« La pratique sociale mérite reconnaissance » - Clinic n° 4 du 01/04/1999
 

Clinic n° 4 du 01/04/1999

 

Yves Josse (Saint-Denis)

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Avec ses 12 000 habitants répartis en 30 ethnies et son taux de chômage démentiel, le « Franc Moisin » est une de ces nombreuses « cités » des temps modernes dont les médias rapportent fréquemment le mal de vivre. Certes, on admettra que comme dans d'autres « banlieues chaudes », l'état de droit n'y est pas toujours de mise, mais c'est avant tout à la proximité du Stade de France et à la dernière Coupe du Monde de football que ce « coin » de Saint-Denis doit sa récente notoriété.

Il y a 10 ans, Yves Josse a résolument décidé de quitter un incontestable « confort » d'exercice dans l'Oise pour venir y pratiquer - toujours en libéral - une dentisterie « sociale » (il est aujourd'hui le seul dans la cité). Ce travail très particulier auprès des exclus prend à notre époque une importance malheureusement grandissante, mais gouvernement et caisses continuent à l'ignorer, superbement.

Pourquoi avoir quitté un « cabinet confortable » pour un exercice « à risques » ?

Au Franc Moisin comme dans d'autres « îlots particuliers », avec une majorité d'habitants en dessous des minima sociaux, un tiers de mes patients sont en AMG (avec toute la tâche administrative qu'on imagine !). Ce qui laisse peu de marge pour les charges. Mais je n'ai paradoxalement jamais été aussi heureux que depuis mon arrivée au sein de cette cité. Dans mon précédent cabinet picard, j'avais des patients issus du monde agricole ou de la fonction publique, sans problème, mais qui ne me faisaient pas « vibrer ». Ici j'ai affaire à des gens beaucoup plus « difficiles », qui bougent énormément, oublient les rendez-vous, doivent sans cesse être remis sur les bons rails… Je passe du plus grand désespoir au plus grand plaisir, mais les rapports humains sont 100 fois meilleurs. J'ai vraiment l'impression d'apporter du bien-être et ce sentiment d'utilité est très valorisant. Il y a des jours où je fais le tour du monde : d'abord un Ouzbek, puis un Cambodgien, un Africain… Nombreux sont ceux qui viennent me voir comme si j'étais le bon dieu et finissent par me considérer comme des leurs. Plus que le confort matériel dont je disposais préalablement, c'est cette richesse inégalable dans les rapports humains que je recherchais en fait.

L'exercice est-il lui aussi différent ?

A l'évidence, il est financièrement très juste. J'ai dû me séparer de mon assistante, il y a 5 ans, et je peux juste m'assurer les services d'une femme de ménage. Mes journées, toujours bien occupées, commencent à 8 h 30 pour se terminer à 19 h, avec quelques plages pour la stérilisation. Notre déontologie parle d'honoraires applicables avec tact et mesure. Ici, cette notion s'impose tout naturellement !…

Peut-on pratiquer une dentisterie moderne dans votre cas ?

Je veille à rendre mon cabinet accueillant. Je dispose d'un équipement neuf, d'un autoclave, et je vais me doter d'un récupérateur d'amalgames. Mais si je voulais acquérir les moyens d'investigation les plus perfectionnés (notamment la radio numérique), je mettrais en péril une rentabilité fragile avec laquelle on s'efforce de dispenser des soins de qualité, en fonction des données acquises de la science, mais sans jamais pouvoir faire appel aux solutions techniques leaders. Voilà où les libéraux sont désavantagés par rapport aux centres de soins moins limités financièrement.

La cité compte-t-elle justement un centre de soins ?

Non. Seuls les libéraux semblent avoir accepté le risque de venir vers cette population démunie.

Ce dont la municipalité est d'ailleurs « ravie ».

Peut-on parler de pathologie différente ?

Non, si ce n'est qu'on trouve de nombreuses bouches beaucoup plus abîmées qu'ailleurs et… qu'on n'arrive pas toujours à terminer les traitements. Il faut parfois une année entière de soins, mais moins d'un patient sur cinq est capable d'aller au bout. Par manque de responsabilisation (derrière la gratuité « on » finit par oublier qu'il y a une société qui « soutient ») ou pour raisons familiales et personnelles. Certains reviennent quelques mois plus tard, mais l'état de la bouche s'est encore dégradé.

Avez-vous à souffrir d'agressions ?

Non, mais des confrères médecins ont déjà été attaqués. Le cabinet dentaire est pour l'instant, un territoire respecté. Il a été plusieurs fois « visité » mais jamais volé ou détérioré.

Au sein de cette cité, vous appartenez à un réseau de soins, avec des médecins, pharmaciens, infirmiers libéraux. Une notion dans l'air du temps. En quoi consiste votre rôle ?

J'appartiens également au RESO (numéro vert) qui permet d'apporter des soins aux personnes en rupture de droits sociaux ou sans droits sociaux (sans papiers), cela dans le contexte d'un cabinet libéral. Le réseau VIH de la cité, auquel vous faites référence, en place depuis plusieurs années, est différent dans l'esprit de ceux prévus par les ordonnances Juppé. Le chirurgien-dentiste y est un peu à part : il ne se déplace pas et reçoit une population a priori motivée, demandeuse de soins, quand le médecin doit intervenir dans des situations parfois plus dramatiques de misère sociale, morale et physique. Mais nous travaillons en groupe : lorsque je reçois un patient - parfois envoyé par un autre professionnel de santé -, je ne considère pas que la sphère buccale et si je détecte des problèmes extra-dentaires, je l'adresse à un praticien expert.

Ce travail en commun est passionnant et le patient se sent soutenu. Il n'en sera que plus motivé dans l'observance de la thérapeutique. Dans un tel contexte, le mode libéral apporte un esprit de responsabilité - nous sommes des interlocuteurs qui se souviennent de leurs patients et essaient de leur apporter le maximum d'accueil et d'écoute, non pas des structures fermant à une heure donnée - mais il est pénalisé financièrement. L'aspect réflexion et travail en commun, pourtant si important pour la santé publique, n'est pas pris en compte. Il faudrait globaliser l'exercice du praticien et ne pas considérer uniquement les actes et les lettres clés. Notre présence dans une cité et dans un réseau va bien au-delà. Nous sommes des éléments de stabilité indispensables. Nous faisons partie de la médecine des réalités sociales et économiques, mais on nous oblige à pédaler très fort sur un VTT, avec un très petit développement. Le tout est de savoir si nous pourrons garder notre équilibre longtemps. Nous sommes ravis de notre rôle, mais nous aimerions que les pouvoirs publics inventent une forme de reconnaissance propre à faciliter notre tâche déjà bien ardue.