Fracture instrumentale : à défaut de l’éviter… - Clinic n° 01 du 01/01/2011
 

Clinic n° 01 du 01/01/2011

 

RÉPONSE D’EXPERT

Pr Youssef HAIKEL  

Doyen
Faculté de chirurgie dentaire, Strasbourg

Casser un instrument est un casse-tête sans fin. Retirer ou laisser ? Référer ou tenter de nouveau sa chance ? Ne rien dire ou tout avouer ? Trouver un fautif ou revenir aux instruments manuels ? Et pourtant, il y a une façon beaucoup simple pour éviter toutes ces questions : s’informer, comprendre les mécanismes de la fracture instrumentale et surtout prendre connaissance de quelques règles élémentaires qui, à défaut de la supprimer, permettent de l’éviter avec intelligence !

La rotation continue est-elle unanimement employée par la profession ? Si non, quelles en sont les raisons ?

La grande révolution de l’endodontie a été l’utilisation des instruments endodontiques en nickel-titane en raison de leur propriété d’hyperélasticité, qui a permis d’augmenter leur conicité et de les utiliser en rotation continue. Les avantages sont nombreux : réduction du temps de travail, diminution du nombre d’instruments dans une séquence, remontée des débris et amélioration de la qualité de la mise en forme en respectant l’anatomie canalaire et en facilitant ainsi le scellement canalaire. Le traitement endodontique de qualité devient enfin accessible et à la portée de tous les praticiens, avec des résultats prévisibles et reproductibles ! Lorsque l’on a dit cela, il est surprenant de constater que la rotation continue n’est pas utilisée systématiquement ou alors de façon combinée aux instruments manuels, laissant ainsi un véritable marché à conquérir. En effet, il semblerait qu’environ 70 % des praticiens disposent au moins d’un système de rotation continue, mais ils ne sont que 20 % à l’utiliser régulièrement. Les raisons évoquées sont bien sûr en partie le coût, mais surtout l’angoisse de la fracture, qui conduit le praticien, lors du traitement, à vérifier son instrument après chaque retrait du canal pour voir s’il est toujours entier ou si une partie n’est pas restée dans le canal ! À cela s’ajoute la culpabilité du praticien, due notamment au fait d’entendre dans toutes les présentations que les instruments « se fracturent » spontanément sans prévenir. Le comble de ces présentations étant de dire que les systèmes sont opérateurs dépendants, ce qui est en totale contradiction avec la notion de résultats prévisibles et reproductibles !

Les instruments endodontiques sont-ils égaux face aux risques de fracture ?

Les instruments endodontiques en nickel-titane ont, face à la rupture, des comportements qui diffèrent par rapport aux instruments en acier, mais aussi entre eux, et ce en fonction de plusieurs paramètres. Le risque de séparation d’un instrument en rotation continue à 300 rotations par minute (rpm) (soit 5 tours par seconde) est forcément plus grand que pour un instrument manuel qui est utilisé à 20 rpm ! Une étude clinique récente portant sur 4 865 traitements endodontiques [1] nous montre que l’incidence de séparation d’un instrument en rotation est de 1,68 % par rapport à celle des instruments manuels, qui est de 0,25 %. Les séparations sont 3 fois plus fréquentes sur les molaires que sur les prémolaires, elles sont également plus fréquentes sur les molaires mandibulaires que sur les molaires maxillaires et, surtout, elles sont 33 fois plus fréquentes au niveau du tiers apical qu’au niveau des deux tiers coronaires. Pour les instruments manuels en revanche, les séparations d’instruments ne sont que 6 fois plus fréquentes au niveau du tiers apical par rapport aux deux tiers coronaires. Cette constatation évoque le point le plus important et le plus déterminant dans le comportement des instruments en rotation dans une courbure, soumis à la fatigue cyclique par étirement-compression. Plus un instrument voit son diamètre ou sa conicité ou sa masse centrale augmenter, plus le risque de séparation par fatigue cyclique augmente. Paradoxalement, le risque de séparation par fatigue en torsion diminue. Nous nous rendons ainsi compte que la conception d’un instrument est un compromis entre la flexibilité, la résistance à la rupture par fatigue en torsion et par fatigue cyclique. Autrement dit, lorsque le diamètre, la conicité ou la masse centrale d’un instrument augmente, sa flexibilité diminue, sa résistance à la fatigue en torsion augmente et sa résistance à la fatigue cyclique diminue !

