Le monde de Sophie la blogueuse - Clinic n° 11 du 01/12/2013
 

Clinic n° 11 du 01/12/2013

 

Passions

ANNE-CHANTAL DE DIVONNE  

Pour être chirurgien-dentiste, elle n’en est pas moins blogueuse. Chaque semaine, son franc-parler et ses réflexions sur la profession intéressent ses lecteurs… et dérangent parfois ses confrères.

Une écriture bien troussée, une dose d’humour et des éclairages concrets, souvent sans concession sur le quotidien des chirurgiens-dentistes. Le blog « Carie, la haine » (Docteurcarie.blogspot.fr), tenu par « Sophie », alias « Docteur Carie », une jeune praticienne installée en Seine-Saint-Denis (93), offre chaque semaine des posts [billets] qui ­mêlent réflexions personnelles et considérations générales sur la profession. La majorité des lecteurs ne se compose cependant pas de chirurgiens-dentistes. Manque de disponibilité, absence de connaissance du site, mais aussi réserves face aux points de vue d’une consœur qui n’hésite pas à se révéler souvent iconoclaste : les professionnels ont des réticences à apprécier les propos de la blogueuse. Mais peu importe à celle-ci, du moment que l’écriture lui apporte un de ces plaisirs personnels auxquels elle n’entend en aucun cas renoncer, malgré tout le sérieux qu’elle apporte à l’exercice de l’art dentaire.

Vous vous faites appeler « Docteur Carie » ou « Sophie ». Rester anonyme est une nécessité ?

Oui. Je ne donnerai jamais ma vraie identité. Je fais en sorte de travestir la réalité pour demeurer ­cachée. C’est important par rapport non seulement aux patients mais aussi à mon assistante et à mes confrères, parce que je veux conserver une liberté de parole, un œil critique, ce qui n’est possible que dans l’anonymat. D’ailleurs, mes réflexions sont d’ordre général. J’ai par exemple rédigé récemment un texte sur le rapport des chirurgiens-dentistes à l’argent. Pour autant, j’évite toujours de dire du mal de mes confrères.

Pourquoi un blog qui parle de votre vie professionnelle ?

Le fait d’aider mon ancienne assistante à créer son propre blog m’a ­redonné l’envie de faire un peu de montage html et d’ouvrir à nouveau cet espace de parole. J’ai voulu parler de ce qui se passe dans ma vie professionnelle et être lue. C’est le quotidien du métier, vu de l’intérieur. Je souhaitais donner mon point de vue, un mélange d’intime, de vulgarisation et de conseils. Finalement, il n’y a pas beaucoup de conseils. Ce sont plus mes réflexions, mes coups de gueule.

Comment naissent les idées, comment mûrissent-elles ?

Quand j’ai commencé en 2011, j’écrivais beaucoup plus. J’avais beaucoup plus de choses à dire. Maintenant c’est plus réfléchi. Je pars de réflexions de patients, d’anecdotes de consultation, de situations qui se répètent, de pensées pendant la journée, d’événements à l’extérieur… Un jour, par exemple, j’ai aidé une dame dans une pharmacie, cela a donné un billet sur le clou de girofle. Je n’ai jamais relu mes anciennes notes. Je ne sais pas si elles ont vieilli. J’ai l’impression d’avoir été très méchante au début. Je pense particulièrement à un billet sur les enfants. On a pu penser que j’avais horreur des enfants alors qu’en fait, j’évoquais simplement la façon dont on les soignait à la fac. Et c’était le sentiment que nous avions tous, entre étudiants. Pourtant ce texte a été très mal perçu.

Comment travaillez-vous ?

Je n’écris pas en une semaine. Généralement, je nourris un texte, je l’écris et le réécris. Il se passe toujours quelques semaines avant sa publication. J’établis un brouillon sur lequel je pose des phrases de patients ou les idées qui me viennent au fauteuil. J’y pense aussi dans les transports en commun. L’écriture sous forme de blog permet de revenir autant que nécessaire sur son texte avant publication, de faire des ratures qui resteront comme des pensées secrètes. Et puis je suis très geek. Ma fenêtre gmail est toujours ouverte. On est dans une société dans laquelle on écrit de moins en moins. J’ai beaucoup d’amis qui font des fautes. Pour ma part, j’aime l’exercice d’écriture, même si je ne fais pas de la grande littérature. J’aime rechercher les mots, je fais très attention à la grammaire et à l’orthographe. Je ne veux pas avoir de commentaires sur cet aspect de mon travail. J’aurais honte !

D’où vient le nom de votre blog, « Carie, la haine » ?

Je voulais un nom de blog que l’on trouve facilement sur Internet, une adresse qui soit percutante. J’avais aussi envie que les gens qui tapent « carie » ne trouvent pas des choses méchantes sur les chirurgiens-dentistes. « Carie, la haine » fait aussi référence au film d’horreur « Carrie ». À vrai dire, je ne parle pas tant que cela de caries, mais quand on pense au dentiste, on pense à la carie. C’était cela ou « Docteur dentiste », mais « Carie, la haine » est plus drôle.

Vos lecteurs réagissent-ils ?

