Passage de l'édentement partiel à l'édentement complet - Cahiers de Prothèse n° 127 du 01/09/2004
 

Les cahiers de prothèse n° 127 du 01/09/2004

 

Prothèse amovible complète (ou totale)

Cédric Jouveneaux *   Sylvie Montal **   Philippe Bousquet ***   Patrick Gonin ****   Jean-Michel Broussal *****  


* ancien AHU - Attaché des
hôpitaux de Montpellier
** MCU/PH
*** MCU/PH
****ancien AHU
***** Prothésiste dentaire
Faculté d'odontologie de Montpellier
545, av. du Président-J.-L.-Viala
BP 4305
34193 Montpellier

Résumé

L'absence de longue date et non compensée de dents entraînant une perte de calage postérieur peut engendrer des troubles très importants. Tel est le cas de cette patiente de 75 ans qui présente une ouverture buccale très limitée, des douleurs musculaires intenses et un état dentaire très altéré. Vu les symptômes et la perte de paramètres cliniques, la réhabilitation prothétique ne peut être envisagée qu'après une mise en condition de l'appareil manducateur. Celui-ci fait appel à :

- des chirurgies extractives avec correction d'une proalvéolie importante ;

- une mise en condition tissulaire à l'aide de prothèses transitoires immédiates ;

- une mise en condition neuro-musculo-articulaire à l'aide d'un point d'appui central qui permet, à terme, la réalisation de 2 prothèses complètes amovibles en classe 1 à une dimension verticale d'occlusion (DVO) correcte dans une relation centrée fixe et répétitive.

Summary

From partial to full edentulism : occlusal-surgical-prosthetic retiration

A long absence of teeth which were not compensated and which leads to the loss of the rear wedging can cause very important disorders. Such is the case of this patient, a female, aged 75, who presents a very limited oral opening, intense muscular pains and altered dental state. Considering the symptoms and the loss of clinical parameters, the prosthetic restoration can only be done after rehabilitating the masticatory system which entails :

- extractive surgeries with the correction of an important proavleolar condition ;

- a tissue rehabilitation with the help of immediate provisional prostheses ;

- a neuro-muscular-articular rehabilitation with the help of a central base which, in the end, allows the realization of 2 complete removable dentures in class 1 with a correct vertical dimension of occlusion (VDO) in a central fixed and repeated relation.

Key words

removable complete denture, neuromuscular rehabilitation, prosthodontic surgery

Le vieillissement croissant de la population [1] conduit des patients de plus en plus âgés à consulter ; certains sont porteurs de troubles installés durablement. Davantage de prévention, en particulier pour des personnes âgées dépendantes, pourrait amener à traiter ces troubles dès leur apparition. Des situations conduisant à des thérapeutiques compliquées tant d'un point de vue psychologique pour le patient que technique pour le praticien pourraient ainsi être évitées.

Ce constat se révèle encore plus vrai quand le traitement prothétique comprend une réévaluation complète des paramètres cliniques (dimension verticale, occlusion, relation intermaxillaire, courbes fonctionnelles…) lors du passage d'un édentement partiel non compensé à un édentement total.

Cet article s'appuie sur un cas clinique présentant cette situation. L'examen a mis en évidence un certain nombre de pathologies qui ont été traitées successivement avant d'aborder la réalisation des prothèses d'usage.

Examen clinique

Une patiente de 75 ans, exempte de pathologies générales et de traitement médicamenteux, a consulté pour de très fortes douleurs maxillaires, associées à une impossibilité d'ouvrir la bouche.

L'examen exobuccal montrait un visage en souffrance avec des traits tendus (fig. 1a et 1b).

La palpation révélait des douleurs intenses du pôle externe ainsi que des douleurs musculaires massétérines et temporales. Il y avait perte de mobilité du condyle mandibulaire droit.

L'examen endobuccal, difficile à réaliser en raison d'une ouverture buccale de 1 cm, révélait une hygiène insuffisante, de nombreuses lésions dentaires, une absence de calage dentaire postérieur (fig. 2a et 2b) et des douleurs très vives à la palpation musculaire intra-orale.

Un premier diagnostic de spasmes musculaires du ptérygoïdien latéral et du masséter a été posé.

Dans un premier temps, le traitement de l'urgence douloureuse a été entrepris par prescription de Nifluril® 250 (Upsa). Un orthopantomogramme des maxillaires et des tomographies des articulations temporo-mandibulaires ont été réalisés.

La radiographie panoramique montrait un état buccal déficient (fig. 3), laissant présager qu'aucune des dents restantes ne pourrait à terme être conservée pour la restauration prothétique d'usage.

L'immobilité de l'articulation temporo-mandibulaire droite provenait peut-être du spasme musculaire installé ou de la fonction délétère, car les clichés tomographiques invalidaient une ankylose articulaire (fig. 4a et 4b).

Le Nifluril® 250 a entraîné, en une semaine, une sédation des douleurs, ce qui a permis d'obtenir une ouverture buccale plus importante.