Au-delà du design des instruments, existe-t-il des facteurs associés qui favorisent les fractures instrumentales ?

Le « design » d’un instrument est un compromis proposé par le fabricant, il est associé à une technique pour compenser ou surmonter les points faibles. Par exemple, un instrument à conicité variable comme le ProTaper® est flexible et ne se visse pas dans le canal ; en revanche, il est plus fragile parce que la contrainte est exercée sur une surface de contact réduite. Un instrument à conicité continue est engagé dans le canal sur une surface plus importante, il est donc plus robuste, avec un risque de vissage plus grand mais qui peut être compensé par le protocole de mise en œuvre ! Le design est incontestablement un élément à prendre en considération dans le risque de rupture des instruments, mais d’autres facteurs non opérateurs dépendants interviennent également, même s’ils sont rarement évoqués. Les causes de rupture évoquées sont en général les pièges anatomiques, les gestes opérateurs non adaptés, le non-respect du protocole, les contraintes excessives sur l’instrument, la vitesse ou le torque non adapté ! Finalement, des causes multiples et variées sont énoncées : toutes sont attribuées directement ou indirectement à l’opérateur mais jamais à l’instrument, à sa nature structurale, à son usinage et à son comportement mécanique en dynamique. L’usinage d’un instrument en nickel-titane et son état de surface sont essentiels pour l’instrument dans son comportement face à la rupture (fig. 1 et 2). L’instrument peut accumuler, lors de son usinage, des stress qui peuvent le fragiliser. Des microfissures, ainsi que des retassures*, peuvent également être observées à sa surface. À l’échelle de la microstructure, des modifications de structure peuvent être observées au niveau des joints de grains. Par ailleurs, l’alliage nickel-titane peut varier en fonction du fabricant ! Pour exemple, le ProTaper® et le CMA® examinés en analyse dispersive en énergie (EDX : energy dispersive X-ray spectrometry) sont proches en termes de proportion de nickel et de titane, mais quand ils sont mordancés à l’acide sulfurique à 50 % pendant 4 heures, ils présentent une microstructure totalement différente. Le ProTaper® ne présente aucune modification de structure alors que le CMA® devient totalement poreux, avec les joints de grains bien visibles (fig. 3 et 4). Lorsque l’on évoque les instruments de rotation, il est question d’un alliage en nickel-titane et, pourtant, il existe bien plusieurs alliages en fonction des autres composantes atomiques !

Comment connaître le moment où il faut écarter les instruments pour ne pas les casser ?

Aujourd’hui, selon le type d’instrument et son numéro, les fabricants préconisent un certain nombre d’utilisations, mais sans fondement et sans repères. La plupart des instruments accumulent des stress et de la fatigue en fonction non seulement de leur nombre d’utilisations mais aussi des contraintes anatomiques, sans qu’aucune modification apparente ne permette de les écarter. Toute la problématique est là, il est difficile de standardiser ou de fixer un nombre d’utilisations : dans les canaux difficiles, l’usage sera unique alors que dans les canaux simples, il sera multiple ! Les tests de laboratoire pour comparer les instruments sont le moment de torsion avant la rupture, le moment de flexion et la résistance à la rupture par fatigue cyclique. Un dispositif simulant un canal avec plusieurs courbures a été mis au point par mon équipe et est aujourd’hui utilisé par plusieurs fabricants pour évaluer cette dernière propriété en dynamique. Les fabricants ne nous proposent jamais la résistance à la rupture sous l’effet de l’angle de torsion (déflexion angulaire). Une déflexion angulaire importante est signe d’une grande ductilité. Celle-ci est gage de sécurité lors de la préparation canalaire. Elle permet de retarder la survenue de la rupture de l’instrument s’il est bloqué ou forcé dans un canal. Cette déformation plastique est recherchée car elle a une signification clinique. En effet, un instrument qui se déforme peut être facilement écarté par l’opérateur (fig. 5). Cliniquement, la déflexion angulaire reflète plus précisément la résistance de l’instrument que la rupture en torsion. À titre d’exemple, le CMA® montre une déflexion angulaire significativement supérieure à celle d’autres instruments comme le ProTaper®. Cliniquement, il est utilisé sans se préoccuper du nombre d’utilisations, il est écarté uniquement s’il présente une déformation plastique remarquée par la vue ou le toucher ou, tout simplement, lorsqu’il ne coupe plus ! Cette déformation se traduit sur le faciès de rupture par des stries de propagation qui ralentissent la rupture (fig. 6 et 7).

