DIAGNOSTIC DE L’ÉRUPTION PASSIVE ALTÉRÉE - Clinic n° 03 du 01/03/2024
 

Clinic n° 03 du 01/03/2024

 

Dossier

Marine GUILLOT*   Alexandre COURTET**  


*Exercice limiteì à l’Implantologie orale et à la Parodontologie à Pernes-les-Fontaines.
**CCU-AH, AP-HP, Paris. Exercice limiteì à l’Implantologie orale et à la Parodontologie à Paris.

L’éruption passive altérée (EPA) est une anomalie de l’éruption dentaire atteignant les tissus mous et/ou le tissu osseux péri-dentaire. Sa prévalence dans la population générale est élevée. La demande des patients est le plus souvent esthétique. La démarche diagnostique est très bien codifiée. Les outils numériques (photographies, empreinte optique, CBCT) sont une aide supplémentaire dans l’établissement de ce diagnostic.

L’éruption passive altérée est une anomalie de la relation entre les dents, l’os alvéolaire et les tissus mous. Elle amène les patients à consulter le plus souvent pour des raisons esthétiques comme un sourire gingival (exposition gingivale supérieure à 4 mm lors d’un sourire spontané [1]) ou des dents avec des proportions réduites (rapport largeur/hauteur anormal) (figures 1 à 3).

L’EPA favorise l’inflammation gingivale. Si le contrôle de plaque est maîtrisé, le patient peut rester dans un état de santé parodontale. Dans le cas contraire, plusieurs études ont établi un lien entre l’EPA et le développement des maladies parodontales [2]. Sa prévalence dans la population générale varie entre 12,1 et 35,8 % [3].

L’objectif de cet article est d’exposer la démarche diagnostique d’une éruption passive altérée.

DÉFINITIONS

Mécanisme de l’éruption dentaire

L’éruption dentaire se divise en deux phases : une phase active et une phase passive (figure 4).

L’éruption active est le mouvement physiologique de la dent à travers la gencive jusqu’à ce qu’elle entre en contact occlusal avec la dent antagoniste. Elle passe d’une position sous-gingivale pré-fonctionnelle à une position occlusale fonctionnelle.

Cette étape est suivie de l’éruption passive : la gencive marginale migre apicalement pour atteindre sa position physiologique en regard de la jonction émail-cément (JEC) [4, 5].

Chez l’enfant, l’épithélium de jonction recouvre l’émail. La couronne clinique a une hauteur réduite et représente les deux tiers de la couronne anatomique.

Chez le jeune adulte, la couronne clinique présente une hauteur plus importante par déplacement apical des tissus. Quatre étapes sont décrites. Elles sont définies en fonction de la relation entre l’épithélium de jonction (EJ) et la JEC [6] (figure 5) :

- étape 1 : l’EJ repose sur la surface amélaire ;

- étape 2 : l’EJ migre en direction apicale par rapport à la JEC. Il est à cheval sur la JEC ;

- étape 3 : l’EJ est en contact mais apical à la JEC ;

- étape 4 : l’EJ continue de migrer apicalement à distance de la JEC. L’inflammation cause la migration apicale de l’attache gingivale.

La distance entre la JEC et le sommet de la crête alvéolaire augmente de 1,08 à 2,81 mm en moyenne entre les stades 1 et 4. Les quatre stades peuvent être retrouvés à différents âges. Les stades 3 et 4 n’ont cependant pas été observés avant 21 ans.

Éruption passive altérée (EPA)

L’éruption passive incomplète, retardée ou altérée, correspond à une anomalie du développement dentaire dans laquelle la relation entre les dents, l’os alvéolaire et les tissus mous est modifiée. On parle d’éruption passive altérée lorsque l’éruption passive s’arrête à l’étape 1 ou 2. Elle se traduit cliniquement par le recouvrement d’une partie des couronnes dentaires par de la gencive provoquant une dysharmonie dento-faciale.

L’EPA peut toucher une dent, un groupe de dents ou l’ensemble de la dentition. Les faces vestibulaires et linguales/palatines sont concernées.

Classification de l’EPA

La classification de Coslet et al. [8] est la plus utilisée. Elle est subdivisée en deux types et en deux sous-types (figure 6). Les types (1 et 2) sont déterminés selon la localisation de la ligne muco-gingivale (LMG) par rapport à la crête osseuse. Les sous-types sont établis en fonction de la position de la crête osseuse par rapport à la jonction émail-cément (JEC). Le tableau 1 résume les différentes situations cliniques.

DÉMARCHE DIAGNOSTIQUE

La démarche diagnostique combine le recueil de données cliniques et radiographiques (2D ± 3D), de photographies et la réalisation éventuelle d’empreintes optiques. Cette démarche est d’autant plus importante dans le cadre d’un projet de réhabilitation prothétique.

Clinique

L’examen clinique évalue la dynamique et la musculature de la lèvre supérieure [9] (figure 7), la ligne du sourire, les proportions et la morphologie des couronnes cliniques, la position de la jonction émail-cément par rapport au rebord gingival (JEC), la position et l’épaisseur de la crête osseuse ainsi que les différentes composantes des tissus mous parodontaux (hauteur de tissu kératinisé, épaisseur muqueuse, hauteur supra-crestale).

La ligne du sourire est classifiée selon Liebart et al. [9] (figure 8).

Les dimensions sont définies par le rapport largeur/hauteur. La comparaison est effectuée par rapport aux caractéristiques normales des couronnes cliniques décrites dans la littérature afin de déterminer si les couronnes cliniques présentent des dimensions réduites [10]. Le tableau 2 présente le rapport largeur/hauteur des incisives centrales, des incisives latérales et des canines maxillaires en fonction du sexe.

