Évaluation des effets du tabagisme sur le parodonte au Sénégal (à propos de 600 cas) - JPIO n° 1 du 01/02/2005
 

Journal de Parodontologie & d'Implantologie Orale n° 1 du 01/02/2005

 

Articles

P.D. DIALLO *   A. DIALLO-SECK **   H.M. BENOIST ***   A. DIOUF ****   M. SEMBÉNÉ *****  


*Service de parodontologie
Institut d'odonto-stomatologie, Dakar, Sénégal

Résumé

Depuis des siècles, le tabagisme a progressé dans le monde pour devenir, selon l'OMS, un véritable fléau. La composition de la fumée a fait l'objet de plusieurs études. Aujourd'hui, certains de ses composants sont fortement impliqués dans le déclenchement et le développement de nombreuses affections. Cette étude a été menée afin d'évaluer les effets du tabagisme sur le parodonte. La présence de la plaque et de l'inflammation a été évaluée à partir de l'indice de plaque (IP) et de l'indice gingival (IG) de Silness et Loë, ainsi que de l'indice de saignement papillaire (ISBS) de Saxer et Mühlemann. La profondeur de poche, la perte d'attache et les besoins en soins parodontaux ont également été évalués. Les résultats ont montré que les scores de plaque étaient significativement plus élevés chez les fumeurs (1,44 ± 0,76) que chez les non-fumeurs (0,88 ± 0,05). L'inflammation était significativement moins importante chez les fumeurs (IG = 1,06 ± 0,05) que chez les non-fumeurs (IG = 1,48 ± 0,07) (p = 0,000). Nous avons trouvé une relation statistiquement significative entre la profondeur des lésions parodontales, la perte d'attache et la consommation de cigarettes. Enfin, les besoins en traitement se sont avérés plus complexes. Ces résultats suggèrent que le tabagisme intervient dans l'apparition et l'aggravation de la maladie parodontale.

Summary

Addiction to smoking has been known for centuries and has progressed throughout the world to become a real scourge, according to WHO. The composition of the smoke has been the subject of many studies. Today, some of its components are strongly implicated in the initiation and the development of many diseases. The present study aims to assess the effects of addiction to smoking on the periodontium. The presence of dental plaque and inflammation were assessed using the Plaque Index (PlI) of Silness and Loë, the Gingival Index (GI) of Loë and Silness and the Papillary Bleeding Index (PBI) of Saxer and Mühlemann. Pocket depth, loss of attachment and periodontal treatment needs were also assessed. The results showed that dental plaque scores were significantly higher among the smokers (1,44 ± 0,76) than among the non-smokers (0,88 ± 0,05), whereas inflammation was significantly less among the smokers (GI = 1,06 ± 0,05) than among the non-smokers (GI = 1,48 ± 0,07) (p = 0,000). We found a statistically significant link between the depth of periodontal lesions, the loss of attachment and the consumption of cigarettes. Finally, the treatment needs of smokers were recognized as more complex. The results suggest that addiction to smoking causes and aggravates periodontal disease.

Key words

Tobacco smoking, dental plaque, periodontium

Introduction

Le tabagisme est un facteur de risque majeur dans de nombreuses pathologies et, pourtant, il continue d'avoir de nombreux adeptes. Selon l'OMS (1988), le tabac tue chaque jour 11 000 personnes. Si la tendance actuelle se maintient, 10 millions de personnes en mourront en 2020, dont 70 % dans les pays en développement. Au Sénégal en 1998, une enquête menée par l'OMS et portant sur un échantillon représentatif de 5 000 personnes âgées de 15 à 61 ans a montré que 37 % de la population adulte fumait. Une étude rapportée par Thioune (1998) sur le tabagisme à la Faculté de médecine de Dakar et portant sur un échantillon de 300 étudiants révélait que 16 % de ces étudiants étaient des fumeurs.

