédé à de hautes fonctions ou à des carrières complètes de type « masculin ». Phénomène vérifié dans notre étude dans laquelle les femmes sont peu représentées dans la catégorie 3 (cadres et professions intellectuelles supérieures).
Pour mettre en évidence le profil psychologique des patients inclus, un questionnaire divisé en trois parties a été établi. Sa redondance a permis de cerner au mieux les patients « déprimés ». En effet, par souci d'exactitude, n'ont été retenus comme « déprimés » que les participants ayant validé de manière positive à la fois le questionnaire du CREDES et celui de l'échelle de dépression gériatrique. Soulignons cependant que les résultats obtenus (40 individus) sont concordants avec ceux de la méthode subjective (41 individus), prouvant que les patients sont relativement conscients de leur état.
Ainsi, il est reconnu que la sénescence, qui affecte l'organisme tant sur le plan physique que psychologique, s'accompagne souvent de symptômes dépressifs. En effet, l'altération des processus sensoriels de perception corrélée à des troubles de l'apprentissage de la compréhension et de l'exécution conduisent à la perturbation de l'équilibre émotionnel [11,12]. Les données épidémiologiques qui traitent des états dépressifs des sujets âgés semblent s'accorder sur une fréquence importante, quoique assez variable (en moyenne 10 %) tandis que la prévalence d'un épisode dépressif majeur serait de l'ordre de 3 % chez les 65 ans et plus [13].
Dans cette étude, 37,7 % des individus (en majorité des femmes) présentent cet état, jugé sévère, d'après les tests, pour 2,8 % d'entre eux. La dépression est plus fréquemment observée chez les femmes, notamment les veuves (fig. 10). Cette prédisposition peut s'expliquer par une certaine spécificité psychique, physiologique et sociale. En effet, d'une manière générale, les femmes ont une tendance plus marquée à l'introspection, elles reconnaissent plus volontiers que les hommes qu'elles vont mal. Physiquement, l'influence hormonale n'est pas négligeable puisque chez les patientes ménopausées, les symptômes de dépression modérée sont corrélés à des taux d'oestradiol (E2) très bas, avant et pendant le traitement hormonal substitutif [14, 15et 16]. Enfin, ajoutons à ces facteurs une cause plus sociale, chez celles qui doivent tout assurer et assumer (les veuves), il existe de plus en plus fréquemment des dépressions dues à une forme d'épuisement. Les hommes, en revanche, auraient un comportement plus tourné vers l'action et la fuite en avant. Moins à l'écoute de leurs états d'âme, victimes de leur éducation et de l'image virile qu'ils se doivent de renvoyer, en cas de « mal-être », ils se réfugieraient facilement dans l'alcoolisme ou la violence, qui ne sont en fait que des signes de dépression masquée [17].
Soulignons une absence de représentation des cadres et professionnels intellectuelles supérieures, dans le groupe « déprimés ». On sait statistiquement que si les troubles fonctionnels atteignent 17 % des individus aisés âgés de 70 ans, ils atteignent 61 % des personnes aux faibles ressources économiques du même âge. Il existe donc une relation claire entre l'état de santé (ou de « non-maladie »), mais aussi de bien-être général et le niveau socio-économique. Chez les individus âgés, la fréquence des handicaps physiques et psychiques varierait de façon notable en fonction du niveau d'éducation [18]. Sociologiquement parlant, la détérioration intellectuelle serait vécue différemment en fonction du niveau culturel. La conservation des capacités mnésiques serait plus importante chez les travailleurs intellectuels que chez les manuels.
Le mode de vie jouerait également, selon les cas, un rôle déterminant. La majorité des participants de cette étude vivent seuls. Les solitaires sont cependant plus nombreux dans le groupe « déprimés ». La relation entre solitude et dépression a, en effet, été largement établie, les deux états pouvant découler l'un de l'autre. L'isolement social provoqué par la perte du conjoint, le décès ou la maladie des amis proches, l'éloignement géographique des enfants peut conduire à des situations de repli et d'enfermement mélancolique. C'est ce « désinvestissement affectif » qui explique qu'en l'absence d'apports nouveaux, l'individu âgé se raccroche au passé et aux acquis dans un univers rétréci [19, 20, 21et 22].
Dans cette étude, mis à part les critères évidents comme la perte, la fracture, l'intolérance voire le caractère excessivement vétuste de la prothèse, l'aspect fonctionnel semble être le principal motif de consultation ; l'esthétique seule entre peu en ligne de compte. En revanche, environ un quart des participants mettent en avant à la fois les facteurs esthétiques et fonctionnels pour expliquer leur démarche. Ces résultats concordent avec ceux de Berg et al. [23] en ce qui concerne le motif de la réalisation ou du renouvellement prothétique. Comment, en effet, s'alimenter avec des prothèses défectueuses ou inexistantes ? Surtout si ce « déficit masticatoire » s'accompagne des modifications fonctionnelles de la sénescence qui peuvent influencer la prise alimentaire, à savoir une mobilité réduite des articulations temporo-mandibulaires, une baisse de l'efficacité des muscles masticateurs, des altérations du goût et de l'odorat et une hypofonction salivaire [24]. Or, l'alimentation reste l'un des derniers plaisirs de la vie et l'aptitude à « mâcher » mérite d'être préservée pour permettre une alimentation variée et sans exclusion indispensable à la bonne santé générale. Nous savons que l'absence de dents induit des difficultés masticatoires et impose une alimentation molle, et par conséquent monotone. Le remplacement fonctionnel des dents manquantes est donc crucial, car la malnutrition du sujet âgé est un véritable problème de santé publique par les conséquences morbides qu'elle entraîne (fragilité accrue, anorexie, perte d'autonomie, voire décès) [25, 26, 27et 28]. Au même titre que la fonction, le rétablissement de l'esthétique doit être assuré, car même si le patient ne l'évoque pas clairement, il participe activement à la non-autodépréciation de l'image corporelle qui joue un rôle important dans le processus dépressif.
Au total, 71 patients (67 %) présentent une ou plusieurs pathologies. Ce taux est assez logique considéré que le vieillissement inscrit la population gériatrique dans un contexte pluripathologique, justifiant la majoration de consommation moyenne des soins de cette classe d'âge et de l'utilisation accrue de médicaments [29]. Or, si la sénescence n'engendre pas la pathologie, elle constitue néanmoins le terrain favorable sur lequel elle se manifeste lorsque l'organe agressé ne peut plus s'adapter.
Plus nombreux sont les patients « pathologiques » appartenant au groupe des déprimés. Peut-on toutefois distinguer la cause de l'effet ? En fait, il est certain que l'accumulation des maladies et des troubles qu'elles engendrent contribue à altérer, par diminution des facultés d'adaptation, l'équilibre mental de la personne âgée et conduire à un véritable état dépressif [30]. Mais la dépression, avec son cortège de symptômes (désengagement, somatisation excessive, recours aux soins plus fréquent, consommation médicamenteuse majorée), peut aussi faire le lit de comorbidités [31].
Le patient déprimé est plus volontiers « malade » et exprime dans notre étude des plaintes liées aux muqueuses fréquentes. Il faut surtout noter pour ce groupe outre les xérostomies, souvent de règle avec la consommation de psychotropes et de benzodiazépines (utilisés dans le traitement de la dépression), les perlèches la plupart du temps provoquées par des prothèses inadaptées (dimension verticale sur ou sous-évaluée), mais aussi les glossodynies (typiques de ce groupe) et qui posent souvent des problèmes de diagnostic et de traitement. Ces affections, essentiellement linguales « sans support organique » à type de brûlure, de piqûre, de sensations de granulations brûlantes sous la muqueuse, signent un état dépressif d'intensité variable, mais nette [32,33]. Corroborant cette étude, il est admis que les femmes sont plus souvent concernées que les hommes et présentent un tableau clinique assez constant : souvent isolée, veuve ou séparée, la patiente souffre d'un conflit familial ou d'une préoccupation qu'elle ne peut pas livrer à autrui ou encore d'une difficulté existentielle à forte tonalité affective. En fait, ces patients n'élaborent pas intellectuellement le concept de douleur morale, la seule douleur exprimable doit passer par un organe, en l'occurrence la bouche [34,35].
