Odontologie Restauratrice
Frédéric Bukiet * Gil Tirlet **
*
Ancien interne des hôpitaux
de Paris
Département d'odontologie conservatrice
UFR d'Odontologie de Marseille
27, boulevard Jean Moulin
13385 Marseille Cedex 05
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Maître de conférences des universités -
praticien hospitalier
Sous section « prothèses »
Faculté de chirurgie dentaire de Paris V-Montrouge
1, rue Maurice Arnoux
92120 Montrouge
La restauration des dents dépulpées constitue un acte particulier pour lequel persistent encore des controverses sources de propositions thérapeutiques différentes. Jusqu'à présent, la quasi-totalité des auteurs semble en accord sur le fait que le tenon radiculaire, loin de renforcer la dent, tend au contraire à la fragiliser et à potentialiser le risque de fractures radiculaires. De même, le recouvrement cuspidien pour prévenir la survenue de fractures coronaires ou corono-radiculaires semble être essentiel. Aujourd'hui, les progrès et surtout les intérêts de la dentisterie adhésive élargissent l'éventail thérapeutique de ces reconstitutions. Dans certaines situations cliniques, des restaurations coronaires partielles collées (RPC) sans recouvrement ultérieur par une couronne périphérique peuvent être envisagées. Cet article a pour objectifs d'évoquer les avantages de ces restaurations, d'illustrer la démarche raisonnée permettant d'en proposer les indications et, enfin, de décrire, à partir de quelques situations, leurs mises en œuvre cliniques.
Restoration of endodontically-treated teeth, represents a specific procedure for which various options have been proposed and some controversy still remains. To this day, most authors seem to agree on the fact that the use of a post and core, far from reinforcing, rather tends to weaken the tooth and to increase the risk for post fractures. Furthermore, cusp coverage, in order to prevent post and/or core fractures, seems to be essential. Today, the improvements achieved in adhesive dentistry have given rise to news interests and enlarged the field of treatment options for this type of restoration. In some clinical cases, partial bonded restorations, with no subsequent crown coverage, may be considered. The aim of this paper is to demonstrate the benefits of these restorations, and to illustrate the indications for this approach through some clinical situations.
L'approche thérapeutique de la dent dépulpée la plus communément admise est fondée sur la conception d'une couronne périphérique sous laquelle se situe le plus souvent une reconstitution avec ancrage radiculaire [1]. Ce traitement se justifie en présence d'une perte de substance volumineuse ne permettant pas d'assurer la rétention de la restauration coronaire. De surcroît, il s'agit de séquences thérapeutiques bien codifiées et dont la fiabilité est reconnue [2]. Une approche différente a été proposée par Pissis en 1995 [3] : la réalisation de couronne monobloc en vitro-céramique, assemblée par collage aux structures dentaires. C'est une technique qui présente 15 années de recul (pratique clinique de l'auteur) mais qui est encore éloignée de la notion d'économie tissulaire, élément prépondérant de l'odontologie moderne. Parmi les multiples critères à évaluer par le clinicien pour restaurer les dents dépulpées, le délabrement dentaire constitue un des points importants [4-10]. La perte de substance dentaire doit être appréciée à travers son volume, son architecture mais également sa localisation [11]
Les progrès continuels apportés dans le domaine des biomatériaux [12, 13] rendent légitime le choix d'une solution thérapeutique économe de tissus dentaires et faisant appel aux techniques adhésives : les restaurations partielles collées (RPC) [11], récemment proposées dans certaines situations cliniques, sont destinées à des pertes de substance modérées et ne nécessitent pas de tenon radiculaire ni de recouvrement par une couronne périphérique .
Quelle que soit la thérapeutique choisie, le maintien de la dent fonctionnelle sur l'arcade, en prévenant les échecs mécaniques et biologiques tout en permettant la possibilité d'une réintervention, doit rester l'objectif principal.
La dent dépulpée a fait l'objet de nombreuses études biomécaniques in vitro. Reeh et al. [4] ont évoqué le rôle prépondérant de la perte de substance dans la fragilité dentaire. Avec les limites inhérentes aux recherches in vitro, ces auteurs ont montré que les procédures endodontiques ont une faible part de responsabilité dans l'affaiblissement des structures dentaires (perte de résistance de 5 %). En revanche, une cavité MOD sur dent pulpée s'accompagne d'une perte de résistance de l'ordre de 60 % à corréler avec la destruction des crêtes marginales [10]. La conservation de ces éléments anatomiques doit donc s'imposer à chaque fois que cela est possible [8, 14] (fig. 1). Globalement, la plupart des études montrent que la dépulpation, si elle est associée à une perte de substance volumineuse, constitue un facteur de risque pour la résistance mécanique de la dent. Dans ces conditions, il est légitime de s'interroger à chaque fois que l'on doit restaurer une dent dépulpée sur le bien-fondé de mutilations supplémentaires à celle déjà occasionnée par la pathologie et l'accès endodontique .
