La révolution CFAO - Cahiers de Prothèse n° 146 du 01/06/2009
 

Les cahiers de prothèse n° 146 du 01/06/2009

 

PROTHÈSE

François UNGER  

MCU-PH
Faculté de chirurgie dentaire de Nantes

Même s’il n’est pas interdit de penser que toutes les disciplines de l’odontologie profiteront un jour des progrès de la CFAO, cette dernière concerne aujourd’hui essentiellement la prothèse. CFAO est l’acronyme de conception et fabrication assistées par ordinateur (en anglais CAD-CAM). Les premières avancées dans le domaine de la santé ont été initiées, en France, par François Duret[1] à partir des années 70. Elles ont...


Même s’il n’est pas interdit de penser que toutes les disciplines de l’odontologie profiteront un jour des progrès de la CFAO, cette dernière concerne aujourd’hui essentiellement la prothèse. CFAO est l’acronyme de conception et fabrication assistées par ordinateur (en anglais CAD-CAM). Les premières avancées dans le domaine de la santé ont été initiées, en France, par François Duret[1] à partir des années 70. Elles ont permis à ce chercheur – chirurgien-dentiste – de présenter, dès 1985, la première réalisation mondiale de couronne CFAO, en direct, lors des entretiens de Garancière. Rappelons également que c’est un autre compatriote, Mikaël Sadoun, qui est à l’origine de l’élaboration d’une céramique alumine-zircone, aujourd’hui particulièrement impliquée dans les procédés CFAO. Mais, le raz-de-marée d’innovations technologiques qui déferle sur la prothèse dentaire ne permet pourtant pas à notre pays de toucher les dividendes de son effort initial.

CFAO : PRINCIPES ET MÉCANISMES

Dans l’industrie où cette technique est utilisée depuis des dizaines d’années, la CFAO permet d’usiner automatiquement des pièces obtenues à partir d’un fichier numérique, la pièce à fabriquer étant modélisée en 3D sur un écran d’ordinateur[2]. Le plus souvent, ces maquettes numériques industrielles sont issues de logiciels de CAO qui ne tiennent pas compte d’un environnement spécifique : on dessine un implant, une aile d’avion ou un engrenage à l’écran, sans reproduire la bouche ou le ciel. Pour une prothèse dentaire, le cas est différent, car elle doit s’adapter à un support particulier (la dent préparée ou un pilier implantaire) et à un environnement caractéristique de la pièce à fabriquer (les dents proximales ou antagonistes, les volumes des crêtes…). Par ailleurs, chaque prothèse est unique : autant le procédé industriel peut avoir à reproduire des pièces identiques en grand nombre, autant l’élaboration prothétique ne conduit qu’à une prothèse et une seule. Avant de pouvoir faire la maquette numérique de la prothèse qui sera usinée, le prothésiste doit donc connaître son support et son environnement. En prothèse traditionnelle, c’est le modèle de travail (issu de l’empreinte) qui donne ces éléments. En CFAO, les données sont actuellement obtenues, dans la plupart des cas, par scannage du modèle de travail. La chaîne technologique de la CFAO dentaire comprend donc 3 étapes.

Scannage

Le scannage est actuellement réalisé par le prothésiste dentaire, soit par palpage (Procera®, Nobel Biocare) (fig. 1), soit optiquement pour toutes les autres marques. Le scannage optique s’apparente à une série de photographies numériques normalisées (fig. 2 et 3) qui sont traitées informatiquement pour reconstituer une image en 3D du modèle de travail (fig. 4 et 5). Pour les pièces simples, inlays-onlays en particulier, le scannage peut être effectué directement en bouche (fig. 6). Certains évoquent une « CFAO directe ». En réalité, le développement des possibilités informatiques aboutira vraisemblablement à une généralisation des scannages en bouche, véritable empreinte optique annoncée par François Duret dans son travail de thèse (1973).

Maquette numérique (CAO)

La maquette numérique (CAO) est obtenue à l’écran, grâce à la souris et au clavier, le prothésiste modelant sa pièce en 3D de façon analogue à ce qu’il fait avec de la cire et une spatule chaude. La maquette numérique peut donc être vue comme l’ensemble des coordonnées de tous les points constituant l’objet à réaliser (fig. 7 à 10).

