Articles
Bernard CHAPOTAT * Jian-Sheng LIN ** Olivier ROBIN *** Michel JOUVET ****
*INSERM U480,
Département de Médecine expérimentale,
Faculté de Médecine,
Université Claude-Bernard,
Lyon, France
**INSERM U480,
Département de Médecine expérimentale,
Faculté de Médecine,
Université Claude-Bernard,
Lyon, France
***Faculté de Chirurgie dentaire,
Université Claude-Bernard,
Lyon, France
****INSERM U480,
Département de Médecine expérimentale,
Faculté de Médecine,
Université Claude-Bernard,
Lyon, France
Le bruxisme du sommeil chez l'homme est connu depuis longue date. Son taux épidémiologique peut atteindre 6 % de la population, sans compter une activité rythmique des muscles masticateurs enregistrée pendant le sommeil chez une population large (jusqu'à 56 %). Cependant, le bruxisme n'a jamais vraiment fait l'objet d'une recherche intense, que ce soit au niveau clinique ou fondamental, probablement en raison de son caractère complexe. La compréhension de ses mécanismes implique, en effet, plusieurs disciplines comme l'odontologie, l'hypnologie, la psychologie et les neurosciences et nécessite ainsi des investigations pluridisciplinaires convergentes. Récemment, grâce à la combinaison de différentes approches, un certain nombre de données expérimentales et cliniques importantes a été obtenu et de nouvelles hypothèses ont pu être avancées. Dans cette revue conçue pour informer les odontologistes et les neurobiologistes intéressés par ce sujet, nous avons réalisé un rappel et une analyse des données historiques et récentes du bruxisme du sommeil ainsi que différents concepts courants à propos de son étiologie. En particulier, deux concepts ont été avancés pour expliquer la genèse du bruxisme : le premier, dans le cadre de la théorie « Thégosis », considère l'activité des muscles masticateurs durant le sommeil comme une habitude instinctive ou un phénomène normal ; le second considère le bruxisme du sommeil comme faisant partie d'une entité de la pathologie du contrôle des mouvements pendant le sommeil, notamment un dérèglement du système dopaminergique ou/et du système neuro-masticateur. Enfin, nous avons également proposé une hypothèse intégrale concernant les mécanismes neurophysiologiques impliqués dans sa genèse ainsi que notre stratégie concernant sa prévention et son traitement.
Rhythmic masticatory muscle activity can be recorded during sleep in a large proportion of human population (up to ~ 56 %). Sleep bruxism, i.e., rhythmic and sustained mastication with clenching, grinding, tooth wear and associated jam muscle discomfort is also evidenced from about 6 % of the population. In spite of this high prevalence, few experimental and clinical investigations have been made, until recently, to understand the mechanisms and functions related to sleep bruxism. Current strategies used in its treatment remain confusing both in theory and practice. In this brief review, we have presented an overview and our analysis on the classic and recent data of sleep bruxism in both basic and clinical aspects (such as laboratory and clinical manifestations and oro-facial impacts), as well as on current concepts regarding the mechanisms involved in its genesis. Emphasis has been made, on the one hand, on « Thégosis » theory, that considers masticatory muscle activity during sleep as an intrinsic habit and normal phenomena during sleep-wake cycle and, on the other hand, on the breackdown of movement control during sleep by deregulation of the dopaminergic neurons and neuromasticatory system, whose dysfunction might play an important role in the pathogenesis of sleep bruxism. Finally, we have attempted to provide an integrated hypothesis regarding the neurophysiological mechanisms underlying sleep bruxism and the possible psychological and odontological approaches for its prevention and treatment.
Le bruxisme du sommeil intrigue l'homme depuis fort longtemps comme en témoigne la Bible (Luc, 13-28 ; Mathieu, 13-42 ; Psaume, 102), qui décrit ces étranges manifestations nocturnes. Ces bruits insolites, provoqués par le grincement des dents, ne réveillent pas le bruxomane mais réveillent et inquiètent ses proches. Cette autodestruction est aussi considérée comme une punition puisque, lors du jugement dernier, il est question de pleurs et de grincements de dents.
Le bruxisme peut se définir, d'abord du point de vue phénoménologique, comme des mouvements masticateurs et des grincements (ou/et serrement) des dents répétitifs et involontaires sans but fonctionnel (dit aussi para-fonctionnel), fréquemment inconscients, associés à l'usure anormale des dents et à l'inconfort des muscles de la mâchoire. Il doit donc être distingué d'autres types d'activités oro-faciales, telles que la mastication (à but fonctionnel), la toux, la déglutition, le bâillement ou encore le ronflement et la somniloquie. Il doit également être différencié d'autres types de troubles oro-faciaux, tels que la dyskinésie tardive, les tics ou le myoclonus.
