Réalité de la mastication - Cahiers de Prothèse n° 103 du 01/09/1998
 

Les cahiers de prothèse n° 103 du 01/09/1998

 

Occlusodontie

Marcel G. Le Gall *   Jean-François Lauret **  


* DCD
3, rue Vauban - 56100 Lorient
** DCD, DU
19, rue François-Guivarch
29470 Plougastel-Daoulas

Résumé

Les différences de trajets occlusaux entre les mouvements fonctionnels de mastication et les mouvements artificiels de latéralité sont mises en évidence et discutées afin d'en évaluer les conséquences sur l'équilibre du système manducateur. Il apparaît également que la position d'intercuspidation maximale, repère origine de toutes les descriptions cinétiques classiques, n'est que le point de passage du cycle de mastication tout en assurant par ailleurs la position de calage de la déglutition. Ces constatations suggèrent : une remise en cause de certaines techniques occlusales classiques ; la nécessité de mieux prendre en compte la cinétique de mastication.

Summary

Mastication's reality : practical consequences

Taking into account the functional contacts of deglutition, an analysis of the mandibular rest position is first realized. By using a jig, the goal of a balanced dento-neuro-muscular mandibular position is closely approached. Then, the discrepencies between the theoretical movements of protrusion and laterality with the functional paths of mastication are revealed and discussed in order to assess their consequences upon the manducatory system. The classical model of occlusion resulting from the usual occlusal concepts appears then to be unable to reveal the real functional contacts and guidance. The maximum intercuspal position, starting reference for the classical technics is a mere but compulsory passing position for the mastication cycle, while insuring the wedging position for the deglutition. These findings suggest : the reassessment of occlusal clinical technics ; the necessity to utilize as a reference the real kinetics of deglutition and mastication, when analysing, correcting and rebuilding occlusion.

Key words

cycle-in, cycle-out, mastication cycle, occlusal therapy, overguidance, underguidance

Dans deux précédents articles [1, 2], a été développée une description réaliste de la cinétique mandibulaire fonctionnelle au cours des mouvements d'incision et de mastication. Ces mouvements fonctionnels d'orientation centripète résultent de la contraction effective des muscles élévateurs [3-11] et établissent des rapports dento-dentaires sensiblement différents de ceux enregistrés par les techniques d'analyse occlusale classique. Des contacts dynamiques entre les secteurs cuspidés antagonistes triturants sont notamment enregistrés pendant la mastication [12-15] alors que ce type de contacts ne peut que rarement être mis en évidence par les mouvements tests de la latéralité demandés habituellement en pratique clinique. Ces constatations conduisent à une discussion et à une étude critique des techniques d'analyse occlusale basées sur la seule exécution des mouvements de propulsion et de latéralité par les patients. Ces seuls mouvements ne permettent pas d'objectiver et d'évaluer avec finesse les guidages dento-dentaires fonctionnels, dont le rôle fondamental dans l'équilibre neuro-physiologique de l'appareil manducateur ne peut plus être nié à l'heure actuelle. Le but de ce premier article est de mettre en évidence les différences d'appréciation clinique pouvant exister entre l'approche traditionnelle et l'approche fonctionnelle de l'occlusion, afin d'en évaluer les conséquences sur l'équilibre occlusal.

Les contacts et guidages dentaires fonctionnels

Déglutition

Le point de départ de tous les mouvements mandibulaires est la position de repos du patient (PPRM : position physiologique de repos mandibulaire ou posture). C'est une position de référence stable et répétitive lorsqu'il n'y a pas de perturbations du système neuro-musculaire. Le chemin de fermeture qui lui est associé mène à une position d'intercuspidation maximale qui assure le calage mécanique de la mandibule lors de la déglutition [16, 17]. Si cette occlusion d'intercuspidation maximale est instable ou perturbée par la présence d'un obstacle dentaire sur le chemin de fermeture (fig.1a et b), il y a alors :

- adaptation du chemin de fermeture et recherche spontanée d'une intercuspidation maximale plus stable ;

- modification de la position de repos (alors qualifiée de position clinique de repos mandibulaire) en fonction de cette nouvelle position d'intercuspidation [18, 19].

Si cette perturbation dépasse le seuil d'adaptation du système manducateur, il peut y avoir installation de troubles temporo-mandibulaires avec spasmes musculaires douloureux.