Usinage (FAO)

C’est la prise en charge par une machine à commande numérique des informations décrivant la maquette réalisée à l’écran. Cette fabrication est automatique et peut concerner simultanément plusieurs pièces, voire des dizaines de pièces. Une même machine à commande numérique peut produire toutes sortes de pièces prothétiques et peut faire appel à différents matériaux : résine, céramiques, métaux… (fig. 11).

DE NOUVEAUX HORIZONS GRÂCE AUX TECHNIQUES DE FABRICATION PAR ADDITION

Les premières machines utilisées en CFAO dentaire, et encore la quasi-totalité d’entre elles, travaillent par soustraction : à partir d’un bloc de matériau, par soustraction de copeaux (par fraisage), on aboutit à la pièce correspondant à la maquette numérique. Une certaine perte de matériau est donc inévitable avec ces procédés par soustraction. Par ailleurs, malgré les sophistications des machines à usiner, il existe des formes qui ne sont pas entièrement réalisables par fraisage (contre-dépouilles sévères). On obtient pourtant une très grande précision par soustraction puisque, par exemple, la société Kavo annonce une précision à 15 ± 5 microns pour sa machine 5 axes. La nature du bloc de matériau correspond au choix du matériau retenu pour la prothèse ; sa dimension est choisie en fonction du matériau à usiner et de la dimension de la ou des pièces attendues (fig. 12).

L’industrie, pour les pièces complexes qui ne peuvent être obtenues par usinage classique ou par coulée, dispose de machines qui travaillent par adjonction. Des grains de métal sont agglutinés, très précisément, par microfusion laser, au sein d’une couche de poudre de ce métal. Les points de microfusion sont déterminés par les coordonnées de la maquette numérique et, par couches successives, l’agglutination des grains métalliques aboutit à l’élaboration de la pièce programmée. Le faisceau laser est, bien entendu, piloté par l’informatique (fig. 13). Les techniques de fabrication par adjonction permettent aussi de réaliser des maquettes en cire ou en résine calcinable, en faisant appel à des sortes d’imprimantes 3D à jets de cire ou de résine. Ces maquettes sont destinées à être secondairement coulées par les méthodes de la prothèse traditionnelle (Cynovad) (fig. 14).

ÉQUIPEMENT ET PROCESSUS DE FABRICATION : PLUSIEURS OPTIONS POSSIBLES

Ces nouvelles techniques font appel à des matériels qui n’étaient pas habituels dans les laboratoires de prothèse[3]. Des investissements sont donc indispensables. Faut-il investir pour une production sur place ou opter pour l’externalisation de la fabrication des armatures de prothèse fixée ? Aujourd’hui, diverses propositions sont faites pour que tous les prothésistes puissent accéder aux prothèses CFAO :

• un matériel réduit, complet (scanner, logiciel CAO et machine-outil), permettant l’usinage par soustraction, est disponible depuis quelques années pour les laboratoires moyens (10 à 15 employés) : Sirona, Kavo, Degudent, Bien Air, Schein… (fig. 15 et 16). Les laboratoires équipés de ces matériels peuvent, à partir des modèles de travail en plâtre habituels, produire des pièces prothétiques adaptées aux demandes les plus fréquentes des chirurgiens-dentistes, et à des coûts compatibles avec le marché français ;

• une autre option consiste à maintenir le scannage et l’élaboration de la maquette numérique au laboratoire, mais à délocaliser l’usinage des pièces qui demande l’investissement le plus lourd. Le prothésiste dentaire envoie par e-mail ses fichiers numériques à un centre d’usinage spécifique (en général par marque). Procera®, à Stockholm, est la première à avoir développé ce type de délocalisation : son usine produit près de 3 000 chapes par jour… un seul prothésiste est sur place. De nombreuses autres sociétés lui ont emboîté le pas et l’on trouve de nombreux centres d’usinage en Allemagne : Etkon Straumann, Bego… ;

• une forme de sous-traitance plus proche des prothésistes locaux est proposée par 3M Espe avec son système Lava™ : 4 laboratoires pilotes sont répartis dans notre pays, permettant de répondre aux différents prothésistes qui veulent profiter de l’usineuse Lava™ (capable d’usiner 20 000 pièces par an), tout en bénéficiant d’une certaine proximité entre professionnels (fig. 17) ;

• depuis quelque temps, des centres de production dits « ouverts » proposent une plus grande souplesse, car ils visent à traiter n’importe quel fichier numérique et non plus les fichiers spécifiques d’une marque. Dès lors, les prothésistes peuvent travailler avec des logiciels « ouverts » (fichiers STL) pour sous-traiter leur production dans des centres plus concurrentiels. Ces centres de production ne vendent aucun matériel et se veulent indépendants. Cette démarche, souvent menée par des prothésistes dentaires, a le mérite de limiter les investissements des petits laboratoires et pourrait se développer : Diadem, Libertyscan, Numérique prothèse…

INNOVATIONS EN TERMES DE MATÉRIAUX

Le choix des matériaux à usiner est fondamental d’autant que ce sont les évolutions des matériaux qui ont permis les progrès de la technologie CFAO dans le domaine dentaire[4].

