Production de la consonne « S » chez l'édenté complet appareillé - Cahiers de Prothèse n° 102 du 01/06/1998
 

Les cahiers de prothèse n° 102 du 01/06/1998

 

Prothèse amovible complète (ou totale)

Bruno Foti *   Christophe Nivière **   Patrick Tavitian ***   Alain Tosello ****   Jean-Jacques Bonfil *****  


* Maître de conférences
des universités

** Attaché hospitalier
*** Attaché hospitalier
**** Maître de conférences
des universités

***** Professeur des universités,
chef de service

Service d'odontologie, Hôpital Nord
Chemin des Bourrely - 13915 Marseille Cedex 20

Résumé

Dans un premier article, il a été proposé de mettre en évidence les modifications qui interviennent dans les articulations phonatoires de la consonne « S », survenant spontanément lors de la première mise en bouche d'une prothèse complète bimaxillaire. Des analyses céphalométriques et palatographiques ont permis d'étudier l'aspect productif du son « S ». L'analyse acoustique va révéler l'aspect qualitatif en reprenant, pour l'expérimentation, les mêmes sujets et la phrase type utilisée pour la palatographie.

Summary

Production of the consonant S found in the plated edentulous patient. Part 2: acoustic analysis

In a first article (cf. Les Cahiers de Prothèse issue 99, p. 22-31), we offered to put to the fore the modifications which play a part in the phonatory articulations of the consonant S, spontaneously happening during the first insertion in the mouth of a bimaxilllary full denture. Cephalometric and palatographic analyses made possible to study the productive aspects of the sound S. The acoustic analysis (phonograms, sonograms, and spectrograms) allows an investigation of three parameters which compose the constructive consonant « S » (fluency, intensity, frequency). It will determine for the patient under study the characteristics of the noise areas, well-differentiated between the « S » (predorso-dento-alveolar consonant) and the « SH » (apico-post-alveolar or prepalatal phoneme depending on the individuals). The absence of denture for an edentulous patient creates a production of « S » close to « SH », characterized by deeper frequential determinants (2 to 7 Khz) with less fluency. The wearing of the bimaxillary full denture and the restoration through this of the dento-alveolar base correct and re-establish the pronunciation of the « S » in its primeval acoustic characteristics.

Key words

acoustics, consonant, dentulous, full denture, sonograms

Dans un précédent travail [1], nous avons abordé l'aspect productif de la consonne « S » et décrit les modifications de la dynamique linguale pendant l'émission du « S » lors de la première mise en bouche des prothèses totales bimaxillaires. Ces modifications permettent une récupération involontaire et plus ou moins rapide de l'aperture, phase dite adaptative que nous avons nommée phase de compensation posturale progressive de la langue et de la mandibule.

L'analyse palatographique sur le sujet globalement favorable à la prothèse complète, le sujet A, nous avait révélé une configuration des contacts linguo-palatins pendant l'émission du « S » proche de celle du « CH ». L'adaptation verticale à la présence prothétique s'est caractérisée par une ouverture et une projection labiale, une ouverture mandibulaire et un abaissement lingual [1]. L'analyse acoustique va nous permettre d'aborder l'investigation de l'aspect qualitatif de la production des sons « S » et « CH ».

Matériel et méthode

Les enregistrements retenus sont ceux effectués pendant les palatographies (les autres étant écartés à cause du bruit de fond important engendré par l'appareil radiographique [1]). Le sujet est enregistré avec un microphone placé à 15 centimètres de sa bouche, de manière à minimiser l'influence du local, connecté à un magnétophone Kudelski (type nagra 3).

La phrase type répétée par le sujet denté de référence est la suivante : « j'ai dit pass(e), pas apach(e) », afin de comparer les réalisations des sons « S » et « CH ». Des phonogrammes sont réalisés (fig. 1 et 2) ; pour les sujets A et B, avec et sans prothèses, ils transcrivent le niveau d'intensité en fonction du temps. Ils permettent de déterminer la partie du signal à analyser (pour le « S ») qui doit présenter une intensité forte et constante. Le « S » étant en position finale, son intensité baissant, un moment peu éloigné de la voyelle est choisi.

Une analyse sonagraphique (fig. 3, 5 et 7) en filtre étroit et en filtre large complète l'étude afin de faire apparaître les formants pour les voyelles et les zones de bruit pour les consonnes. Les sonagrammes sont en fonction du temps en abscisse, de la fréquence en ordonnée et de l'intensité en noircissement. À partir de cette analyse sonagraphique, la partie à analyser est repérée ; une section sur la partie du signal sélectionnée est faite, donnant un spectre (intensité en abscisse en fonction de la fréquence en ordonnée). Celui-ci nous permet de localiser les caractéristiques de bruit de la consonne, les pôles de bruit.

Pour étudier et analyser finement la consonne, un magnétophone supplémentaire, un segmentateur et un analyseur numérique en temps réel sont nécessaires. Le magnétophone supplémentaire compatible avec le premier enregistre sur une boucle magnétique la phrase type. Ce magnétophone est relié à un segmentateur qui va isoler la portion de la consonne constrictive choisie (« S » ou « CH »). Pendant l'enregistrement, la justesse de la segmentation est contrôlée par un haut parleur. La partie segmentée est ensuite dépouillée par l'analyseur numérique en temps réel, sur une fenêtre étendue de 10 kHz en abscisse et de 100 dB en ordonnée (fig. 4, 6 et 8). Le spectre, obtenu par le sonagramme et mémorisé, peut être analysé ponctuellement avec l'aide d'un curseur lumineux aussi bien pour l'intensité que pour la fréquence.