Plusieurs moyens peuvent être utilisés pour détecter les contacts prématurés que le patient « cache » habituellement par évitement :

• une manipulation pour amener la mandibule en relation centrée [20] : cette technique suscite de notre part les plus extrêmes réserves, toute manipulation entraînant obligatoirement une réaction musculaire de défense. Ces manœuvres permettront peut-être de mettre le patient dans une position de « relation centrée », mais il n'est pas certain qu'elle soit en harmonie dento-neuro-musculaire. Or, c'est l'équilibre dento-neuro-musculaire qui détermine la position et la dimension verticale de repos du patient [21, 22] ;

• l'exécution de mouvements de fermeture rapides et répétés (claquements) : ils empêchent les réflexes d'évitement de se manifester et permettent de juger, par une écoute fine, de la simultanéité ou non-simultanéité des contacts en occlusion d'intercuspidation maximale. C'est un moyen de vérification facile qui, cependant, ne permet pas toujours de préciser le siège du contact prématuré ;

• la réalisation d'une butée antérieure : le port, quelques minutes, d'une butée antérieure maxillaire en résine [23] (fig. 1c), s'interposant comme un simple stop sur le chemin de fermeture (fig. 2, 3 et 4), permet :

- de déprogrammer les réflexes d'évitement ou d'adaptation mis en œuvre par le système nerveux central (à partir de la carte cérébrale très précise de l'anatomie dentaire, des contacts et des guidages [24]) ;

- d'obtenir une décontraction symétrique des muscles masticateurs.

Lors de la fermeture, le patient ainsi déprogrammé et décontracté ira directement sur la prématurité occlusale [19], permettant ainsi de détecter la ou les « interférences cachées ».

Après correction occlusale soustractive progressive, la simultanéité et la même intensité des contacts doit être assurée sur un maximum de dents au cours de la déglutition [25] (toutes les dents des secteurs cuspidés et, d'une façon moins absolue, du groupe incisivo-canin [26]). On peut ajouter que la coordination des guidages de mastication avec ces contacts maxillaires est un facteur déterminant de la stabilité occlusale. En effet, la position d'intercuspidation maximale doit être considérée comme une « singularité » de la phase dento-dentaire du cycle de mastication : c'est un point de passage banal, mais obligatoire du cycle de mastication tout en assurant le calage de la déglutition. On pourrait d'ailleurs assimiler la déglutition à un cycle masticatoire d'amplitude nulle.

La réalisation préalable d'une gouttière occlusale peut s'avérer nécessaire en cas de troubles temporo-mandibulaires importants, la butée ou d'autres moyens pouvant être inopérants au départ.

Mastication

Incision

• Rôle du secteur antérieur dans la fonction de nutrition

Les incisives réalisent essentiellement la capture et le fractionnement des aliments. Après une section éventuelle en bout à bout, une incision provoque l'introduction du bol alimentaire dans la cavité buccale par un mouvement mandibulaire rétro-ascendant ainsi que son déplacement, avec l'aide de la langue et des muscles faciaux, vers un secteur cuspidé triturant. Afin d'obtenir efficacité et bonne répartition des forces pendant l'incision, les contacts en bout à bout, puis les glissements des bords libres des incisives maxillaires contre les concavités palatines des incisives maxillaires doivent être répartis sur plusieurs dents (au minimum, les deux médianes), tout en ménageant une désocclusion minimale suffisante des secteurs cuspidés.

• Rappel des différences cliniques entre les mouvements d'incision et de propulsion [27]

Les positions de départ et de fin de mouvement (le bout à bout incisif et la position d'intercuspidation) sont les mêmes bien qu'inversées.

Les différences se situent essentiellement :

• au niveau de la qualité et de l'intensité des contacts : sous l'action des muscles élévateurs, les contacts et guidages inter-incisifs sont nettement plus marqués pendant l'incision que lors de la propulsion ;

• sur le trajet : sous l'action de groupes musculaires antagonistes (élévateurs pour l'incision, abaisseurs-propulseurs pour la propulsion), la position spatiale de la mandibule est légèrement différente, avec les conséquences suivantes au niveau dentaire :

- lors de l'incision, les contacts sont bien marqués entre les bords libres des incisives mandibulaires et toute la concavité palatine et cingulaire des incisives maxillaires alors que lors de la propulsion, elles semblent la « survoler » (fig.5) ;

- pendant l'incision, les dents des secteurs cuspidés maxillaires et mandibulaires sont « au plus près » et peuvent alors fournir une information positionnelle fine au système nerveux central alors que lors de la propulsion, elles sont plus éloignées (fig. 6).

L'utilisation du seul mouvement de propulsion pour vérifier les guidages fonctionnels du secteur antérieur :

• risque de laisser des surguidages non apparents à la propulsion sur le trajet fonctionnel d'incision. Sur les dents naturelles, ce phénomène est parfois partiellement compensé par le déplacement léger des incisives maxillaires rendu possible par leur grande mobilité physiologique transversale. Par contre, sur les bridges conventionnels et a fortiori lorsqu'ils sont implanto-portés (fig. 7, 8, 9, 10, 11 et 12), la mobilité transversale et/ou axiale est réduite. Les surguidages peuvent alors apparaître beaucoup plus importants [28, 29] et d'autant plus néfastes que, par exemple, dans le cas des implants, la capacité discriminative est réduite [30] et que les réflexes d'évitement peuvent être retardés ou inexistants. À chaque incision ou cycle de mastication, les dents viennent alors s'entrechoquer sur le surguidage non détecté, donc non évité ;

• risque de ne pas laisser un jeu fonctionnel antéro-postérieur suffisant au niveau des contacts d'intercuspidation maximale (généralement au niveau cingulaire) pour permettre la mastication du bol alimentaire dans les secteurs latéraux sans interférence ou surguidage antérieur (fig. 13) ;

• risque de laisser inaperçue une interférence postérieure d'incision non apparente pendant le mouvement de propulsion (fig. 6).

