Positionnement des dents au sein du couloir d'équilibre prothétique : empreinte fonctionnelle piézographique à la résine souple - Cahiers de Prothèse n° 178 du 01/06/2017
 

Les cahiers de prothèse n° 178 du 01/06/2017

 

Empreinte piézographique

N. Héloire / M. Dehurtevent / E. Khoury / D. Maurice  

Cas clinique

Un patient de 49 ans a été adressé en vue de la réfection d'un ancien appareillage amovible non porté. Un carcinome épidermoïde primitif a été découvert et traité 2 ans auparavant. Le traitement a consisté en une pelvi-glosso-mandibulectomie transversale antérieure non interruptrice avec une reconstruction par un lambeau musculo-cutané de grand pectoral associé à un curage bilatéral (Service ORL, Pr Barry, hôpital Bichat, Paris) et une radiothérapie...


Résumé

Résumé

Le but de cet article est de présenter une méthode simple dans le cas de lèvre tendue ou bridée ou de disparition du couloir d'équilibre prothétique standard. L'exemple abordé ici reprend un cas extrême : celui d'une restauration prothétique à la suite d'une chirurgie d'exérèse carcinologique de type pelvi-glosso-mandibulectomie. Celle-ci est souvent responsable d'une limitation d'ouverture buccale, d'un effet de tension des muscles labiaux provoquant une microstomie et d'une perte partielle ou totale de la langue mobile. Cependant, en prothèse maxillo-faciale comme en prothèse amovible totale « conventionnelle », il n'est pas rare que la prothèse mandibulaire soit déstabilisée par le jeu de la sangle labio-buccinatrice et chassée en arrière. Ainsi, la méthode d'empreinte piézographique simplifiée présentée avec ce cas clinique peut aider le chirurgien-dentiste dans de nombreuses situations au cabinet, lorsque la lèvre refoule la prothèse en arrière. La prothèse est ainsi équilibrée entre les pressions antagonistes du jeu musculaire lingual et de la sangle labio-jugale.

Cas clinique

Un patient de 49 ans a été adressé en vue de la réfection d'un ancien appareillage amovible non porté. Un carcinome épidermoïde primitif a été découvert et traité 2 ans auparavant. Le traitement a consisté en une pelvi-glosso-mandibulectomie transversale antérieure non interruptrice avec une reconstruction par un lambeau musculo-cutané de grand pectoral associé à un curage bilatéral (Service ORL, Pr Barry, hôpital Bichat, Paris) et une radiothérapie externe. Toutes les dents ont été extraites lors de la préparation de l'intervention. Au niveau exobuccal (fig. 1), de face, une perte de la dimension verticale est notable de même que de nombreuses rétractions cicatricielles sous la lèvre inférieure. Le profil sans prothèse (fig. 2) montre une lèvre supérieure bien soutenue et une rétraction importante de la lèvre inférieure. L'examen endobuccal met en évidence une ouverture buccale limitée liée à la présence de brides au niveau labial. Un édentement complet bimaxillaire est observé de même qu'une faible résorption de la crête maxillaire dont le remodelage osseux a été limité par la radiothérapie (fig. 3). À la mandibule, la pelvi-glosso-mandibulectomie est responsable de la présence d'un lambeau musculo-aponévrotique épais et dépressible, mal adapté à l'os sous-jacent (fig. 4). La langue mobile est quasi absente et ne vient plus contrebalancer la pression labiale et jugale ; seul un petit moignon en postérieur est capable de s'élever légèrement. Les crêtes alvéolaires à la mandibule sont résorbées et le couloir prothétique a complètement disparu (fig. 5) : toute restauration prothétique sera chassée vers l'arrière si cela n'est pas pris en compte. La radiothérapie externe et l'épaisseur du lambeau mal adapté à l'os écartent la confection de prothèses implanto-stabilisées.

Examen radiologique de la perte de substance

L'examen de la radiographie panoramique dentaire montre le trait d'ostéotomie sur la droite de la branche horizontale (fig. 6). La continuité osseuse mandibulaire a été rétablie par une plaque d'ostéosynthèse. Sur la partie antérieure, l'os alvéolaire a été réséqué avec conservation de l'os basal et on peut juger de l'épaisseur du lambeau. Cela est confirmé par les acquisitions tomodensitométriques (fig. 7 à 9).

Chronologie de réalisation

La restauration prothétique de ce patient a débuté 1 an auparavant dans un autre service odontologique et a abouti à la réalisation d'un premier appareillage où les deux prothèses amovibles totales sont solidarisées par des ressorts (fig. 10 et 11). La plaque maxillaire « conventionnelle » sert à la rétention du bloc et la prothèse mandibulaire est plaquée sur sa crête par le mécanisme. L'extension de résine sous le ressort permet de protéger les muqueuses jugales. L'intrados de la prothèse mandibulaire est plat et n'exploite pas les quelques derniers reliefs existants en bouche favorables à la stabilisation et à la rétention encore disponibles (notamment les zones de réflexion linguales) (fig. 12). Malheureusement, la faible ouverture buccale et la lèvre inférieure, bridée, compliquent l'insertion en bouche, en un seul temps, de cet appareillage volumineux.