La morphologie des dents est classifiée selon Magne et Belser [11]. Trois types de formes sont décrits : triangulaire, ovoïde, carrée. La position des bords libres est également évaluée.

Une jauge de proportion (sonde de Chu, Hu-Friedy) peut également être utilisée pour vérifier directement le rapport entre la largeur et la hauteur de la couronne clinique (figure 9). La lecture est rapide et le code couleur permet d’identifier aisément les proportions idéales. La barre horizontale permet de mesurer la largeur et la barre verticale la hauteur. Chaque barre de couleur sur le bras horizontal correspond à la même bande de couleur sur le bras vertical lorsqu’elle est placée sur une dent à l’aide du repère incisif :

- les barres rouges correspondent à la hauteur (11 mm) et à la largeur (8,5 mm) de l’incisive centrale maxillaire ;

- les barres jaunes correspondent à la hauteur (9,5 mm) et à la largeur (7,5 mm) de la canine maxillaire ;

- les barres bleues correspondent à la hauteur (8,5 mm) et à la largeur (5,5 mm) de l’incisive latérale maxillaire.

La position de la jonction émail-cément (JEC) et de la crête osseuse peut être déterminée par sondage sous anesthésie locale. Une sonde parodontale est introduite dans le sulcus jusqu’au contact osseux. Cette technique est très controversée car il est objectivement difficile de distinguer l’interruption au niveau de la JEC à l’aide de la sonde parodontale tout comme la distance par rapport à la crête osseuse [12]. Il est impossible de déterminer l’épaisseur de la crête osseuse par sondage.

La hauteur de tissu kératinisé est évaluée cliniquement à l’aide d’une sonde parodontale par la mesure de la distance entre le rebord marginal de la gencive et la ligne muco-gingivale (figure 10). Une évaluation digitale à l’aide d’une empreinte optique est possible. Une étude animale récente a comparé les deux techniques. Les résultats obtenus indiquent une fiabilité supérieure de la mesure digitale [13]. Cependant, en pratique quotidienne, la mesure digitale est chronophage et n’apporte pas d’amélioration clinique évidente.

L’épaisseur gingivale peut être déterminée à l’aide d’une sonde parodontale placée dans le sulcus (figure 11). Une sonde visible définit une gencive fine (≤ 1 mm). Une sonde non visible définit une gencive épaisse (> 1 mm). Des sondes colorimétriques ont récemment été introduites On identifie 4 biotypes gingivaux (fin, moyen, épais et très épais) en fonction de la visibilité de la pointe colorée de la sonde à travers la gencive (figure 12). Leur capacité à discriminer les différentes classes de manière reproductible reste à démontrer [14].

À noter que la hauteur de tissu kératinisé et l’épaisseur gingivale peuvent être estimées à l’aide d’une technique d’ultrasons à haute fréquence. La mesure est non invasive et reproductible mais l’investissement matériel est conséquent. Cette technique est principalement utilisée en recherche clinique. Une revue systématique récente confirme sa fiabilité [15].

Radiographique

Le diagnostic de l’EPA peut être complété par un examen radiographique.

Un cliché rétro-alvéolaire permet de comparer la hauteur coronaire clinique et la hauteur coronaire radiographique. Si ces deux mesures sont différentes, un phénomène d’éruption passive altérée est présent (figure 13).

Une évaluation tridimensionnelle par Cone Beam Computed Tomography (CBCT) du complexe dento-alvéolo-gingival a été proposée [16]. Elle permet d’objectiver sur un même examen la position de la JEC, la position et l’épaisseur de la crête osseuse, l’épaisseur gingivale ainsi que la hauteur de tissu supra-crestal. Il est possible de compléter cette analyse par une superposition entre les données STL issues de l’empreinte optique et les données DICOM (figure 14).

DIAGNOSTIC DIFFÉRENTIEL

Le diagnostic différentiel de l’EPA doit comprendre :

- l’extrusion dento-alvéolaire. Elle correspond à une migration coronaire des limites gingivales marginales du bloc incisivo-canin par rapport à celles des prémolaires et des molaires ;

- l’hypermobilité ou hyperactivité musculaire de la lèvre supérieure. Le déplacement du bord inférieur de la lèvre entre la position de repos et la position de sourire forcé est évalué. Un déplacement de 6 à 8 mm semble être la norme acceptée dans la littérature [14] ;

- l’excès maxillaire vertical. Le tiers inférieur de la face est augmenté par rapport au tiers moyen ;

- la lèvre supérieure de hauteur réduite. La hauteur est mesurée au repos entre le point sous-nasal et le bord inférieur de la lèvre. La hauteur moyenne est de 23 mm chez les hommes et de 20 mm chez les femmes.

Ces différentes étiologies peuvent être associées à l’EPA. Les options thérapeutiques qui en résultent sont nombreuses et multidisciplinaires : chirurgie orthognathique, orthodontie, repositionnement labial, injection de toxine botulique ou d’acide hyaluronique.

CONCLUSION

La démarche diagnostique face à une suspicion d’EPA est simple et codifiée. Elle recueille des éléments cliniques et radiographiques. Cependant, la classification de l’EPA est souvent considérée comme complexe. Les outils numériques à notre disposition (photographies, empreinte optique, CBCT) peuvent nous aider. La prise en charge parodontale de l’EPA est chirurgicale (élongation coronaire) afin de retrouver des conditions dento-parodontales physiologiques.

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Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêts.