La profession s'interroge - Clinic n° 11 du 01/11/2019
 

Clinic n° 11 du 01/11/2019

 

INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

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Anne-Chantal de Divonne  

Comment la profession va-t-elle être impactée par le développement de l'Intelligence Artificielle (IA) ? Lors de son séminaire triennal le 27 septembre, l'ADF a fait appel à l'éclairage de David Gruson et aux réflexions d'universitaires et d'industriels.

« Le secteur de la santé fait en ce moment sa bascule sur la partie numérique, le déploiement de l'IA et la robotique », constate David Gruson. Du diagnostic au pilotage de la prévention et des soins, en passant par la gestion et l'aide au parcours de prise en charge des patients atteints de maladies chroniques, l'IA va investir le cabinet dentaire. Les évolutions sont rapides. Les promoteurs de l'IA assurent qu'elle permet déjà de détecter sur image, et mieux qu'à l'œil nu, les signes de pathologies bucco-dentaires. La France ne peut rester à l'écart de la course mondiale à l'innovation sous peine de voir les professionnels et les patients importer des solutions venues d'ailleurs, « dans des conditions économiques que nous ne fixerions pas et avec des risques d'effets retour forts sur nos régimes de sécurité sociale », prévient David Gruson. La question se pose déjà. Pourquoi, par exemple, patienter 3 mois pour un rendez-vous chez l'ophtalmologiste alors qu'il est possible d'obtenir « un avis plus fiable demain » pour 150 $ grâce à l'IA, interroge David Gruson, en appelant à créer un terreau favorable aux innovations en France et en Europe. Mais l'entrée rapide de l'IA dans la santé fait émerger de nombreuses questions. À commencer par celle de la responsabilité.

Qui est responsable ?

Pour David Gruson, l'arsenal juridique est aujourd'hui suffisant. Le professionnel de santé est responsable de l'acte lorsqu'il fait appel à un robot. Dans le cas d'un dysfonctionnement de la machine, la responsabilité incombe au producteur. Mais, dans un avenir proche, la responsabilité sera plus complexe à établir. Car l'IA va induire un apprentissage par la machine elle-même, ce qu'on appelle le « machine learning ». C'est « un effet d'apprentissage hors de la capacité d'anticipation des industriels au moment de la mise sur le marché du produit », explique David Gruson. Le producteur pourra alors « échapper à sa responsabilité s'il montre un développement qu'il ne pouvait pas anticiper en fonction des connaissances scientifiques disponibles au moment de la mise sur le marché du produit ».

Comment garder le contrôle d'un dispositif d'IA ?

Comment donc ne pas laisser les algorithmes faire évoluer les données acquises de la science ? Comment faire en sorte que l'humain reste à l'origine des règles de bonne conduite et des techniques thérapeutiques ?

David Gruson avance une notion nouvelle : la « garantie humaine algorithmique ». Il s'agit de faire intervenir une supervision humaine à des « moments critiques pour permettre de garder l'évolution algorithmique sous un pilotage humain ». Ce principe – déjà dans le droit européen – a été inséré dans le projet de loi bioéthique actuellement en discussion. Le premier cas officiel de garantie humaine est appliqué par l'UFSBD dans son expérimentation de prévention menée dans 48 Ehpad. Impliquée dans le projet, la start-up Dental Monitoring (DM), qui fait de la reconnaissance automatique de problèmes bucco-dentaires à partir de panoramiques, a ainsi intégré la compétence de chirurgiens-dentistes. Avec des représentants de patients, ils s'assurent de l'évolution de l'algorithme au cours du temps en traitant les événements indésirables et en reprenant des dossiers de façon aléatoire pour exprimer un deuxième avis humain par rapport à la représentation de l'algorithme.

Au-delà de ce cas, « il faut que la profession prenne possession du sujet » pense David Gruson qui recommande de mettre en place « un système de régulation qui associe la partie pratique clinique et la partie recherche pour que la profession devienne acteur de la construction de référentiels de régulation positive ».

Y aura-t-il plus de contentieux avec l'IA ?