Interprétation des tracés

Sujet D (sujet denté de référence)

En articulation de « S »

L'analyse sonagraphique (fig. 3) fait apparaître :

- des bruits intenses à partir de 5 000 Hz jusqu'au-delà de 8 000 Hz ;

- une zone renforcée vers 6 000 Hz.

Ceci est également mis en évidence par la segmentation. L'analyse en temps réel donne un niveau maximal de 78 dB centré sur 6 120 Hz (fig. 4).

En articulation de « CH »

Sur le sonagramme (fig. 3), les bruits commencent plus bas dans le spectre que pour le « S » : vers 2 000 Hz jusqu'au voisinage de 7 000 Hz, avec une intensité renforcée aux alentours de deux zones (4 500 et 5 000 Hz). L'analyse en temps réel donne un maximum de 63 dB à 5 320 Hz (fig. 4).

Comparaison de « CH » et « S » chez le sujet D

Pour le son « CH », les bruits commencent plus bas et le pôle de bruit se situe plus bas que pour le « S » (1 000 Hz en dessous) et se distingue en intensité.

Sujet A (édenté complet appareillé, globalement favorable)

En articulation de « S », sans prothèse (fig. 5 et 6)

Le pôle de bruit est dans la région des bruits de « CH » et même plus bas (pic de 3 780 Hz à 56 dB). Le « S » est tout de même bien perçu par l'oreille, malgré son niveau moindre décalé dans le grave et un sommet bien individualisé.

En articulation de « S », avec prothèse (fig. 5 et 6)

- une zone renforcée vers 3 500 Hz ; l'intensité augmente (67 dB à 3 880 Hz) ;

- une élévation de la fréquence du maximum du bruit (plus 100 Hz) ;

- une apparition de deux pôles de bruit accessoires plus aigus à 5 780 et 6 840 Hz.

Sujet B (édenté complet appareillé)

En articulation de « S », sans prothèse (fig. 7 et 8)

On observe plusieurs pôles de bruit au sonagramme :

- un vers 2 000 Hz ;

- un important à 4 500 Hz ;

- deux moindres aux alentours de 6 000 et 7 000 Hz.

Nous sommes proches du « S » normal.

L'analyseur en temps réel donne plusieurs sommets :

- 1 580 Hz à 70 dB ;

- 2 860 Hz à 57 dB ;

- 4 500 Hz à 51 dB ;

- 5 540 Hz à 50 dB ;

- 6 160 Hz à 50 dB ;

- 6 820 Hz à 51 dB.

Il n'y a donc pas d'individualisation d'un sommet.

En articulation de « S », avec prothèse (fig. 7 et 8)

On obtient une meilleure individualisation d'un sommet avec une forte intensité (62 dB à 5 640 Hz). On se rapproche du « S » normal, les résultats sont analogues à ceux de l'analyse palatographique [1]. Il est à remarquer que le sujet a déjà été appareillé et que l'intégration fonctionnelle de la restauration prothétique s'est probablement produite.

Discussion

Chez le sujet denté, la confusion entre le « S » et le « CH » n'existe pas, les fréquences sont nettement différenciées, de 5 à 8 kHz pour le « S », de 2 à 7 kHz pour le « CH » (fig. 3).

Chez l'édenté non appareillé, on remarque que le pôle de bruit du « S » peut être décalé dans les graves (fréquences plus basses, se rapprochant du « CH ») et les intensités de débit sont moindres.

L'apport de la prothèse complète en bouche renforce le caractère aigu (fréquences augmentées), lié au déplacement de la langue dans le sens antéro-postérieur [1], pour replacer l'aperture (conduit limité par le dos de la langue et le palais artificiel ou naturel formant la zone de constriction maximale où se produit l'articulation des consonnes « S » et « CH »), favorisant ainsi la portée de la voix (intensités accrues).

Conclusion

L'enregistrement des valeurs du plan d'occlusion est une étape importante dans la confection des prothèses totales bimaxillaires. En dehors des différents critères qui permettent son élaboration, la composante antérieure du plan d'occlusion est déterminante. C'est à son niveau que le praticien devra s'attarder pour analyser les modifications phonétiques que le port de la prothèse engendre. Des tests sous forme de petites phrases types répétées par le patient, qui comme celles citées plus haut incluent les consonnes « S » et « CH », permettront d'adapter la partie antérieure du bourrelet d'occlusion par addition ou soustraction de cire, repositionnant ainsi l'aperture en fonction de la présence prothétique. Ces tests phonétiques effectués de nouveau avec la maquette prothétique avant polymérisation viendront valider le positionnement correct de la composante antérieure du plan d'occlusion [2, 3]. L'attention portée à la fonction phonatoire [4] évitera une longue période d'adaptation, pas toujours couronnée de succès pour le patient déjà confronté au problème de l'apprentissage masticatoire.

L'intégration fonctionnelle sera facilitée par la validation des essais cliniques au stade des maquettes, assurant un pronostic favorable de la restauration prothétique.

bibliographie

  • 1 Foti B, Nivière C, Tavitian P, Tosello A, Bonfil JJ. Production de la consonne « S » chez l'édenté complet appareillé. Études radiographiques et palatographiques. Cah Prothèse 1997;99:22-31.
  • 2 Budtz-Jørgensen E, Clavel R. La prothèse totale, théorie, pratique et aspects médicaux. Paris : Masson, 1995.
  • 3 Pompignoli M, Doukhan JY, Raux D. Prothèse complète, clinique et laboratoire. Tome 2. Paris : Éditions CdP, 1994.
  • 4 Amoric M, Leydier MC. Perspectives offertes par les sonagrammes numérisés en odonto-stomatologie. Actualités Odonto Stomatol 1996;196: 647-653.