La simplification des protocoles avec la réduction du nombre d’instruments ne favorise-t-elle pas les risques de fracture instrumentale ?

L’avenir des traitements endodontiques est certainement la réalisation de la préparation canalaire avec un seul instrument à usage unique. L’instrument n’aura plus besoin d’être stérilisé et cette simplification permettra de réduire les risques de rupture par fatigue de l’instrument ! Aujourd’hui, on est loin de cet objectif, même si des tentatives prometteuses sont offertes avec l’instrument unique SAF (self-adjusting file) qui s’inspire d’un stent coronarien en s’adaptant dans le canal. Il est préconisé après le passage de la lime manuelle n° 20.

L’augmentation de la conicité des instruments permet de proposer des séquences standard simplifiées de 4 instruments mais, en fonction de l’expérience du praticien et de la difficulté du cas clinique, le nombre d’instruments nécessaires ne sera pas le même. Je réalise environ 80 % de mes traitements endodontiques en faisant appel à un seul instrument : le median de CMA®, qui a une conicité de 6 % et un diamètre apical de 25/100 mm. Est-ce une raison suffisante pour préconiser ce protocole qui n’est pas « fondé sur des preuves » mais sur mon expérience de sélection des cas ? L’essentiel, pour moi, est surtout de bien prendre mon temps en faisant appel aux outils nécessaires et suffisants pour traiter les 20 autres pour cent.

Quelles sont les 10 règles d’or pour ne jamais casser un instrument endodontique mécanique ?

Pour ne jamais casser un instrument, je ne connais qu’une seule règle : s’abstenir de faire de l’endodontie ! Pour réduire le risque de rupture des instruments, quelques règles peuvent être préconisées :

• maîtriser un système et si vous êtes satisfait, surtout ne pas en changer ;

• si vous appréhendez toujours la rotation, dans un premier temps ne l’utilisez que pour la préparation des 2/3 coronaires. Vous ne prenez aucun risque de rupture de l’instrument, vous réduisez le temps de traitement et surtout l’exploration et la mise en forme du 1/3 apical seront facilitées pour les instruments manuels ;

• tous les systèmes fonctionnent mais pas entre toutes les mains ! Si vous débutez avec la rotation ou si vous avez été déçu, choisissez un système qui soit non-opérateur dépendant, c’est-à-dire qui pardonne les écarts et surtout qui prévient avant de rompre, en montrant des déformations, d’où l’intérêt de contrôler les instruments après chaque utilisation ;

• la vitesse de rotation doit être contrôlée et constante ;

• les parois de la cavité d’accès doivent être sans interférences avec les instruments de rotation et l’accès au canal doit être direct ;

• l’irrigation canalaire fréquente reste un impératif ;

• l’utilisation d’un chélateur, en déminéralisant la dentine, va faciliter le travail mécanique et réduire le risque de fatigue des instruments ;

• l’instrument de la rotation ne doit progresser que dans la portion du canal qui a été préalablement explorée et élargie jusqu’à la lime 15 sans chercher à atteindre la longueur de travail ;

• la descente d’un instrument vers l’apex se fait progressivement avec un mouvement de va-et-vient et non en une seule fois, elle est associée à une action de brossage et d’appui pariétal au retrait ;

• un traitement endodontique n’est pas un « cent mètres », il ressemble plus à un parcours de golf. Respectez la séquence, les outils doivent être adaptés à chaque portion du canal. On ne se préoccupe de l’apex délicatement qu’en dernier.

* NDLR : la retassure est une cavité axiale

Référence

  • 1. Iqbal MK, Kohli MR, Kim JS. A retrospective clinical study of incidence of root canal instrument separation in an endodontic graduate program : a PennEndo database study. J Endod 2006 ; 32 : 1048-1052.

Lectures conseillées

Haikel Y, Rebeiz R, Arsan R. Le système CMA® : un instrument et un nouveau concept de préparation canalaire. Clinic 2009 ; 30 : 25-36.

Haikel Y, Serfaty R, Bateman G, Senger B, Allemann C. Dynamic and cyclic fatigue of engine-driven rotary nickel-titanium endodontic instruments. J Endod 1999 ; 25 : 434-440.