Guyane, un accès aux soins fragile - Clinic n° 03 du 01/03/2013
 

Clinic n° 03 du 01/03/2013

 

REPORTAGE

Sandra Mignot  

La Guyane manque cruellement de chirurgiens-dentistes. Et la répartition géographique des libéraux laisse une part de la population en carence d’accès aux soins. Pour soigner les patients les plus isolés, un réseau de centres de santé accueille régulièrement des praticiens hospitaliers en mission.

Après 3 h 30 d’une route qui ondule au milieu de la forêt équatoriale, Arnold Riot est parvenu à destination, à la limite est de la Guyane, sur la rive du fleuve qui sépare la France du Brésil : Saint-Georges-de-l’Oyapock. Ce chirurgien-dentiste, qui occupe un poste de praticien hospitalier à temps partiel au centre hospitalier André-Rosemon (CHAR) de Cayenne, n’exerce que dans les centres délocalisés de prévention et de soins que gère l’établissement de santé. Il passera 2 semaines à Saint-Georges, pendant que son collègue Christophe Lebreton, praticien hospitalier également, occupe un poste à temps plein­partagé entre les consultations hospitalières, l’unité de consultation et de soins ambulatoires (UCSA) et les missions sur les fleuves Maroni et Oyapock.

> Manque de praticiens…

Cette organisation est unique en France et tente de remédier aux difficultés d’accès aux soins spécifiques à la Guyane. Les chirurgiens-dentistes y sont en effet en nombre très insuffisant par rapport à la population du département, comme la plupart des professionnels de santé. Selon le conseil départemental de l’Ordre, on compte 45 chirurgiens-dentistes inscrits outre les 4 praticiens hospitaliers, pour une population évaluée à 206 000 habitants. Soit environ 22 pour 100 000 habitants, quand le rapport moyen en métropole est de 64. « Notre démographie est favorable à la profession, mais défavorable au patient », résume René Garnier, le président du conseil départemental de l’Ordre. Il souligne pourtant l’installation de 8 nouveaux spécialistes au cours des 3 dernières années. « Mais beaucoup de ceux qui partent à la retraite ne trouvent pas de successeur », ajoute-t-il.

Seuls 9 des 45 chirurgiens-dentistes sont Guyanais d’origine. « Et la Guyane souffre d’une image négative : la chaleur, le bagne, les insectes » résume Philippe Brumpt, référent de l’unité fonctionnelle d’odontologie du CHAR. « Il est difficile d’attirer des praticiens de métropole alors que l’on vit très bien ici, avec tout le confort moderne et un environnement fantastique. »

> … et trop concentrés

Outre leur rareté, les chirurgiens-dentistes sont concentrés sur le littoral et particulièrement dans les agglomérations de Cayenne et de Kourou qui réunissent 42 d’entre eux… Certes, ces zones représentent un peu plus de la moitié de la population guyanaise. Mais d’importants bassins de population sont dépourvus d’accès aux soins dentaires. Saint-Laurent-du-Maroni ne compte que 2 cabinets dentaires pour 34 000 habitants. Et la ville se situe à 2 heures de route de Kourou et à 3 heures de Cayenne. Depuis plusieurs années, on évoque régulièrement la création d’une unité d’odontologie à l’hôpital… Quant à l’intérieur du pays où résident environ 40 000 habitants répartis le long des fleuves et dans les villes de Maripasoula (8 000 habitants) ou Saint-Georges-de-l’Oyapock (3 500 habitants), aucun chirurgien-dentiste libéral n’y est installé.

Cette absence s’explique en partie par l’isolement géographique. « Il y a peu de vie sociale autour du fleuve », note Arnold Riot. La scolarité s’y arrête au niveau du collège. Par ailleurs, le coût de la vie dans les communes de l’intérieur est plus élevé que sur le littoral, du fait des difficultés d’acheminement des produits, le plus souvent véhiculés par voie fluviale (avec les limites que représentent les périodes de basses eaux) ou aérienne. Même se procurer un logement y est difficile.