Il est classique de distinguer le bruxisme nocturne et diurne, mais le terme bruxisme du sommeil est à préférer à celui de nocturne pour expliquer le fait que les gens puissent dormir et grincer des dents, soit le jour, soit la nuit. Ce bruxisme du sommeil est à différencier de celui observé durant l'éveil, dénommé bruxisme de l'éveil. Ce dernier est souvent très limité dans le temps et correspond à des périodes de forte tension et de stress. Ainsi, le bruxisme implique non seulement la psychologie (stress, personnalité) et l'hypnologie par son interaction avec le sommeil, mais aussi l'odontologie avec ses conséquences oro-faciales, sans oublier les autres disciplines des neurosciences si on cherche à comprendre les mécanismes centraux impliqués dans sa genèse. Dans cette revue, nous nous intéresserons uniquement au bruxisme du sommeil.
A partir d'enregistrements polygraphiques simultanés du sommeil et de l'activité des muscles masticateurs [électroencéphalogramme (EEG), électro-oculogramme, électromyogramme, électrocardiogramme, etc.], Lavigne et Montplaisir (1995) ont mis en évidence deux types d'activité rythmique des muscles masticateurs durant le sommeil. La première se caractérise par des bouffées répétitives des muscles de fermeture avec une activité électromyographique basse et concerne 56 % de la population : ce type d'activité ne constitue pas une manifestation de bruxisme. La seconde montre une activité large et phasique des muscles élévateurs et diducteurs, résultant de contractions musculaires de grande amplitude (se traduisant en grincement de dents souvent bruyant), et une activité tonique des muscles élévateurs résultant de mouvements restreints mais très soutenus (environ 1 Hz pendant plus de 2 s à chaque fois, correspondant au serrement de dents). Ce deuxième type d'activité (fréquence élevée des épisodes d'activité musculaire tonique et phasique), concernant 6 % de la population, correspond à la véritable manifestation du bruxisme. Le pourcentage le plus élevé de bruxomanes est situé dans un groupe d'âge de 20 à 50 ans : il diminue nettement à partir de 50 ans. Il n'existe pas de différence entre les pourcentages d'hommes et de femmes (Gross et al., 1988 ; Lavigne et Montplaisir, 1993). Environ 20 % des bruxomanes ont des antécédents familiaux, mais le ou les facteurs génétiques éventuels ne sont pas encore identifiés (Reding et al., 1966 ; Glaros, 1981).
Avant d'aborder le bruxisme du sommeil, il est nécessaire de rappeler les états de sommeil chez l'homme. Ceux-ci se décomposent en cycles réguliers qui se répètent en moyenne toutes les 90 minutes (fig. 1). Chacun de ces cycles est constitué de cinq stades. Le stade 1, instant de l'endormissement, est rapidement atteint et ne dure normalement que quelques minutes : l'activité cérébrale ainsi que les mouvements musculaires se ralentissent, puis le stade 2 commence, le dormeur entend encore ce qu'on lui dit, il peut même répondre mais il n'en garde aucun souvenir. Après ces deux stades de sommeil lent dit aussi léger, surviennent les stades 3 et 4, véritable sommeil lent, dit aussi profond, où l'activité EEG devient de plus en plus lente et ample. Si le sujet est réveillé à ce moment-là, il peut ressentir confusion, panique ou anxiété. Si ce n'est pas le cas, la phase du sommeil paradoxal va succéder au sommeil lent (fig. 1) : le cerveau fait alors preuve d'une intense activité, le tracé EEG est rapide et l'amplitude est faible ; la tension artérielle, les rythmes cardiaques et respiratoires deviennent fluctuants et irréguliers. Cette phase est appelée phase du rêve puisque si l'on réveille le dormeur à cet instant précis, il est capable de relater ses rêves. Elle est dite aussi phase paradoxale car, dans le même temps, si l'activité du cerveau est aussi rapide que celle observée durant l'éveil, les muscles squelettiques, muscles masticateurs compris, sont en revanche complètement paralysés, à l'exception des muscles oculomoteurs qui entraînent des mouvements oculaires rapides (Jouvet, 1995).
Le bruxisme n'est pas présent toute la nuit chez les bruxomanes (Lavigne et al., 1995). Les premiers enregistrements polygraphiques ont suggéré une corrélation entre bruxisme et sommeil paradoxal (Reding et al., 1966). Ces résultats n'ont cependant pas été confirmés par d'autres études notamment celles plus récentes utilisant des enregistrements plus sophistiqués et un nombre de sujets plus important. Au contraire, de nombreux travaux ont montré qu'une grande proportion des phases du bruxisme (près de 80 %) sont associées avec le stade 2 du sommeil lent, alors que celles observées durant le sommeil paradoxal ne concernent que 20 % environ du bruxisme (Reding et al., 1968 ; Robinson et al., 1969 ; Dal Fabbro et al., 1997). A l'heure actuelle, des études comparatives entre le bruxisme observé pendant le sommeil lent et celui durant le sommeil paradoxal ne semblent pas avoir été réalisées. Il reste donc à déterminer s'il existe différentes phénoménologies et mécanismes pour ces deux types de bruxisme. D'autre part, les bruxomanes ont généralement une bonne qualité de sommeil, contrairement à d'autres types de désordres rythmiques du mouvement, comme le mouvement périodique de la jambe, qui entraînent des troubles du sommeil (Montplaisir et al., 1994). De plus, il a été montré que les différents types de stimuli (internes ou externes) perturbant le sommeil ne déclenchent pas de bruxisme (Robinson et al., 1969). Ainsi, dans la mesure où le bruxisme ne devient pas excessif, donc pathologique, il peut être considéré comme l'un des phénomènes normalement observés au cours de l'alternance veille/sommeil.