Après avoir réalisé les empreintes primaires puis secondaires et monté les modèles sur articulateur de manière conventionnelle (fig. 13 à 16), une prothèse totale maxillaire et une prothèse mandibulaire ont été confectionnées en respectant les règles de montage guidées par le réglage des bourrelets d'occlusion en stents. L'esthétique (forme, teinte, position des dents) et la courbe d'occlusion ont été validées : celle-ci est parallèle à la ligne bipupillaire dans le plan frontal et au plan de Camper dans le plan sagittal. Après cette validation en cire, les prothèses ont été polymérisées en résine (fig. 17). L'occlusion balancée est effective. Cependant, la contraction des lèvres et la faible ouverture buccale ont rendu l'empreinte secondaire compliquée et les limites de la plaque maxillaire se retrouvent sous-étendues. Un rebasage de l'intrados et des joints à la résine souple à prise retardée (Fitt, Kerr), sous pression occlusale, en jouant avec la musculature périphérique, permet de récupérer un joint périphérique aux bonnes limites et une excellente rétention. (fig. 18 à 21). D'autre part, la prothèse mandibulaire est déstabilisée en postérieur par la pression labiale. La décision de ne plus soutenir la lèvre et de remonter le bloc incisivo-canin en arrière du jeu labial a été prise. Il a donc été décidé de retirer les dents de la plaque et de l'utiliser comme « porte-empreinte » pour une empreinte tertiaire de l'extrados prothétique afin de suivre le jeu labial. La prothèse maxillaire, validée, est conservée et le modèle issu de son empreinte est monté sur articulateur. La relation intermaxillaire est réenregistrée, à partir de la hauteur validée précédemment, grâce à une nouvelle base d'occlusion.

Quatre crochets cavaliers, deux postérieurs et deux antérieurs, sont scellés à la résine acrylique chémopolymérisable (Unifast Trad rose, GC) sur l'extrados de la plaque mandibulaire, bien réglée aux limites (fig. 22). Au niveau postérieur, deux bourrelets en stents sont posés et retenus de manière mécanique par les crochets cavaliers. Ils sont indentés sur articulateur à la hauteur de la dimension verticale d'occlusion choisie (fig. 23 et 24). Les interférences avec les crochets doivent être rectifiées et libérées avant l'insertion en bouche et l'empreinte. Les deux crochets cavaliers antérieurs servent à maintenir le matériau d'enregistrement du jeu labial. La plaque obtenue est essayée en bouche et les indentations sont confirmées à la cire Aluwax®.

Les principaux critères de choix pour le matériau de ce type d'empreinte sont la facilité d'utilisation, la fidélité, la stabilité dans le temps et un temps de prise suffisamment long pour enregistrer correctement le jeu paraprothétique. Par ailleurs, le matériau doit pouvoir être d'une viscosité adéquate, supporter plusieurs rajouts successifs et adhérer de manière forte sur son support. La résine à prise retardée est le matériau qui, en raison de ses propriétés physico-chimiques, a été choisi ici pour l'enregistrement de l'empreinte piézographique du couloir d'équilibre prothétique. D'autres matériaux, présentant ces qualités et choisis en fonction des affinités du praticien, comme la pâte oxyde de zinc-eugénol, les polysulfures, les thiocols ou les polyéthers, peuvent également être exploités pour cet enregistrement.

Pour ce type d'empreinte, généralement, le support utilisé peut être l'ancienne prothèse, un duplicata ou, mieux, une plaque base en résine, nue, adaptée aux limites. Elle peut être armée de renforts en fil jonc ou d'une lame de Brill afin de soutenir le matériau d'empreinte. Le prérequis indispensable est qu'elle n'interfère pas avec le jeu des organes paraprothétiques et qu'elle réponde aux tests de Herbst et aux tests phonétiques de Devin.

Après avoir vérifié la stabilité et la rétention de la plaque, le matériau d'empreinte choisi est déposé sur la plaque face à l'organe à enregistrer, la lèvre en l'occurrence. Les mouvements anatomo-fonctionnels (tests de Herbst) sont réalisés (grimace, sourire, mime du baiser...). En complément, des mouvements phonétiques articulatoires sont également effectués par le patient et répétés plusieurs fois : [sis], [so], [t], [d], [s], [m], [p].