> Une intégration difficile

« Et puis, on a beau dire, il est extrêmement difficile de s’intégrer dans ces communes, même au bout de 10 ans », remarque Christophe Lebreton. Une autre particularité de la Guyane est en effet de rassembler des communautés aux cultures très différentes : métropolitains et créoles sur le littoral, villages laotiens également sur le littoral ou à proximité, nombreux migrants brésiliens, haïtiens, surinamiens, le plus souvent installés par quartiers, et, le long des fleuves, des communautés bushinengées et amérindiennes dont certains membres ne parlent pas français… Or, la plupart des professionnels de santé exerçant en Guyane sont originaires de la Métropole. Conséquence du manque de professionnels, le temps d’attente est considérable pour obtenir un rendez-vous. « Lorsque je suis arrivé dans le département, j’ai commencé par exercer dans un cabinet libéral de l’agglomération cayennaise », explique le Dr Riot. « En 3 semaines, mon carnet de rendez-vous était rempli pour les 3 mois à venir. » Le Dr Françoise Eltges (ARS) évoque également 3 à 4 mois d’attente. Tandis qu’à Kourou, le Dr Michèle Monlouis-Deva n’annonce que 3 semaines de délai.

Certains patients doivent parcourir plusieurs dizaines, voire centaines, de kilomètres. « Nous leur demandons toujours leur adresse au moment de la prise de rendez-vous », précise Michèle Monlouis-Deva qui exerce en collaboration à Kourou. « Pour ceux qui viennent de loin, nous prévoyons environ 1 heure, afin de ne pas les faire revenir trop souvent. » Les plus démunis et ceux qui vivent dans les zones les plus enclavées devront attendre qu’une mission hospitalière se rapproche d’eux.

> Dix centres de santé

La Guyane dispose d’un réseau de 9 postes et 10 centres de santé répartis sur son territoire, en dehors des zones à forte densité de population, où peuvent intervenir des chirurgiens-dentistes. Les missions sont financées par les missions d’intérêt général et à l’aide à la contractualisation (MIGAC). Leur présence y a longtemps été aléatoire. Le réseau des centres délocalisés de prévention et de soins est difficile à maintenir et il est complexe de fidéliser les professionnels qui y œuvrent. Côté chirurgiens-dentistes, lorsque les centres étaient gérés par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), il est arrivé que des praticiens libéraux y effectuent des tournées. Mais depuis que la gestion et le développement du dispositif ont été confiés au CHAR de Cayenne en 2000, ce sont des praticiens hospitaliers qui font le déplacement, non sans rencontrer de nombreuses difficultés.

Car s’il est facile de se rendre à Saint-Georges-de-l’Oyapock par la route, il faut prendre l’avion pour Maripasoula, la route puis la pirogue pour Grand-Santi, Apatou ou Camopi-Trois-Sauts… Et il n’est pas rare que 2 jours de voyage soient nécessaires pour atteindre le lieu de la mission. Entre 2001 et 2006, c’est le Dr Bernard Ricordel, praticien hospitalier au CHAR, qui officiait sur ces missions, accompagné d’une assistante dentaire. Ses rapports de mission pourraient paraître épiques, signalant les multiples obstacles à son intervention, depuis les déplacements annulés faute de moyens de transport ou de règlement des factures au prestataire, de médicaments disponibles, d’hébergement sur place et jusqu’aux irrégularités de fréquentation de sa consultation en raison du man­que d’information à la population ou de festivités locales.

Depuis 2010, ce sont les Docteurs Christophe Lebreton et Arnold Riot qui ont repris le flambeau et tentent de remédier à ces difficultés, cette fois sans assistantes. Une constante cependant entre les deux périodes : lorsque les patients sont informés de la présence des chirurgiens-dentistes, ils viennent en nombre, de 15 à 25 personnes par jour. « Dans les plus grands centres (Maripasoula, Saint-Georges et Grand-Santi), nous passons 1 fois par trimestre, 10 jours environ à chaque fois », résume Christophe Lebreton. « Dans les autres c’est 1 ou 2 missions par an. » Les soins prodigués lors des missions couvrent toute l’étendue des possibles, hormis les prothèses. « Et comme on ne peut pas assurer le suivi, on ne fait pas non plus de dépulpations, ni d’amalgames », explique Arnold Riot.

