Attitude de l'implantologiste face au cancer de la cavité buccale - Implant n° 3 du 01/08/1999
 

Implant n° 3 du 01/08/1999

 

Repères

Opinions

Yves Commissionat *   Guy Princ **  


*Professeur au Collège de médecine des Hôpitaux de Paris
Membre de l'académie nationale de chirurgie dentaire
**Chef du service de stomatologie et chirurgie maxillo-faciale de l'hôpital Cochin

Certaines lésions muqueuses devraient constituer une contre-indication majeure à la pose d'implants. Ailleurs, chez des patients implantés, des anomalies muqueuses peuvent faire croire à une pathologie bénigne alors qu'elles révèlent des symptômes ayant un tout autre pronostic.

Les kératoses

Les kératoses constituent des affections chroniques. Il serait tentant de passer outre, étant donné leur absence de symptomatologie fonctionnelle. Les kératoses...


Certaines lésions muqueuses devraient constituer une contre-indication majeure à la pose d'implants. Ailleurs, chez des patients implantés, des anomalies muqueuses peuvent faire croire à une pathologie bénigne alors qu'elles révèlent des symptômes ayant un tout autre pronostic.

Les kératoses

Les kératoses constituent des affections chroniques. Il serait tentant de passer outre, étant donné leur absence de symptomatologie fonctionnelle. Les kératoses réactionnelles reconnaissent deux étiologies principales : une origine traumatique et le tabagisme.

Kératose traumatique

" Parmi les irritations mécaniques les plus fréquentes, citons les kératoses liées aux prothèses dentaires mal adaptées ou usées, celles liées au frottement muqueux en regard d'une dent cassée, fracturée ou cariée, celles résultant de tics de morsure [...] " (Piette et Reychler). Ajoutons-y les kératoses chez l'édenté dont l'étiologie est également variable : traumatisme alimentaire répété, la crête gingivale contribuant à la mastication, kératose sous chambre de vide prothétique gingivale.

Il n'est guère tentant de placer des implants sur une telle muqueuse. Il faut dans un premier temps essayer de supprimer le facteur traumatique : prothèse de recouvrement portée uniquement lors des repas, suppression d'une chambre de vide. Si l'évolution est favorable, la solution implantaire peut être tentée à la condition que le patient s'engage à se faire examiner périodiquement.

Kératose tabagique

La kératose tabagique atteint préférentiellement la zone rétro-commissurale, les joues, la langue et plus rarement, la gencive. La forme la plus typique est la kératose rétro-commissurale. Cette dernière ne constitue pas un obstacle à l'implantation à la condition d'être localisée uni- ou bilatéralement aux zones rétro-commissurales et de ne pas revêtir une forme hyperkératosique. D'autre part, tous les auteurs s'accordent à reconnaître que l'intoxication tabagique contribue à restreindre le pourcentage de succès des implants. Quelle que soit l'origine des kératoses réactionnelles, il faut retenir plusieurs points :

- l'implant et la prothèse implantaire constituent des épines irritatives. La surveillance de la muqueuse, les retouches prothétiques, constituent un impératif ;

- l'examen doit être aussi précis et minutieux que possible pour éviter que la prothèse implantaire ne soit " un masque ", plaçant les lésions kératosiques sous-jacentes au deuxième plan.

Lichen plan

Affection relativement commune, il revêt une grande importance en implantologie. Tous les implantologistes se doivent d'en connaître les multiples formes cliniques. Son siège d'élection est la langue et la partie postérieure de la face interne de la joue. Au niveau de la langue, il se présente souvent sous la forme de plaques d'un blanc éclatant.

Sur la face interne des joues, il s'agit d'un fin réseau (lichen réticulaire) comparé à un réseau de dentelle, à un aspect en feuilles de fougère. Ce réseau déborde souvent sur le vestibule et peut atteintre une crête édentée. La texture et les dimensions de ce réseau sont très variables. Le lichen gingival est plus rare. L'évolution du lichen est des plus capricieuses. Il peut rester quiescent pendant de nombreuses années et même durant toute la vie du sujet. Dans d'autres cas, des érosions apparaissent, érosions douloureuses. Parfois même, le lichen revêt d'emblée une forme érosive.

Les lésions érosives des gencives sont connues sous le nom de gingivite desquamative. Des complications peuvent apparaître : le phénomène de Köbner, la dégénérescence maligne.

Le phénomène de Köbner

Ce phénomène a été décrit principalement dans trois affections : le vitiligo, le psoriasis, le lichen plan. Chez les sujets atteints de lichen plan, un traumatisme quelconque provoque au niveau de la zone traumatisée, auparavant normale, des lésions lichéniennes. Ce phénomène est également dénommé réaction isomorphe.

Dans la cavité buccale, il a pu être provoqué par les traumatismes inhérents à la vie courante : le long du bord vibrant du palais mou, le long de la ligne occlusale. Le lichen constituerait alors une des étiologies de la morsicatiobuccarum.

Une observation particulièrement démonstrative illustre ce phénomène. Il s'agit d'une femme de 77 ans qui se plaint de brûlures de l'hémilangue gauche. L'examen découvre à ce niveau une lésion lichénienne en plaque (fig. 1). Elle présente, par ailleurs, une édentation molaire mandibulaire droite et est désireuse de la compenser par la pose d'implants. Nous lui expliquons que le lichen plan buccal constitue une contre-indication à cette technique.