Les doléances concernant les tissus mous (quoique plus fréquentes dans le groupe « déprimés ») ne sont pas à prendre à la légère, qu'il s'agisse de xérostomie physiologique (hypofonction des glandes salivaires), ou plus souvent iatrogène (polymédication, apport hydrique insuffisant), de blessure par prothèse(s) traumatique(s) ou fragilité muqueuse excessive, de gêne par sensations désagréables, de candidose due à une hygiène déficiente, à une trop grande porosité de la résine prothétique colonisée par les bactéries ou encore à un déséquilibre de la flore orale par antibiothérapie [36,37] (fig. 11).
La majorité des consultants possède déjà un appareillage à la première consultation, ce qui suppose un passé prothétique, relativement prévisible compte tenu de la moyenne d'âge de l'échantillon. Moins naturel, cependant est l'absence d'antagoniste amovible en face des réhabilitations existantes. Or, le coefficient masticatoire global de la cavité buccale se calcule par couple dentaire, aussi les 27 % d'individus à « prothèse orpheline » voient leur capacité masticatrice s'effondrer. Ce handicap paraît plus fréquent dans le groupe des « déprimés ». Est-ce par négligence, par désintérêt ou par désengagement que ces patients se laissent emporter par un laisser-aller général incluant la cavité buccale (fig. 12) ? A contrario, l'absence partielle ou totale de dents peut être vécue comme une véritable souffrance en mutilant l'individu dans toutes les fonctions orales et en entretenant un moral défaillant. Il n'est pas surprenant que l'arcade concernée par l'absence prothétique soit la mandibule, sûrement à cause de sa visibilité moindre lors du sourire et de la phonation [38].
L'observation des prothèses en bouche amène à un constat similaire : plus de la moitié sont inadaptées, plus encore dans le groupe des « déprimés ». Or, il est reconnu que les prothèses sont insuffisamment renouvelées. Notre étude le montre également. Pour Mac Entee, leur durée de vie moyenne se situe entre 6 et 9 ans ; pour d'autres, elle dépasse les 15 ans et seulement 3,8 % des patients appareillés consultent leur chirurgien-dentiste annuellement [39]. Mais outre ces longévités prothétiques excessives, des défauts de conception et de réalisation peuvent être à l'origine de doléances chroniques et d'adaptation physiologiques aléatoires [1] (fig. 13).
L'hygiène dentaire est relativement moyenne avec au minimum un brossage quotidien. C'est du moins ce que les patients assurent, mais peut-être exagèrent-ils ? Les réponses dans ce genre de questionnaire étant souvent majorées.
Les moyens restent assez classiques avec l'utilisation pratiquement exclusive de la brosse à dents manuelle, qui de plus est à poils durs, considérée « à tort » comme plus efficace, surtout par cette génération.
Les femmes semblent plus sérieuses, caractéristique déjà observée dans d'autres études [40], totalisant la presque totalité des brossages triquotidiens, certainement par souci d'hygiène et de coquetterie.
Tous les autres adjuvants au brossage sont délaissés, probablement par manque d'information ou d'intérêt. Seuls les cure-dents, vagues ancêtres des brossettes et des stimulateurs gingivaux sont utilisés par quelques hommes pour éliminer les gros débris en cas d'espaces interdentaires importants. Or c'est justement chez ces patients âgés, chez lesquels le parodonte a souvent cédé, que les adjuvants trouvent toute leur utilité pour assurer une hygiène optimale.
L'entretien prothétique n'est pas meilleur. En effet, seulement 30 % des individus réalisent un nettoyage mécanique triquotidien ; un peu plus de 20 % s'en désintéressent complètement. La brosse à dents reste l'outil de choix ; la moitié des patients appareillés l'adopte. L'autre moitié se partage entre la brosse à prothèse (plus ergonomique surtout pour l'intrados prothétique) et la brosse à ongles (plus facile à prendre en main).
Le trempage, lorsqu'il existe, est effectué dans des solutions surprenantes et personnalisées. Les produits ménagers (type liquide vaisselle) dans lesquels l'eau de Javel diluée occupe une place de choix sont les favoris, surtout chez les femmes, car peut-être habituées à les employer dans la vie quotidienne. Les produits spécifiques, quant à eux, ont autant de succès que l'eau pure pour le trempage et sont adoptés tous deux sans préférence de sexe. Enfin, loin derrière, les bains de bouche semblent être plus souvent employés par les hommes.
Le brossage des prothèses est moins pratiqué dans le groupe des « déprimés ». Plus de 40 % d'entre eux le négligent carrément (contre moins de 9 % pour le groupe des « non-déprimés »), lui préférant le trempage dans une solution d'eau de Javel. On peut donc penser que chez ces patients, l'hygiène prothétique représente une contrainte supplémentaire. Dans un contexte de fatigue ou d'épuisement moral, la bouche et tout ce qui s'y rattache est donc délaissé devant une sorte « d'incapacité » à faire face aux gestes simples de la vie quotidienne.
Comme l'attestent de nombreuses études, l'utilisation d'adhésifs pour améliorer la stabilité et la rétention est fréquente chez les porteurs de prothèses [41,42]. Elle l'est davantage encore dans cette étude chez les patients « déprimés ». Cet usage accru peut doublement s'expliquer :
- inadaptation prothétique : comme nous l'avons vu, la proportion d'appareils défectueux était importante dans le groupe des « déprimés » ;
- à titre de « sécurité », à titre de réassurance au cours des fonctions orales, réassurance d'autant plus nécessaire que ces patients sont anxieux et peu sûrs d'eux.
En outre, pour ces patients habitués à une polymédication et à l'utilisation facile de remèdes variés pour soigner leurs maux réels ou imaginaires, le recours à des « médicaments à coller » est peut-être plus naturel et systématique que chez les autres. Cette pratique semble être plus volontiers féminine dans le groupe des « déprimés », là encore probablement par souci de coquetterie.
Cette enquête pose le problème de la spécificité comportementale, mais aussi psychologique du patient âgé. Dans une optique de prise en charge optimale et de réhabilitation bien conduite, le praticien doit non seulement prendre en compte les caractéristiques générales du vieillissement : modifications physiologiques difficilement évitables, capacité d'adaptation diminuée, mais aussi les critères psychologiques propres à chaque patient. Or, la dépression avec son cortège de troubles est particulièrement représentée au sein de la patientèle âgée, a fortiori si l'individu est une femme et si elle vit seule. Dès lors, ce sont toutes les aptitudes et les attitudes qui vont s'en trouver modifiées, les pathologies générales et le recours aux médicaments sont plus fréquents, de même que l'inadaptation des prothèses déjà en bouche.
L'absence d'antagonistes pour rétablir un coefficient masticatoire correct va de pair avec le désintérêt général et les doléances muqueuses sont plus nombreuses avec une plainte pathognomonique quand elle existe : la glossodynie.
L'hygiène, quant à elle, est encore plus déficiente et souvent fantaisiste et l'utilisation d'adhésifs importante.
On comprend alors pourquoi l'analyse des différents facteurs environnementaux et psychosociaux prend toute son importance dans l'approche géronto-prothétique. Elle permet, en fonction de l'évaluation des capacités résiduelles d'adaptation, l'élaboration d'un plan de traitement prothétique qui peut aller du plus simple au plus complexe.