De plus, des contraintes excessives emmagasinées par la dent dépulpée au cours des séquences endodontiques ou restauratrices sont susceptibles de générer des fêlures et des microtraumatismes [6]. Cependant, ce « passé mécanique » demeure difficile, voire impossible à évaluer cliniquement. Enfin, les études in vitro abordant d'autres paramètres (déshydratation, module d'élasticité, dureté, relaxation des contraintes, résistance en compression et tension, résistance à la fracture, diminution des propriétés de mécanoréception) donnent des résultats qui demeurent variables et controversés. Il est donc encore difficile, actuellement, de donner une réponse précise et fiable à la question : la dépulpation fragilise-t-elle la dent ?
Il paraît alors pertinent de porter ses choix thérapeutiques vers des solutions qui préservent les structures dentaires et qui ont le potentiel pour les consolider. Là encore, une multiplicité d'études ont abordé la problématique du renforcement de la dent par l'utilisation des techniques adhésives avec des résultats plus ou moins probants en fonction des protocoles et du type de restauration [15-19].
La teneur quantitative en maillons de collagène qui semble identique au niveau de la dentine d'une dent pulpée et au niveau de celle d'une dent traitée endodontiquement [20] devrait permettre un collage de qualité au niveau coronaire. De surcroît, Pameijer et al. [21], sur le babouin, ont montré que la disparition de la pression pulpaire ne semblait pas avoir d'effets néfastes sur l'adhésion. Les restaurations adhésives sur dent dépulpée semblent donc pouvoir renforcer les structures dentaires subsistantes [17, 18].
Cependant, malgré l'intuition clinique qui conforte les résultats positifs des études menées in vitro, la possibilité d'un réelle consolidation des structures dentaires par collage in vivo reste encore à démontrer.
Les RPC, qui impliquent une préservation maximale des tissus, permettent de freiner le cycle du renouvellement des restaurations [22] donc de différer l'échéance prothétique [23].
Les réinterventions potentielles ultérieures sont possibles et facilitées lorsqu'elles concernent la restauration proprement dite (possibilité de réparation par adjonction de composite) ou le traitement endodontique (absence de tenon pour les RPC). De même, il n'y a pas de fragilisation supplémentaire des structures radiculaires (absence de tenon) pouvant être à l'origine de perforations ou de fractures [24, 25].
L'étanchéité de la restauration coronaire représente une condition nécessaire pour le succès endodontique [26]. Les couronnes provisoires présentent une étanchéité médiocre et constituent donc un moyen de temporisation peu fiable dans le cadre de thérapeutiques de longue durée. Les RPC peuvent permettre d'éviter la contamination endodontique (meilleure étanchéité) et s'imposent lorsqu'un pronostic dentaire défavorable ou incertain (raisons parodontales ou endodontiques) implique le choix d'une solution de moindre coût, en comparaison à celui d'une couronne périphérique.
Enfin, la situation supragingivale imposée pour la réalisation d'un collage de qualité est idéale dans le maintien de la santé parodontale.
Pour chaque situation clinique, le praticien doit évaluer un ensemble de paramètres [27] puis doit réaliser une synthèse des informations recueillies. Certains facteurs sont liés au profil du patient (âge, risque carieux, exigence esthétique, possibilités financières), d'autres sont corrélés directement à la situation clinique (perte de substance, paramètres occluso-fonctionnels, type et nombre de dents concernées, passé de la dent).
L'âge du patient est à mettre en relation avec les réinterventions qui seront nécessaires dans le futur. Le choix d'une solution à caractère réversible et la moins mutilante possible reste donc un impératif majeur. Ce paramètre doit prendre également en considération la croissance de l'individu : si cette dernière est inachevée, il n'est pas souhaitable d'envisager des restaurations prothétiques périphériques dans les secteurs antérieurs, car l'esthétique à long terme s'avérerait compromise. Globalement, les RPC trouvent donc leur indication à tout âge, mais plus particulièrement chez le sujet jeune [11].
Comme pour toute thérapeutique d'usage, les RPC s'intègrent, préférentiellement, dans le cadre de risque carieux faible ou contrôlé. L'exigence esthétique doit également être évaluée. Elle oriente le praticien en direction de deux familles de matériaux (métalliques ou à vocation esthétique). Enfin, les possibilités financières du patient orientent principalement vers la réalisation d'une méthode directe (peu coûteuse) ou d'une méthode indirecte.