Un an plus tard, elle consulte à nouveau. Entre temps, trois implants cylindriques ont été placés au niveau de la zone édentée (fig. 2). Le lambeau est recouvert d'un lacis blanchâtre évoquant immédiatement un lichen à forme réticulaire (fig. 3). Avant la pose des implants, la crête gingivale et la muqueuse vestibulaire voisine avaient un aspect absolument normal.

La constatation d'un lichen plan buccal constitue une contre-indication formelle à toute implantation pour les raisons suivantes :

- l'étiologie en est inconnue ;

- l'évolution est des plus capricieuses. Il n'existe aucune thérapeutique rééllement efficace ;

- si les foyers d'irritation de la muqueuse n'ont pas leur preuve en ce qui concerne l'étiologie, tous les auteurs s'accordent pour éviter ou supprimer tout foyer irritatif ;

- l'intervention de pose d'implant peut être à l'origine d'un phénomène de Köbner ;

- le risque de dégénérescence maligne n'est pas négligeable. L'OMS considère d'ailleurs le lichen plan comme une affection précancéreuse (Piette et Reychler, Poiseau, Baudet-Pommel et al.). Cette notion est surtout valable pour le lichen érosif ;

- la prothèse supra-implantaire peut masquer les lésions et retarder le diagnostic.

Antécédents de carcinome buccal

Il est évident que l'implantologiste réfléchira longuement avant d'intervenir sur un tel terrain. Cependant, les mutilations engendrées par les interventions carcinologiques accroissent souvent les difficultés prothétiques chez ces malheureux patients. Les implants pourraient dans ces cas apporter une aide précieuse. L'irradiation, avec son risque d'ostéoradionécrose, complique encore le problème. Malgré ces obstacles, avec d'infinies précautions, une thérapeutique implantaire est parfois tentée, qu'il s'agisse de prothèse dentaire ou maxillofaciale.

Smith et al. pensent que " […] les patients ayant des antécédents carcinomateux ont un risque plus élevé de récidive ou de nouvelle lésion primaire […] Ainsi, l'examen des tissus durs et des tissus mous ne doit pas se limiter au site à implanter. " Six observations confirment leur thèse.

Conclusion

La muqueuse buccale constitue une source importante de contre-indications à la pose d'implants dentaires.

Cette source a été lontemps négligée.

Certaines de ces contre-indications sont temporaires et disparaissent lorsque le praticien peut espérer une guérison définitive des lésions muqueuses. Malheureusement, nombre de ces lésions ont une évolution chronique qui résiste à toutes les thérapeutiques. S'obstiner à vouloir placer des implants risque d'engendrer des troubles fonctionnels, de masquer des lésions plus graves, voire même de les provoquer.

Les rapports entre muqueuse et implants obligent à évoquer le problème d'une dégénérescence maligne au contact des implants. Cette dégénérescence peut reconnaître comme étiologie un facteur irritatif, bien difficile à définir ou l'existence de facteurs de carcinogénéité, tenant à la nature des biomatériaux utilisés. Face au nombre d'implants posés, les observations de dégénérescence constituent un nombre infime. On ne peut condamner les implants pour cette seule raison, mais il est naturel d'unir réflexion et vigilance devant un tel problème.

Bibliographie

  • Beauvillain C, Boukhedenna C, Bordure P, Legent F. Restoration of the mandible after transmandibular appproach of invasive tumors of the oropharynx (43 cases). Bulletin du cancer 1996;83(1):31-33.
  • Bertoin P. Cancers de la cavité buccale. Encyclo Méd Chir Stomatol 1984;22063-A-10.
  • Campbell JH, Edsberg L, Meyer A. Polybactide inhibition of carcinoma cell growth in vitro. J Oral Maxillofac Surg 1994;52(1):49-51.
  • Clapp C, Wheeler J, Martof A, Levine P. Oral squamous cell carcinoma in association with dental osseointegrated implants. Arch Otolaryngol Head Neck Surg 1996;122:1402-1403.
  • Commissionat Y, Princ G, Lamblin B, Hachal R. Carcinomes épidermoïdes de la cavité buccale et implants dentaires. Implantodontie 1998;28:7-10.
  • Friedman K, Vernon S. Squamous cell carcinoma developping in conjunction with a mandibular staple bone plate. J Oral Maxillofac Surg 1983;41:265-266.
  • Hildebrand H, Rocher P, Delfoss-Verlyck C, Veron C. Biocompatibilité des matériaux utilisés en implantologie. Implantodontie 1997;25:5-13.
  • Piette G, Reychler H. Lésions blanches de la muqueuse buccale et des lèvres. Encycl Méd Chir Stomatol 1997;22045-k-10.
  • Poiseau F, Baudet-Pommel M, Lescher J, Bertoin P. Pathologies buccales et prothèses adjointes. Peut-on et doit-on toujours appareiller ? Act Odonto Stomatol 1998; 204:453-457.
  • Smith R, Silverman S, Auclert O. Recognition of malignancy and dysplasia in the dental implant patient. J Oral Implantol 1989;15(4):255-258.
  • Smith, Richard. Malignant neoplasmus associated with implants. In : Kaban, Pogrel, Perrot. Complications in oral and maxillo-facial surgery. Philadelphie : Saunders, 1997.