L'empreinte peut être réalisée en plusieurs temps, l'adhésion chimique du matériau permettant les rajouts. L'opération est répétée jusqu'à l'obtention du volume escompté, stable, dans le couloir d'équilibre (fig. 25 à 27). La lèvre cicatriciellement tendue n'est plus contrebalancée par la musculature linguale, absente à la suite de l'exérèse carcinologique. Le couloir d'équilibre est rejeté en arrière, visible par l'inclinaison linguale du matériau d'enregistrement. L'empreinte est coffrée et coulée en plâtre pierre. Une clé vestibulaire et une autre linguale, en silicone, guident le montage des dents artificielles dans l'espace défini par la piézographie (fig. 28 à 31).

Après avoir essayé et validé la position des dents sur la base dure, la polymérisation est demandée au laboratoire (fig. 32 à 34). La prothèse mandibulaire est posée en bouche avec réalisation d'une équilibration primaire et les conseils d'entretien classiques sont donnés au patient (fig. 35 à 39). L'occlusion statique est bien répartie latéralement. La prothèse est stable malgré le jeu musculaire environnant. L'équilibration secondaire intervient la semaine suivante avec les retouches jugées nécessaires par le praticien.

Après validation de la satisfaction du patient, un surfaçage au silicone light de la prothèse amovible maxillaire au-dessus du Fitt® de Kerr a permis de combler les éventuelles porosités pour une réfection au laboratoire de la base en résine acrylique rose.

La faible résorption osseuse maxillaire par suite de la radiothérapie externe est accentuée par le bord de résine vestibulaire et la rétraction labiale inférieure. L'absence de crête et le faible rapport d'indices favorables à la rétention et à la stabilisation de la prothèse mandibulaire empêchent un soutien labial efficace, sans que la prothèse soit chassée en arrière. La solution implantaire est écartée du fait des champs d'irradiation et du risque élevé d'ostéoradionécrose. Le principal problème du patient est une hypersalivation, effet paradoxal, à la suite de sa radiothérapie externe. Le fort surplomb associé à une hypoesthésie de la lèvre inférieure entraîne un écoulement salivaire socialement désagréable. Le port régulier, diurne, des prothèses a permis une régulation du flux salivaire.

Il est à noter que dans ce cas, la langue étant réduite à un simple moignon peu mobile, il est intéressant de réaliser un plan de morsure maxillaire réglé en occlusion balancée (fig. 40) en arrière des dents maxillaires pour permettre d'améliorer le coefficient masticatoire et de rétablir une occlusion balancée. Le moignon de langue résiduel ne sera pas gêné dans ses mouvements, ni lors de la déglutition ni lors de la parole.

Conclusion

Ce cas clinique montre bien que l'analyse fine du terrain et l'exploitation au maximum des derniers indices positifs restant en bouche rendent possible ce type de restauration compliqué. Si cela n'a pas été fait, la pose d'un adhésif n'est pas la solution à privilégier. Celui-ci n'intervient qu'en complément de rétention d'une prothèse bien adaptée.

Il est absolument indispensable, dans le cas de prothèse mandibulaire chassée en postérieur, de se poser la question de la pression labiale sur le bloc dentaire artificiel. La dimension verticale d'occlusion ayant été validée, un simple démontage du bloc incisivo-canin mandibulaire et un enregistrement du jeu lingual et buccinato-labial avec cette technique permet de remonter les dents dans le couloir d'équilibre du patient. Le mieux étant bien sûr de procéder à cet enregistrement en amont, après le montage correct sur articulateur et avant l'essayage des dents sur cire.

Lectures conseillées

  • Dehurtevent M, Héloire N, Robberecht L, Decambre T, Santolalla FX, Lefèvre C. Les matériaux de mise en condition tissulaire : pourquoi et comment les utiliser au quotidien ? Cah Prothèse 2015;1720:9-19.
  • Delcambre T. Traitement de l'édentement total chez la personne dépendante. Intervention à domicile ou en institution. Malakoff : CdP, 2015.
  • Héloire N, Maurice D, Voisin PM, Augier MC, Courrier B. Réhabilitation prothétique suite à une pelvi-glosso-mandibulectomie antérieure, à propos d'un cas. Bull Group Int Rech Sci Stomatol Odontol 2011;50:88.
  • Samoian R. Apport des techniques piézographiques en prothèse adjointe totale. Act Odonto Stomatol 1992;177:157-177.

Liens d'intérêts

Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêts concernant cet article.

Auteurs

Nicolas Héloire - Ex-AHU, praticien hospitalier

Service de stomatologie et de chirurgie maxillo-faciale, CH Seclin et CHRU Lille

Marion Dehurtevent - AHU

Faculté d'odontologie de Lille 2

Élise Khoury - Chirurgien-dentiste

Exercice libéral, Étretat

Didier Maurice - MCU-PH (Paris 7)

Exercice libéral, Dourdan