C'est pourquoi les techniques utilisées doivent être essentiellement basées sur la simulation des mouvements fonctionnels d'incision.

Dilacération, trituration

• Rôle des secteurs cuspidés pendant la mastication

Après la capture et l'incision, le rôle des secteurs cuspidés est d'assurer la dilacération et le laminage progressif du bol alimentaire avant sa déglutition. La mastication est un acte unilatéral qui n'exclut pas le changement de côté en cours de trituration. L'existence en opposition occlusale de structures anatomiques de guidage et d'écrasement sur les prémolaires et molaires est déterminante pour l'efficacité de la mastication [1, 2]. Il convient de souligner, à cet égard, le rôle primordial imparti au couple premières molaires. L'évolution de ces dents à 6 ans marque, chez l'enfant, l'installation de la fonction masticatoire définitive et le début du modelage des processus mandibulaires et temporaux. Les dents voisines (apparues progressivement sur les arcades sur une période de plusieurs années) se sont intégrées peu à peu au schéma fonctionnel de ces dents. On peut considérer à juste titre que les premières molaires sont les dents directrices du guidage dento-dentaire postérieur (fig. 14).

• Rappel des différences cliniques avec le mouvement de latéralité [27]

Le mouvement de latéralité habituellement demandé aux patients lors des équilibrations occlusales présente des différences cliniques non négligeables avec les mouvements fonctionnels de mastication : le mouvement de latéralité (de sens centrifuge) est en général guidé par la canine du même côté, parfois par deux ou plusieurs dents antéro-latérales dans le cadre d'une fonction groupe alors que, pendant la mastication (de sens centripète), les guidages dentaires sont harmonieusement distribués sur toutes les faces occlusales des dents cuspidées.

L'exécution du seul mouvement de latéralité pour vérifier l'équilibre occlusal postérieur :

• ne permet pas d'objectiver les contacts et guidages fonctionnels postérieurs d'entrée et, encore moins, ceux de sortie de cycle masticatoire [1, 2] ;

• risque de laisser, comme pour l'incision, des interférences fonctionnelles (surguidages et/ou sous-guidages) indétectables par ce type de mouvement (fig. 15, 16, 17, 18 et 19) ;

• de plus, si le concept localisant l'intercuspidation maximale dans une position de relation centrée postérieure est appliqué rigoureusement, il n'existe plus de jeu fonctionnel en arrière de la position d'intercuspidation maximale, car le mouvement de rétrusion est supprimé (fig. 20). Or, nous savons [1, 2] que du côté triturant, lors du mouvement d'entrée de cycle masticatoire, les molaires mandibulaires se présentent dans une position latérale et postérieure à l'OIM (fig. 21). Priver un patient d'une partie des limites de son champ fonctionnel peut entraîner :

- une perturbation de ses trajets occlusaux, provoquant une tentative d'adaptation mésialant le cycle de mastication pour retrouver son jeu fonctionnel postérieur. Dans ce cas, si les contacts d'intercuspidation sont engagés de façon trop rigide, ils peuvent devenir des surguidages ou des interférences ;

- un bruxisme, visant à éliminer des interférences pour recréer un champ fonctionnel suffisant autour de l'OIM.

Les conséquences cliniques de ces constatations seront plus largement évoquées dans la deuxième partie de cet article. Mais, il apparaît déjà que seule la simulation des mouvements d'incision et de mastication autorise une analyse micro-inématique suffisamment précise pour permettre la mise en harmonie fonctionnelle des secteurs antérieurs et postérieurs.