L’usinage par addition concerne surtout les métaux (acier et titane), la cire et la résine calcinable. Mais la production par soustraction, actuellement de loin la plus développée, s’adresse avant tout à la céramique, même si on peut aussi usiner du titane par fraisage, en particulier pour la prothèse implantaire. A priori, on peut penser que c’est le chirurgien-dentiste qui impose le choix du matériau pour son patient. Dans la réalité, l’harmonie entre le chirurgien-dentiste et le prothésiste dentaire s’accompagne de choix communs entre les besoins du cabinet et les investissements technologiques du laboratoire. À ce titre, les nouvelles céramiques constituent la plus grande innovation, celle qui permet d’envisager la prothèse CFAO pour presque tous les cas de prothèse fixée.

Alumine

L’alumine (Al2O3), par sa translucidité, est proposée par Procera® pour les éléments antérieurs unitaires sur dents vivantes. Sa relative fragilité (300 à 600 MPa) ne permet pas de réaliser des armatures de bridges.

Zircone

La zircone (ZrO2) est le matériau de choix pour les armatures CFAO de prothèse fixée. Sa résistance (de l’ordre de 1 000 MPa) permet de réaliser des armatures de bridges de grande étendue. On distingue deux formes de zircone à usage prothétique.

Zircone HIP

La zircone HIP, très dure, très difficile à usiner, nécessitant des machines très puissantes et beaucoup de temps, permet de réaliser des pièces prothétiques très fines, à échelle 1:1 sans frittage secondaire. Ses qualités mécaniques proviennent de la finesse de ses grains (inférieurs à 0,5 micron) et à son compactage à chaud sous très haute pression. Son usinage est peu répandu (fig. 18).

Zircone TZP

La zircone TZP est un matériau relativement tendre, car incomplètement densifié. L’oxyde de zirconium est modifié par l’adjonction d’un oxyde de terre rare (en général, de l’yttrium) qui permet de maintenir la zircone dans sa phase quadratique à température ambiante. C’est par un frittage secondaire qu’elle acquiert ses qualités mécaniques exceptionnelles. Une des difficultés techniques consiste à savoir usiner une pièce surdimen-sionnée d’environ 20 à 30 %, de telle sorte qu’après le frittage secondaire elle retrouve très précisément l’échelle 1 : 1 (fig. 19). Aujourd’hui, cette étape est parfaitement maîtrisée. Les qualités mécaniques de la zircone TZP, son aptitude à être colorée dans la masse, sa biocompatibilité absolue lui permettent de répondre à la plupart des besoins prothétiques.

QUELLES CONSÉQUENCES CLINIQUES DES TECHNIQUES CFAO EN PROTHÈSE ?

Au début de la CFAO, avec les premiers matériaux utilisés, un certain nombre de contraintes cliniques se sont imposées aux praticiens : formes de préparation, moyens d’assemblage… Actuellement, grâce à l’emploi de la zircone, les formes de préparation, même s’il est recommandé d’éviter les arêtes vives ou les anfractuosités qui pénalisent le scannage, sont tout à fait classiques et ne nécessitent pas de mutilation supplémentaire des dents supports. Pour certains auteurs, il serait même possible de réduire très modérément les épaisseurs axiales des préparations puisque l’utilisation de la zircone évite l’épaisseur dévolue à l’opaque pour les prothèses métallo-céramiques. Il faut aussi insister sur le fait que la lecture optique ou le palpage des limites de préparation ne permettent pas d’exploiter des empreintes approximatives. Cette contrainte conduit naturellement au cabinet à une amélioration moyenne des préparations et des empreintes qui sont destinées à la production CFAO. En ce qui concerne l’assemblage d’une infrastructure de zircone, sur les piliers dentaires ou implantaires, il est possible avec tous les ciments traditionnels (temporaires ou permanents) de la prothèse métallo-céramique. Pour l’alumine, les colles restent recommandées, ou éventuellement les CVIMAR, selon la procédure de scellement optimisé.