Le déploiement de l'IA conduira-t-il à l'explosion du contentieux médical ? David Gruson pense le contraire. Les solutions proposées par l'IA viendront en appui de la pratique et aideront à documenter des décisions des professionnels de santé. Un système expert inclus dans le logiciel «  va aussi nous aider à nous assurer que l'on respecte bien les recommandations » que la profession va continuer à établir avec la HAS, ajoute Julien Laupie, secrétaire général de l'ADF.

Le recours à l'IA sera-t-il incontournable ?

La question reste ouverte. Aux États-Unis, rapporte Julien Laupie, on évalue à 20 % la part des chirurgiens-dentistes qui ont souscrit un abonnement à un logiciel de diagnostic dentaire, pour un montant de l'ordre de 80 $/mois. Il n'y aucune raison pour que ce service ne soit pas disponible en France dans les années qui viennent. Comment vont réagir les patients ? Choisir de ne pas avoir recours à ce type de service pourrait-il être considéré comme une perte de chance pour le patient ?

Qui décidera d'un traitement ?

David Gruson précise que le patient sera averti que le professionnel de santé fonde sa décision thérapeutique sur une recommandation faite par l'IA. Ce point vient aussi d'être introduit dans le projet de loi bioéthique.

Mais, au-delà de cette indication portée à la connaissance du patient, le risque est de voir des praticiens déléguer leur décision. Auront-ils d'ailleurs vraiment le choix de procéder autrement ? Jacques Le Voyer, responsable de la commission informatique de l'ADF, en doute. Pour lui, le praticien isolé n'aura pas les moyens d'« aller contre » la recommandation de l'algorithme.

« Je revendique la capacité du praticien à remettre en cause ce qui est recommandé par l'IA », rétorque Serge Armand. L'universitaire observe cependant une tendance chez certains confrères à déléguer leurs compétences aux technologies de pointe. « Ce n'est pas en achetant une technologie que l'on acquiert de la compétence. Si les praticiens sont prisonniers d'une machine dans la conception et la réalisation d'un acte thérapeutique, ils vont perdre la réactivité », craint le président du congrès de l'ADF 2019. La formation initiale et continue doit « préserver des pistes d'apprentissage permettant de garder une capacité de recul, y compris sur des cas simples », remarque David Gruson.

« La machine n'aura jamais l'intuition, c'est-à-dire la capacité pour un homme de prendre une décision alors que tous les éléments rationnels et objectifs lui disent le contraire », conclut Florent Destruhaut, MC-PH à l'université de Toulouse.

Comment évoluent les recherches sur la @santé dentaire ?

« On veut être votre assistant au quotidien », pour établir un plan de traitement, pour gérer le cabinet, dans la relation patient..., détaille Damien Valicon, general manager de CompuGroup Medical Solutions. Un des grands chantiers de ce spécialiste de solutions informatiques est l'analyse de données : « aujourd'hui, on ne sait pas encore collecter, structurer et analyser de manière efficace les données. On est en train de ranger tout cela avec des spécialistes », explique-t-il.

Chez Dentsply Sirona France, les recherches sont centrées sur la manière de « rendre mieux reproductibles des tâches qui ne le sont pas aujourd'hui sur l'ensemble des procédures cliniques », explique Olivier Lafarge, DG. Grâce à l'IA, le dernier système de prise d'empreinte permet de faire une proposition de traitement. Mais la société travaille aussi sur des outils d'aide au diagnostic et d'interaction avec le patient... Olivier Lafarge, insiste sur l'« intérêt de se réunir » avec les professionnels de santé, les industriels, les institutions, les associations de patients... « pour anticiper les évolutions ». Les industriels « historiques » ont « toujours eu les professionnels de santé comme clients. Ils respectent leurs pratiques. Ils ont l'expertise des procédures cliniques », insiste Olivier Lafarge. Ce n'est pas le cas des « Gafa » qui investissent massivement sur le marché de la @santé, « risquent de tout balayer » et d'imposer aux patients et aux professionnels de santé des technologies plutôt que de les co-construire.

(1) Membre du comité de direction de la chaire santé de Sciences Po, docteur en droit et titulaire d'un 3e cycle de technologie de l'information et de la communication.