Bibliographie

  • 1 Lauret JF, Le Gall MG. La mastication : une réalité oubliée par l'occlusodontologie ? Cah Prothèse 1994;85:30-46.
  • 2 Lauret JF, Le Gall MG. The function of mastication : a key determinant of dental occlusion. Pract Perio Aest Dent 1996;8:807-818.
  • 3 Abjean J, Lauret JF, Le Gall MG. Étude des muscles et des mouvements mandibulaires. J Parodontol 1987;6(3):259-266.
  • 4 Wood WW. A review of masticatory muscle function. J Prosthet Dent 1987;57(2):222-232.
  • 5 Møller E. The chewing apparatus : an electro-myographic study of the action of the muscles of mastication and its correlation to facial morphology. Acta Physiol Scan 1966;69 (suppl 20).
  • 6 Wood WW, Takada K, Hannam AG. The electromyographic activity of the inferior part of the human lateral pterygoïd muscle during clenching and chewing. Arch Oral Biol 1986;31:243-245.
  • 7 Carlsoo S. An electromyographic study of the activity and an anatomic analysis of the mechanism of the lateral pterygoid muscle. Acta Anat 1956; 26:339-351.
  • 8 Mahan PE, Wilkinson TM, Gibbs CH, Mauderli A, Brannon LS. Superior and inferior bellies of the lateral pterygoid muscle EMG activity at basic jaw position. J Prosthet Dent 1982;50:710-718.
  • 9 Gibbs CH, Mahan PE, Wilkinson TM, Mauderli A. EMG activity of the superior belly of the lateral pterygoid muscle in relation to other jaw muscles. J Prosthet Dent 1984;51:691-702.
  • 10 Koole P, de Jongh H, Boering G. A comparative study of electromyograms of the masseter, temporalis, and anterior digastric muscles obtained by surface and intramuscular electrodes : raw-EMG. J Craniomandib Prac 1991;9(3):228-240.
  • 11 Wood WW. Medial pterygoid muscle activity during chewing and clenching. J Prosthet Dent 1986;55(5):615-621.
  • 12 Suit SR, Gibbs CH, Benz ST. Study of gliding tooth contacts during mastication. J Periodontol 1975;47:331-334.
  • 13 Gibbs CH, Lundeen HC, Mahan PE, Fujimoto J. Chewing movements in relation to border movements at the first molar. J Prosthet Dent 1981; 46:308-322.
  • 14 Graf H, Zander HA. Tooth contact patterns in masticaton. J Prosthet Dent 1963;13:1055-1059.
  • 15 Adams SH, Zander HA. Functional tooth contacts in lateral and in centric occlusion. J Am Ass 1964;69:465-468.
  • 16 Pameijer JHN, Brion M, Glickman J, Roeber FW. Intraoral occlusal telemetry. Part IV. Tooth contact during swallowing. J Prosthet Dent 1970; 24:396-400.
  • 17 Fontenelle A, Woda A. Physiologie de l'appareil manducateur. In: Chateau M, eds. Ortho-pédie dento-faciale, bases scientifiques. Paris : éditions CdP, 1993:217-218.
  • 18 Guichet NF. Occlusion. A teaching manuel. Anaheim: The Denar Corporation, 1977.
  • 19 Le Guern JY. Étude expérimentale de la répétivité des contacts occlusaux sur le chemin de fermeture lors de l'élévation mandibulaire. Intérêt clinique [thèse de sciences odontologiques 3e cycle]. Nantes : univ. de Nantes, 1987.
  • 20 Dawson PE. Position optimale du condyle de l'ATM en pratique clinique. Rev Int Parodont Dent Rest 1985;3:11-32.
  • 21 Fontenelle A, Woda A. Physiologie de l'appareil manducateur. In: Chateau M, eds. Ortho-pédie dento-faciale, bases scientifiques. Paris : éditions CdP, 1993:196-200.
  • 22 Palla S. Quelle dimension verticale en prothèse? Principes théoriques et considérations cliniques. In: CNO, ed. La dimension verticale : mythes et lies mites (12 Journées internationales du Collège national d'occlusodontologie). Paris : CNO, 1995:3-12.
  • 23 Lucia V. Modern gnathological concepts - Updated. Chicago: Quintessence Publishing Co, 1983.
  • 24 Netter F. Nervous system : anatomy and physiology. Ciba Geigy : Pharmaceutical Division ; Allister Brass Caldwell ed., 1991;vol 1, part 1:195-197.
  • 25 Reibert T, Muller F. Klinische Untersuchungen zur statischen Okklusion. Dtsch Zahnärztl Z 1994;49:363-366.
  • 26 Valentin CM, Morin F. L'intercuspidation maximale : dénombrement des contacts, évaluation des « Vichay's Wafers ». Cah Prothèse 1982;38:119-130.
  • 27 Le Gall MG, Lauret JF. The function of mastication : implication for occlusal therapy. Pract Perio Aest Dent 1998;2:225-229.
  • 28 Le Gall MG, Lauret JF, Saadoun AP. Mastication forces and implant bearing surface. Pract Perio Aesth Dent 1994;9:37-48.
  • 29 Le Gall MG. Occlusion - its impact on implants and implant componentry. Part II. DIU, 1996;9:70-72.
  • 30 Jacob R, van Steeneberghe D. Comparative evaluation of oral tactil function by means of teeth or implant-supported prostheses. Clin Oral Impl Res 1991;2:75-80.