La perte de substance coronaire est évaluée selon son volume (largeur et profondeur, épaisseur et nombre de parois subsistantes), son architecture (multiplication des angles internes à l'origine d'effets de coin) et sa localisation (destruction ou non des crêtes marginales, proximité sulculaire) (fig. 2). En présence de perte de substance importante, le recouvrement cuspidien partiel ou total semble s'imposer [28-31] pour prévenir la flexion des cuspides et leur fracture (fig. 3). Préconisé de manière quasi systématique par la majorité des auteurs en ce qui concerne les restaurations métalliques (amalgame, onlay en alliage précieux), il est légitime de s'interroger sur la nécessité du recouvrement cuspidien pour les matériaux composites. En effet, leur aptitude potentielle à consolider la dent dépulpée, les formes de préparation (angles internes arrondis) et, enfin, leur module d'élasticité voisin de celui de la dentine semblent autoriser la conservation de certaines parois fragilisées. Les RPC, sans recouvrement des cuspides, s'inscrivent donc préférentiellement dans les pertes de substances de volume modéré avec conservation d'au moins une crête marginale. Lorsque le délabrement est plus important, une RPC avec recouvrement (onlay ou overlay) ou une couronne périphérique sont indiquées.
Concernant le paramètre occlusal, un guide antérieur fonctionnel et une protection canine constituent des éléments cliniques favorables pour poser l'indication de RPC postérieures, eu égard à une moindre sollicitation des restaurations dans les mouvements dynamiques. Il en est de même pour les RPC des secteurs incisivo-canins associés à une béance antérieure.
En revanche, une fonction de groupe peut orienter vers des recouvrements cuspidiens plus ou moins étendus au niveau des dents concernées par les guidages.
La présence de parafonctions prononcées peut constituer une contre-indication aux restaurations adhésives [32], entraînant une usure prématurée des matériaux et une sollicitation excessive des joints de colle (à l'origine de perte d'étanchéité). De plus, le risque de fracture dentaire est majoré chez les patients parafonctionnels.
La localisation de la dent sur l'arcade pose le problème du comportement biomécanique différent des dents antérieures et postérieures. En ce qui concerne les dents antérieures, certains auteurs [33], en raison des contraintes engendrées essentiellement en flexion, préconisent la mise en place d'ancrage radiculaire (prévention des fractures cervicales qui reste controversée). Dans le cadre des RPC (antérieures ou postérieures) qui impliquent une surface d'adhésion étendue, placer un tenon radiculaire apparaît sans fondement à condition d'exploiter au maximum la totalité des structures restantes pour le collage [11]. Enfin, concernant l'historique de la dent, les RPC s'adressent préférentiellement aux dents dont la dépulpation est récente. Une dépulpation ancienne est un paramètre défavorable au niveau biomécanique [29].
Les protocoles opératoires sont en tout point comparables à ceux concernant la restauration des dents pulpées.
Quelques points particuliers peuvent néanmoins être mis en exergue.
• Les problèmes de compatibilité entre l'eugénol contenu dans le ciment de scellement endodontique et les matériaux composites imposent un nettoyage accru des surfaces dentaires (pâte aqueuse de ponce, ultrasons, action du mordançage).
• Les techniques indirectes, même si leur mise en œuvre est initialement destinée à la restauration de plusieurs dents [34], sont fréquemment indiquées pour limiter au maximum les contraintes de polymérisation générées sur les parois dentaires. Ces dernières peuvent être à l'origine de microtraumatismes [35].
• Enfin, l'utilisation fréquente d'un substitut dentinaire présente le même objectif, mais permet également d'amortir les contraintes transmises par la restauration coronaire [36].
Exemples cliniques (fig. 4a, 4b, 4c, 4d, 5a, 5b, 5c, 5d, 6a, 6b, 6c, 6d, 6e, 6f, 7a, 7b, 7c, 8a, 8b, 8c, 8d,8e, 8f et 8g)
• Jusqu'à présent un consensus existait concernant la reconstitution des dents dépulpées.
Les reconstitutions coronoradiculaires coulées étaient réservées aux délabrements importants et le plus souvent au niveau des dents antérieures.
• Les reconstitutions par matériaux foulés s'adressaient aux faibles pertes de substance et plutôt au niveau des dents postérieures.
• Dans les deux cas, cela supposait le recours à l'ancrage radiculaire et le recouvrement de cette reconstitution par une couronne.
Actuellement, les progrès apportés dans le domaine des biomatériaux et des adhésifs et la prise en considération du paramètre « réintervention » rendent parfois souhaitable la réalisation de restaurations partielles collées sur dents dépulpées.
Il apparaît, dans la littérature, que la fragilité de la dent est bien plus liée à la perte de substance dentaire qu'à la dépulpation elle-même. Il paraît donc recommandé de privilégier autant que possible une solution thérapeutique moins invasive et renforçant les structures dentaires subsistantes. À ce titre, les RPC semblent représenter une solution digne d'intérêt. Cependant, il n'est pas question, compte tenu de l'état actuel des connaissances, de généraliser l'application de cette possibilité à l'ensemble des dents dépulpées. C'est l'analyse de tous les paramètres et la mise en balance « bénéfices-risques » (fractures coronaires ou cervicales) qui permettent d'adopter la thérapeutique adéquate au cas par cas. Le paradigme fortement ancré selon lequel toute dent dépulpée doit être couronnée n'est plus d'actualité. Aujourd'hui, l'attitude du praticien doit être raisonnée en fonction des situations cliniques auxquelles il est confronté.