Si de nombreuses études (Mac Gregor, 1984 ; Mac Gregor et al., 1985 ; Mac Gregor et Edgar, 1986 ; Bergström et Eliasson, 1987 ; Bergström, 1990 ; Gonzalez et al., 1996 ; Boström et al., 1998) confirment les effets de la consommation de tabac sur le parodonte, en Afrique de l'Ouest et, notamment, au Sénégal, aucune étude sur la relation tabac-parodontite n'avait encore été effectuée alors que de plus en plus de fumeurs viennent consulter. Cette étude a pour but d'évaluer les effets de la consommation de cigarettes sur le parodonte.

Matériel et méthode

Six cents patients ont été sélectionnés parmi les personnes consultant le service de parodontologie de l'Institut d'odonto-stomatologie de l'Université de Dakar et le service d'odontologie du CHU Aristide-Le-Dantec. Ils se répartissaient en 300 fumeurs (288 hommes et 12 femmes), d'âge moyen égal à 30,8 ± 0,12 ans, et 300 non-fumeurs (146 hommes et 154 femmes), d'âge moyen égal à 29,3 ± 0,12 ans. Les critères d'inclusion ont été les suivants :

- être âgé de 15 ans au moins ;

- être indemne de pathologie générale ;

- pour les fumeurs, avoir fumé (au minimum 1 cigarette par jour) sans période d'interruption au moins durant les 3 dernières années ;

- pour les non-fumeurs : ne jamais avoir fumé.

La présence de plaque a été évaluée par l'indice de plaque (IP) de Silness et Löe (1964) et ont été prises en compte les faces vestibulaires des 11, 12, 31 et 32, celles des premières molaires maxillaires (16 et 26) et les faces linguales des molaires mandibulaires (36 et 46). L'inflammation gingivale a été évaluée par l'indice gingival (IG) de Löe et Silness (1963). Les sites sélectionnés ont été les faces vestibulaires des 11, 12, 16, 26, 31 et 41, les faces mésiales des 12, 22, 32 et 42, les faces distales des 16, 26, 36 et 46, les faces palatines des 11 et 21, et les faces linguales des 31 et 41.

Le saignement papillaire a été évalué grâce à l'indice de saignement papillaire (ISBS) de Saxer et Mühlemann (1975) ; la profondeur de poche et la perte d'attache ont été mesurées avec une sonde parodontale graduée de Williams au niveau de toutes les dents présentes. Les mesures ont été réalisées par le même examinateur.

L'évaluation des besoins en soins parodontaux a été faite à partir des valeurs moyennes de l'indice parodontal communautaire des besoins en soins bucco-dentaires (IPCBSB) au sein de chaque groupe.

Une fiche d'enquête a permis d'identifier le malade et d'enregistrer les habitudes tabagiques. Nous avons noté par les valeurs 0, 1, 2 et 3 le nombre de brossages effectués quotidiennement.

L'analyse des données a été réalisée par le logiciel Statistical Package of Social Science (SPSS) et le module de saisie EPI Data 2.0. Des analyses univariées et bivariées ont été effectuées. Pour les tests de lien entre 2 variables qualitatives, nous avons pratiqué le test chi carré. La comparaison des moyennes a été effectuée grâce au test t de Student et à l'analyse de variance. Le seuil de significativité retenu a été p < 0,05.

Résultats

La cigarette est le mode de consommation le plus utilisé (94,4 %) ; 5,2 % des fumeurs consomment uniquement du tabac local et 0,4 % d'entre eux associent cigarette et pipe.

La proportion d'hommes fumeurs est plus importante que celle des femmes (fig. 1).

La consommation moyenne est de 14,1 cigarettes par jour, avec un minimum de 1 cigarette par jour et un maximum de 40 cigarettes par jour (fig. 2). La durée du tabagisme est d'au moins 10 ans pour 73,7 % des fumeurs (fig. 3).