UN FORT POTENTIEL DE DÉVELOPPEMENT

Le champ des indications de la prothèse CFAO ira en s’élargissant. Mise à part la prothèse complète (sans implants), toutes les prothèses dentaires sont concernées par la CFAO, même si les châssis métalliques de prothèse amovible partielle sont encore rarement réalisés par ce moyen. La prothèse fixée sur dents naturelles (chapes, armatures de bridges, éléments métalliques pleins) et la prothèse implantaire (piliers, armatures unitaires ou plurales), qu’elles soient métalliques ou en céramique, peuvent être réalisées par CFAO pour la plupart des cas (fig. 20 à 23). Une grande indication de la prothèse CFAO en zircone est liée à sa biocompatibilité. À l’heure où l’on cherche à éliminer les métaux lourds de la bouche, les qualités biologiques et l’absence de toxicité des céramiques constituent des atouts majeurs. La véritable limite du recours à la zircone comme infrastructure prothétique tient au fait que les connexions entre les différents piliers ou inters, pour des raisons mécaniques, doivent respecter certaines dimensions (6 mm2 dans la région antérieure et 9 mm2 pour les bridges postérieurs) qui peuvent être contradictoires (en cas de dents courtes) avec la santé des papilles interdentaires et les canons de l’esthétique. La prothèse métallo-céramique conserve ici toute son indication.

QUELLES PERSPECTIVES ?

L’avenir de la prothèse CFAO est d’abord lié aux évolutions technologiques des composants qui en font l’intérêt.

• Des progrès sont envisagés en ce qui concerne les matériaux, en particulier par l’apparition de mélanges alumine-zircone (25 %/75 %) qui amélioreraient la tenue de ces céramiques en milieu humide sous contrainte[5].

• Les avancées en matière d’informatique (microprocesseurs, puissance de calcul, logiciels…) permettent d’entrevoir à la fois la prise d’empreintes optique en bouche et l’usinage en centres de production ouverts, directement accessibles aux chirurgiens-dentistes. Cette hypothèse doit être apportée aux discussions en cours sur la mondialisation et la traçabilité de la prothèse.

• La législation n’est pas sans influencer le recours aux prothèses CFAO. Le retard pris par la France dans ce domaine est, pour partie, lié au fait que la Sécurité sociale n’a pas pris en charge les prothèses numériques. Un récent rapport de la Haute autorité de santé (HAS)[6] semble indiquer que les choses pourraient évoluer… au moment où l’on parle de l’exclusion complète de la prothèse dentaire des actes pris en charge par la Sécurité sociale !

Les millions de prothèses CFAO sur base céramique réalisées dans le monde depuis 10 ans ont fait la preuve de leur innocuité et des avantages biologiques qu’elles procurent par rapport aux métaux. Il est donc légitime que la commission de hiérarchisation des actes et des pres-tations des chirurgiens-dentistes à la Sécurité sociale vienne d’approuver l’inscription de la couronne dentaire unitaire à infrastructure céramique à la NGAP. Pour les piliers de bridges, il faudra encore patienter. Les chirurgiens--dentistes français le savent, la modernité se fait toujours attendre.

Si la prothèse CFAO pose des questions aux praticiens, aux prothésistes dentaires ou à quelques décideurs d’administrations ou d’assurances, il faut pourtant garder à l’esprit qu’elle apporte surtout des réponses :

– prothèses plus respectueuses des normes biologiques ;

– meilleure prise en compte des impératifs de précision entre le cabinet et le laboratoire ;

– traçabilité incomparable ;

– peu de modifications des habitudes des praticiens ;

– coût compatible avec la plupart des exercices.

Bibliographie

  • 1. Duret F. Quand l’ordinateur se fait prothésiste. Tonus 1982;16:13-15.
  • 2. Unger F. La CFAO dentaire. Stratégie Prothétique 2003;3(5):327-341.
  • 3. Association dentaire française (ADF). Les céramo-céramiques, novembre 2005.
  • 4. Lebras A. Quelle zircone pour quelle prothèse dentaire ? Stratégie Prothétique 2003;3(5):351-362.
  • 5. Chevalier J. What future for zirconia as a biomaterial ? Biomaterials 2006;27:535-543.
  • 6. Haute autorité de santé (HAS). Prothèses dentaires à infrastructure céramique, décembre 2007.