Plan de traitement

Après analyse des différents paramètres de l'examen clinique et entretien avec la patiente pour connaître ses motivations, il a été décidé de procéder à la réalisation de deux prothèses complètes amovibles d'usage. Des prothèses complètes transitoires guideraient les phases chirurgicales :

- avulsions des dents ;

- correction de la proalvéolie maxillaire constatée ;

- remise en condition tissulaire post-chirurgicale et neuro-musculo-articulaire avec décompression de l'articulation temporo-mandibulaire (ATM) droite.

La solution implantaire n'a pas été retenue pour des raisons financières.

Décompression de l'ATM droite

L'augmentation de l'amplitude de l'ouverture buccale a permis la prise d'empreintes. Ainsi, grâce au réglage des maquettes d'occlusion, une relation intermaxillaire, vraisemblablement « pathologique », a pu être enregistrée ; les moulages ont pu être montés sur articulateur (valeurs moyennes : pente condylienne 40°/angle de Bennett 15°) [2].

Les prothèses complètes transitoires ont été confectionnées, sur moulage corrigé pour la prothèse maxillaire (élimination de toutes les dents et rectification osseuse envisagée) avec décompression du boîtier condylien droit par une cale de 2 mm et augmentation du réglage de la tige incisive de + 4 mm.

En effet, l'absence de calage postérieur, associée à une perte de dimension verticale, a entraîné une compression de l'espace rétro-discal droit. Cette dernière était à l'origine de la sensibilité extrême lors de la palpation et de l'ouverture buccale qui s'ajoutait aux douleurs musculaires. L'augmentation de la dimension verticale et la cale de propulsion, couplées à la mise en bouche des prothèses transitoires, avaient pour but de replacer les ATM dans des conditions de fonctionnement plus favorables.

Phase chirurgicale

Au maxillaire

Les dents présentes ont été extraites. Dans un deuxième temps, la corticale vestibulaire antérieure a été éliminée pour corriger l'importance du surplomb horizontal (fig. 5a, 5b et 5c). La partie palatine de la crête est devenue le sommet de crête. La prothèse transitoire a alors servi de guide chirurgical puis, après son rebasage à l'aide de résine à prise retardée (Hydrocast®, Sultan chemists), de guide de cicatrisation.

À la mandibule

L'exodontie mandibulaire totale et la régularisation de crête ont été effectuées dans la même séance.

Phase postchirurgicale

La pose, immédiatement après la chirurgie, des prothèses transitoires rebasées à l'aide de résine à prise retardée a permis de contrôler la mise en condition tissulaire nécessaire à la poursuite du traitement [3] (fig. 6).

La cicatrisation tissulaire suite aux chirurgies a été tout à fait satisfaisante (fig. 7a et 7b), excepté une ulcération latérale secteur 1 qui a imposé une retouche de la prothèse transitoire.

À 3 semaines postopératoires, il y avait sédation totale des douleurs, une ouverture buccale à 3 cm et une mastication faible, mais possible.

Mise en condition neuro-musculo-articulaire

À ce stade du traitement, une mise en condition neuro-musculo-articulaire a été décidée : la nécessité de retrouver une relation intermaxillaire reproductible avec concordance des points de départ et d'arrivée des mouvements mandibulaires, dans le respect des différents composants de l'appareil manducateur, a conduit à l'utilisation d'un point d'appui central comme moyen supplémentaire de rééducation [4-6].

Le dispositif de point d'appui central a été entièrement réalisé au laboratoire. Il a été inspiré du point d'appui central de Pastant qui comprenait une cupule dans la plaque maxillaire et un pointeau sur arc mandibulaire interférant le moins possible avec la langue.

Après de nouvelles empreintes, 2 bases en résine, confectionnées au laboratoire, ont servi de maquettes d'occlusion, puis de support au point d'appui central.

Une cupule métallique a été incluse dès sa réalisation au centre de la plaque maxillaire (fig. 8). Suite au réglage clinique conventionnel des bourrelets d'occlusion [7], un enregistrement de la relation intermaxillaire « pathologique » de la patiente a été effectué (fig. 9), la séance clinique se terminant par la mise en situation spatiale du moulage maxillaire et son montage sur articulateur à l'aide d'un arc facial [8].

Réalisation du point d'appui central

Les moulages ont été montés sur articulateur (fig. 10 et 11) ; les bourrelets d'occlusion ont été désolidarisés des bases et le pointeau a été confectionné. Ce pointeau répondait à plusieurs critères [4] : il devait être fixe, au contact et au centre de la cupule (fig. 12a et 12b).

Rééducation

La première séance clinique de rééducation a consisté en l'explication du dispositif, la démonstration des exercices à effectuer et le contrôle de plusieurs séries d'exercices au fauteuil :

- menton vers l'avant et retour ;

- menton à droite et retour ;

- menton à gauche et retour.

Ces exercices ont été répétés 10 à 20 fois matin et soir entre les séances de contrôle.

Le dispositif a été laissé à la patiente avec contrôle à 1 semaine et à 1 mois.

Les enregistrements ont été effectués après vaporisation de spray d'occlusion (Dentospot®, Septodent) sur la cupule métallique.