L'indice de plaque moyen chez les fumeurs est de 1,44 ± 0,76 contre 0,88 ± 0,05 chez les non-fumeurs p = 0,00).

La fréquence moyenne des brossages est légèrement plus élevée chez les non-fumeurs (fig. 4).

L'indice gingival moyen est de 1,06 ± 0,05 chez les fumeurs et de 1,48 ± 0,07 chez les non-fumeurs (p = 0,00).

L'indice de saignement papillaire moyen chez les fumeurs est de 0,42 ± 0,66 contre 1,20 ± 0,07 chez les non-fumeurs (p = 0,00).

La profondeur de poche a une valeur moyenne de 2,53 ± 0,07 mm chez les fumeurs et de 2,20 ± 0,01 mm chez les non-fumeurs (p = 0,00).

La perte d'attache moyenne est de 0,97 ± 0,14 mm pour les fumeurs et de 0,17 ± 0,04 mm pour les non-fumeurs (p = 0,00) (tableau 1).

La perte d'attache moyenne augmente avec la consommation de cigarettes journalière (tableau 2).

Les besoins en soins parodontaux sur la base de l'IPCBSB moyen sont de 2,86 ± 0,11 chez les fumeurs contre 2,00 ± 0,07 chez les non-fumeurs (p = 0,00).

Discussion

Notre population d'étude n'est pas représentative de la population sénégalaise, mais elle indique l'importance des effets du tabagisme sur le parodonte. Aucune étude sur la prévalence des maladies parodontales liées à la consommation de tabac n'a encore été réalisée au Sénégal.

Dans la nôtre, la cigarette est le mode de consommation le plus utilisé (94,4 %) ; 5,2 % des fumeurs consomment uniquement du tabac local, 0,4 % associent la cigarette et la pipe. Nous n'avons pas rencontré d'utilisateur de tabac à mâcher, peut-être parce que l'étude a été réalisée en milieu urbain. Les habitudes tabagiques sont différentes selon le sexe (fig. 1). Les femmes qui fument ne représentent que 4 % du groupe fumeur.