En fonction des lieux d’accueil, il faut transporter du matériel. À Saint-Georges, le centre de santé dispose d’un fauteuil, d’un compresseur, d’un autoclave et de tout le matériel nécessaire à la stérilisation. Il suffit d’apporter quelques consommables et médicaments et de quoi faire la cuisine. Mais lorsque les professionnels se déplacent jusqu’à Taluen, un centre de santé installé dans un village wayana à 1 h 30 de pirogue au sud de Maripasoula, tout le matériel nécessaire doit être apporté. Et les soins sont effectués sur une simple table d’examen.

Une mission, accompagnée par 2 enseignants chercheurs de l’université de Bordeaux, s’y est rendue au cours de l’été 2012. Sur ce site qui n’avait pas bénéficié de la présence d’un chirurgien-dentiste depuis plus de 1 an, quelque 150 patients ont été vus en 9 jours. Certains ont même eu la possibilité de venir une seconde fois. « Sur les fleuves, le principal motif de consultation est la douleur », souligne Christophe Lebreton.

Cet été, l’équipe a calculé, à Taluen, un indice CAO de 7,7 – avec un maximum de 24 lésions. Sur 150 patients, 142 extractions ont été réalisées. « Parfois on retire des dents à regret », note Arnold Riot. « Mais on ne peut pas dépulper 4 dents chez un patient, cela représente trop de séances, c’est irréalisable sur le fleuve. » Pour l’heure, à Saint-Georges, le chirurgien-dentiste prend congé d’un papa amérindien et de ses deux enfants. L’un des deux, trop terrifié, n’a pas été soigné cette fois-ci. « Il reviendra à la prochaine mission et comme il m’a vu soigner son petit frère, j’ai bon espoir qu’il aura moins peur. »

Côté patients : une précarité imposante

La population guyanaise est caractérisée par une précarité plus importante qu’en métropole. Le département affiche un taux de chômage de 21 % ; 25 % des ménages y vivent en deçà du seuil de pauvreté et 14 % de la population bénéficiaient du RMI en 2008 (contre 3 % en métropole). Environ 33 % de la population sont couverts par le régime de la CMU-C, contre 6 % en métropole ; 10 % seraient bénéficiaires de l’aide médicale de l’État (AME).

Particularités de l’exercice en Guyane

L’isolement géographique impose d’entourer son cabinet de quelques précautions. « Nous devons par exemple stocker nos produits en double, ce qui est toujours risqué avec des denrées périssables », explique René Garnier, président du conseil départemental de l’Ordre.

« Mais comme les livraisons par bateau prennent énormément de temps, il convient d’être prévoyant. » Côté matériel, tout provient également d’Europe. En cas de panne, pas de technicien spécialisé sur le territoire guyanais. « Pour le faire venir des Antilles, il faut parfois attendre qu’il ait suffisamment de travail. » Enfin, le délai d’amortissement du matériel est généralement plus court, compte tenu du climat.

Le multiculturalisme demande de parler plusieurs langues. Français et créole bien sûr, mais aussi portugais car les Brésiliens représentent la plus forte communauté étrangère. Pour ceux qui travaillent sur le fleuve, quelques notions de sranan tongo (créole surinamien) peuvent être utiles afin d’échanger avec la population bushinengée. Enfin, l’espagnol pour les communautés péruviennes et colombiennes, et l’anglais pour les patients originaires du Guyana.

Il est difficile de se spécialiser, compte tenu du faible nombre de chirurgiens-dentistes. Alors avec 3 associés, Laurent Marconi a constitué un supercabinet où exercent 12 praticiens. « Je voulais me concentrer sur l’orthodontie, mes collègues sur la chirurgie. » L’équipe a fait venir de jeunes praticiens de métropole à des conditions avantageuses (prêt d’appartement et même de voiture pour les premiers mois d’installation, financement d’une assistante de soins dentaires pour chacun…) et loué certains de leurs cabinets ultramodernes. « C’était un gros investissement, mais ça tourne bien aujourd’hui et nous réussissons à fidéliser des jeunes chirurgiens-dentistes… ».