Ce sont surtout des correspondants réguliers qui réagissent. Parmi mes lecteurs réguliers, j’ai par exemple une consœur dessinatrice, moitié illustratrice et moitié chirurgien-dentiste en cabinet. Mais ceux qui me lisent, qui m’envoient des e-mails ne sont pas ­Parisiens et la plupart ne sont pas ­chirurgiens-dentistes. Je pense que nombre de mes confrères sont dans leur cabinet ou en formation continue. Sur le temps qui leur reste, ils ne lisent pas mon blog. Je n’ai pas eu beaucoup de commentaires depuis 2 ans, mais cela s’est tout de même développé depuis 6 mois. Cela dit, je n’ai pas fait grand-chose pour le référencement. Je n’ai pas de page Facebook mais j’ai mon compte Twitter, DrCarieLaHaine. N’avoir qu’un nombre limité de lecteurs ne me dérange pas. En fait, j’ai toujours peur qu’un patient me découvre ! De plus, je pense que ce que j’écris ne plaît pas toujours aux patients parce que c’est un peu trop cru.

Chirurgien-dentiste, est-ce un choix ?

L’idée m’est venue dès la deuxième semaine de ma première année de médecine. Au départ, je voulais quitter ma ville d’origine pour aller à Paris. Mon idée était d’être pédiatre à l’hôpital Necker. Mais j’ai opté pour dentaire car j’avais envie de pratique. Si j’avais su à quel point ces études étaient dures, j’aurais fait médecine ! Maintenant je ne regrette plus. Les problèmes de la fac sont du passé et terminés.

Aimez-vous votre métier ?

Un lecteur m’a dit une fois que je n’étais bonne qu’à faire des détartrages, que je n’aimais pas mon métier, que j’étais un médecin raté. C’est faux. J’ai choisi de ne pas faire médecine pour être chirurgien-dentiste. Le jour où je n’aurai plus envie de faire ce métier, ou je penserai ne plus pouvoir le pratiquer correctement, je ferai autre chose. C’est mon credo. Je me suis battue pour travailler. Mon installation à Paris n’a pas été facile, mais je ne vais jamais au cabinet en traînant les pieds… à part au moment de me lever.

Pensez-vous déranger la profession ?

Je montre qu’il y a une autre voie. Que certains confrères font de trop gros devis. Je pense passer un peu pour la petite jeune qui n’a rien compris. C’est sans doute mon côté dentiste de campagne qui arrive à Paris ! Mais c’est surtout ma perception du métier, très humaniste. Mon but est de soigner, pas de rouler en grosse voiture. J’ai l’impression de ne pas être dans un courant de chirurgiens-dentistes qui sont dans une course à l’argent. J’ai publié un post sur la mutilation dentaire et les couronnes à tout va en octobre. Mes points de vue peuvent choquer, j’ai parfois l’impression d’être une chirurgien-dentiste « de gauche ».

Question de génération ?

Je fais partie d’une génération de chirurgiens-dentistes, comme de médecins, plutôt féminine, qui a une vie à côté. Quand je rentre chez moi le soir, je ne suis plus chirurgien-dentiste. Je suis obligée de ménager du temps à Monsieur Carie et à ma maison. Je me consacre beaucoup à ma vie, à ma famille et à des hobbies en dehors du cabinet. C’est important pour moi. C’est ma volonté de soigner correctement mais tout en restant en forme. Car il faut tenir jusqu’à 70 ans. L’ancienne génération, qui est plutôt masculine, ne comprend pas que l’on puisse ne pas avoir envie de consacrer plus de 40 heures par semaine au cabinet.

L’écriture est-elle une compagnie pour vous ?

J’ai toujours aimé écrire des bribes de vie, j’aime raconter des histoires. Lorsque j’étais étudiante, j’avais déjà un blog sur lequel je parlais de musique et de voyages.

Quels écrivains vous ont marquée ?

Maupassant, en particulier Une vie, quoique mon côté féministe ne me donne pas envie de connaître pareille existence. Stendhal, parce que j’adore De l’amour. Je m’étais toujours dit que le jour où je terminerai ce livre, je trouverai l’amour. Anouilh, et particulièrement son Antigone. Zola aussi, mais surtout l’époque qu’il décrit car j’aime beaucoup la peinture impressionniste. J’apprécie aussi Stephan Zweig. Chez les contemporains, j’aime surtout la littérature anglophone. Mes auteurs préférés sont John Irving et David Lodge, de même que Jeffrey Eugenides pour ses livres Virgin suicides et Middlesex. Et j’avais oublié Bret Easton Ellis (mon favori dont j’ai tous les livres). Cela fait toutefois longtemps que je n’ai pas lu un livre en entier. Je lis beaucoup de blogs sur Internet et beaucoup de revues. Il faudrait que je me remette aux livres mais c’est le genre de résolution que l’on ne tient jamais.

Si dans mon serment d’Hippocrate prêté lors de ma thèse il y a déjà une éternité, j’ai dit que je soignerai mon prochain, j’aurais dû demander si on pouvait rajouter un astérisque « mais pas la famille ».

Quand je découvre une carie, souvent le patient répond : « Encore ? J’en avais déjà une l’année dernière ! », comme s’il existait un quota. C’est bien connu que si votre lave-vaisselle vous lâche un jour, il ne vous lâchera plus jamais !

Quand j’étais étudiante, les patients cobayes savaient qu’on était payé au lance-pierres (220 euros par mois en 6e année pour une présence 5 fois par semaine de 13 à 19 heures…). L’un d’eux me sachant sur le départ m’avait dit : « Vous verrez l’année prochaine, vous roulerez en BM ». Cinq ans après, ce n’est toujours pas le cas (je roule en RATP).