Une étude nationale portant sur 5 000 personnes a montré une prévalence du tabagisme féminin de 1,7 %. Cette disparité entre hommes et femmes dans notre échantillon peut s'expliquer par le fait qu'au Sénégal, l'existence de tabous ainsi que le poids de la tradition et des interdits religieux font que le tabagisme féminin est souvent dissimulé. Une consommation journalière assez élevée a été observée ; en effet 46,3 % des fumeurs fument 1 paquet par jour, et 28,3 % plus de 1 paquet (fig. 2). Ces chiffres sont élevés mais peuvent être comparés à ceux obtenus par Thioune en 1998 (34,7 % fumaient 1 paquet par jour et 9,4 % plus de 1). Les estimations sur la durée du tabagisme montrent que 36 % des fumeurs le font depuis plus de 10 ans (fig. 3). Dans ce contexte, la prévention du tabagisme doit être une de nos préoccupations, quand on sait que les facteurs intervenant dans la surmortalité des fumeurs sont classiquement représentés par la dose de nicotine ingérée mais également par la durée du tabagisme, qui est probablement un facteur essentiel. C'est dans la tranche d'âge 20-39 ans que la prévalence du tabagisme est la plus importante, dans la mesure où 62,5 % des fumeurs y sont retrouvés. Il a été mis en évidence une accumulation importante de plaque chez les fumeurs (fig. 5). Ces dépôts sont plus importants dans les sextants postérieurs et postéro-inférieurs qu'ailleurs, et ce aussi bien chez les fumeurs que chez les non-fumeurs. Cette différence entre les sextants peut être liée au fait qu'au niveau antérieur, ont été examinées les faces vestibulaires, plus accessibles à la brosse à dents ou au bâtonnet frotte-dent, ou soccu, alors que pour les molaires mandibulaires, ce sont les faces linguales qui ont été prises en compte. Nos résultats sont en accord avec ceux de Preber et Bergström (1990) et de Weinstein et al. (1996). Les résultats montrent que la fréquence des brossages varie de façon significative entre les 2 groupes (fig. 4), les fumeurs effectuant moins de brossages quotidiens que les non-fumeurs (respectivement 1,37 ± 0,12 et 1,56 ± 0,12 ; p < 0,05). En accord avec Mac Gregor (1984), qui explique ces scores de plaque plus élevés chez les fumeurs par une différence d'efficacité du brossage, nous pouvons dire que plus que le tabac, c'est le manque d'hygiène bucco-dentaire qui joue un rôle important dans le dépôt de plaque. Les fumeurs sont moins consciencieux en matière d'hygiène buccale que les non-fumeurs. Les surfaces dentaires déjà recouvertes par la nicotine constituent un support propice à la fixation et au développement de la plaque bactérienne. L'examen du parodonte superficiel est d'un grand intérêt car, chez les fumeurs, l'inflammation gingivale peut passer inaperçue. Bien que la formation et l'accumulation de la plaque bactérienne soient souvent associées à une inflammation gingivale importante, nous avons retrouvé une inflammation gingivale moins forte chez les fumeurs. Dans les 2 groupes, les sextants postérieurs sont les plus atteints, ces mêmes sextants étant beaucoup moins enflammés chez les fumeurs que chez les non-fumeurs. Les sextants antéro-supérieurs présentent des scores d'inflammation faibles aussi bien chez les fumeurs que chez les non-fumeurs. Cette prédilection de siège de la gingivite chez les fumeurs peut être due, comme l'ont montré Preber et Bergström (1986), à une exposition plus importante des sextants palatins postérieurs à la fumée ; ceci expliquerait la perte précoce d'attache souvent observée à ce niveau. Les fumeurs, malgré une mauvaise hygiène buccale et des dépôts importants de plaque et de tartre, ont une inflammation discrète. Nos résultats rejoignent ceux de Bergström (1990) qui a constaté que la fumée de tabac pouvait masquer les signes cliniques de l'inflammation. En effet, ce dernier, par l'un de ses composants, la nicotine, provoquerait une vaso-constriction des vaisseaux périphériques ; cela pourrait expliquer cette quasi-absence de rougeur et de saignement de la gencive chez les fumeurs. La signification clinique de ces résultats est importante car elle peut conduire à minimiser le traitement à effectuer.

Une corrélation statistiquement significative a été retrouvée entre la perte d'attache (tableau 1), la profondeur de poche et la consommation de tabac (fig. 6). De plus, les résultats ont montré que ces pertes d'attache augmentaient en fonction du nombre de cigarettes fumées par jour (tableau 2). Les travaux de Martinez-Canut et al. (1995) ont aussi mis en évidence un lien entre la consommation de tabac et le niveau de la perte d'attache. En 1990, Bergström a montré que la maladie parodontale était plus sévère chez les fumeurs que chez les non-fumeurs. Les fumeurs de notre échantillon présentent ainsi de plus grands besoins en soins parodontaux que les non-fumeurs (la différence de la valeur de l'IPCBSB étant statistiquement significative), ce qui met en évidence l'impact du tabagisme sur la sévérité de la maladie.

Il ressort des résultats de cette étude que le tabagisme a des effets négatifs sur le parodonte. C'est un facteur de risque majeur dans le développement et l'évolution des parodontopathies. La prévalence et la sévérité de la destruction parodontale augmentent avec sa consommation, en dépit d'une inflammation gingivale discrète.

Il est important que l'odontologiste puisse détecter les sujets à risque par la recherche systématique du statut tabagique et participer à l'information des patients sur le risque que constitue le tabac pour la santé parodontale.

Demande de tirés à part

Papa Demba DIALLO : BP 5843 - DAKAR-FANN - SÉNÉGAL.

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