Résultats/tracés (fig. 13a à f)

Les tracés ont tous été orientés de la même manière : le déplacement vers l'avant est en haut, vers l'arrière en bas, vers la droite à gauche et vers la gauche à droite.

Le tracé initial montrait une grande incoordination neuromusculaire (fig. 1a), les tracés suivants (fig. 13b et c), tout en étant toujours incoordonnés, montraient un trajet rectiligne à point de départ postérieur qui conduisait à une zone où naissent tous les mouvements excentrés. À 1 semaine (fig. 13d), le tracé semblait plus coordonné même si un retour à cette zone postérieure pathologique persistait toujours.

À 1 mois (fig. 13e et f), il n'y avait plus de retour à cette position postérieure ; le point de départ et d'arrivée de tous les mouvements était fixe et répétitif d'un enregistrement à l'autre ; le tracé était coordonné (obtention du losange de Posselt) et les mouvements étaient effectués sans gêne ni douleurs.

Réalisation de la prothèse d'usage

Ce n'est qu'après la sédation complète de l'ensemble des symptômes douloureux et la confirmation, par les tracés, d'une position reproductible de relation centrée, qu'a été entreprise la réalisation de la prothèse complète d'usage. Les bases portant le point d'appui central ont été utilisées comme porte-empreinte individuel, puis comme bases d'occlusion.

Les prothèses ont été réalisées avec une occlusion intégralement équilibrée en classe 1 [9] (fig. 14a, 14b et 14c) avec des dents en résine. Ce choix est critiquable, mais la résistance des dernières générations de dents en résine s'est améliorée [10] et il est convenu d'effectuer des contrôles réguliers pour vérifier l'état d'abrasion des dents.

La pose des prothèses a été effectuée 4 mois après la première consultation (fig. 15). Après avoir informé la patiente de la nécessité de l'hygiène et de la maintenance, il a été décidé d'effectuer des contrôles les 3 premières semaines, le contrôle suivant ayant lieu 6 mois après.

Conclusion

Le passage de l'édentement partiel à l'édentement total est toujours une étape délicate qui nécessite le plus souvent une approche thérapeutique pluridisciplinaire et toujours une prise en charge attentive de la composante psychologique du patient.

La progression de l'espérance de vie dans les pays industrialisés ainsi que l'augmentation du nombre des patients ayant besoin d'une réhabilitation prothétique ont pour corollaire la difficulté croissante des situations cliniques à traiter.

Les traitements de mise en condition tissulaire et neuro-musculo-articulaire sont des thérapeutiques de choix face aux conditions anatomo-physiologiques défavorables et face aux perturbations pathologiques. L'utilisation de prothèses de transition permet de supprimer la phase d'édentement total, de protéger et guider la cicatrisation après chirurgie préprothétique, de traiter, restaurer et valider les paramètres de l'occlusion.

Les différentes phases de mise en condition tissulaire et neuro-musculo-articulaire amènent le patient et l'ensemble des composants de son appareil manducateur à des conditions favorables à la réalisation de la prothèse d'usage. Le site prothétique est rendu favorable, les pathologies sont traitées… Ainsi, tous les protocoles thérapeutiques et les phases techniques sont par la suite simplifiés. Ils permettent, sans nuire, l'intégration prothétique par le patient et la pérennité du traitement.

bibliographie

  • 1 Courson JP, Madinier C. Recensement de la population 1999. Insee première 2000;746.
  • 2 Margerit J, Joullié K, Nublat C, Vieville F. Le montage directeur : matérialisation des différents paramètres occlusaux en prothèse amovible partielle. Stratégie Prothétique 2002;2(1):41-51.
  • 3 Lassauzay C, Veyrune JL, Lescher JL. La préparation des surfaces d'appui : rôles de la prothèse amovible transitoire. Cah Prothèse 1998;104:79-85.
  • 4 Dabadie M, Jacquemond D, Louis JP. Préparation neuro-musculaire et neuro-articulaire chez l'édenté total. Cah Prothèse 1986;56:101-122.
  • 5 Pastant A. Prothèse complète sur articulateur complètement adaptable : DENAR. Cah Prothèse 1983;42:45-48.
  • 6 Unger F. Pratique clinique des orthèses mandibulaires, gouttières occlusales et autres dispositifs interocclusaux. Paris: Éditions CdP, 2003:90-94.
  • 7 Rignon-Bret C, Rignon-Bret JM. Prothèse amovible complète, prothèse immédiate, prothèses supraradiculaire et implantaire. Paris : Éditions CdP, 2002:84-85.
  • 8 Dubreuil J, Trévelo A. Articulateurs et prothèse adjointe totale. Act Odonto Stomatol 1992;177: 113-133.
  • 9 Budtz-Jørgensen, Clavel R. La prothèse totale. Théorie, pratique et aspects médicaux. Paris : Masson, 1995:71-73.
  • 10 Herbout B. Le choix des dents postérieures : les données actuelles. Cah Prothèse 1997;100: 77-89.