Cependant, le tonus des muscles masticateurs et le bruxisme sont fréquemment (dans 75 % des épisodes) précédés par des complexes K (ondes lentes biphasiques de grande amplitude survenant pendant le sommeil lent) et des mouvements de la nuque, accompagnés également d'une augmentation du rythme cardiaque et/ou du rythme respiratoire (Satoh et Harada, 1973 ; Lavigne et al., 1995 ; Dal Fabbro et al., 1997 ; Macaluso et al., 1998). Ces phénomènes sont parfois considérés comme signes de micro-éveil ou d'éveil partiel. Cette association est plus évidente chez les bruxomanes que chez les sujets témoins. Actuellement, il est difficile de savoir si le stade 2 du sommeil lent facilite l'apparition du bruxisme ainsi que d'autres phénomènes qui le précèdent, ou si le bruxisme, comme le complexe K, constitue un signe précoce de l'éveil partiel généré par un pacemaker ou des mécanismes internes. Il faut signaler également que 10 % des épisodes de bruxisme ont tendance à se répéter de la même façon que les cycles respiratoires et circulatoires (Lavigne et al., 1995). De plus, le bruxisme peut également s'associer à des mouvements périodiques de la jambe ou des apnées au cours du sommeil (Faulkner, 1990 ; Okeson et al., 1991 ; Lavigne et Montplaisir, 1993). L'ensemble de ces résultats nous fait penser que le bruxisme n'est pas un syndrome isolé et qu'il fait plutôt partie d'une entité de la pathologie du contrôle des mouvements et du système nerveux autonome pendant le sommeil.
Seuls les 6 % environ de la population qui présentent un bruxisme exagéré et répétitif vont développer, à moyen ou long termes, des pathologies oro-faciales.
L'usure dentaire est un phénomène normal (Woda et al., 1987). Quand elle devient excessive, elle peut alors être considérée comme un élément caractéristique du bruxisme. Cette usure (fig. 2a, 2b et 2c ) s'observe dans un premier temps sur les canines maxillaires et les incisives car l'activité parafonctionnelle se limite le plus souvent à un mouvement de latéro-propulsion (Lytle, 1990). Quand les guidages fonctionnels ont disparu, l'usure touche les prémolaires et les molaires et peut dépasser le milieu de la couronne dentaire, ce qui correspond au stade 4 de la classification proposée par Rozencweig (1994) ; les surfaces de contact deviennent plus importantes, entraînant une instabilité occlusale (Brocard et Laluque, 1997).
L'abrasion dentaire excessive est souvent associée à une hyperactivité musculaire qui peut entraîner des palpations douloureuses des masséters et des ptérygoïdiens médians au réveil, mais celles-ci ne peuvent pas être spécifiquement associées au bruxisme (De Meyer et De Boever, 1997). Les myalgies pourraient même réduire le nombre d'épisodes de bruxisme par heure de sommeil (Dao et al., 1994). Enfin, suivant la revue de littérature réalisée par Lobbezoo et Lavigne (1997), le rapport de causalité entre les désordres temporo-mandibulaires (DTM) et le bruxisme n'a pas été démontré, même si une corrélation significative entre le bruxisme et les dysfonctionnements neuro-musculaires a été observée chez les adolescents (Rugh et Harlan, 1988).
Le trauma occlusal modifie tout ou partie des tissus parodontaux mais ne provoque pas de perte d'attache, c'est-à-dire une destruction parodontale d'origine infectieuse (Socransky, 1992 ; Charon et al., 1994), contrairement à ce qu'ont pensé pendant fort longtemps certains auteurs, comme Glickman (1972) et Shafer et al. (1974). En l'absence de problèmes parodontaux, si les forces occlusales importantes sont bien réparties, elles vont entraîner une réaction périostée faisant apparaître l'os alvéolaire plus dense. A l'inverse, en présence de lésions parodontales avancées, la mobilité dentaire d'une ou de plusieurs dents peut être un signal d'alarme douloureux lors des contacts occlusaux, mais si cette douleur est transgressée durant les phases de bruxisme, la perte des dents va alors être très rapide.
Quand l'usure dentaire devient très importante, elle peut être compensée par une égression physiologique (Dawson, 1992 ; Levers et Darling, 1983) (fig. 2a). Cette égression est identique à celle observée en l'absence de dents antagonistes (Compagnon et Woda, 1991). Ainsi, en l'absence de pathologie importante, la hauteur des étages de la face va demeurer constante grâce à une apposition continue d'os sur les procès alvéolaires (Stewart, 1998). Mais, pour notre part, cette égression compensatrice ne se produit pas systématiquement ; la dimension verticale d'occlusion peut alors être diminuée. Il existe aussi des anomalies squelettiques (classe II d'angle), des édentations postérieures anciennes ou encore des reconstitutions prothétiques défectueuses qui vont, en se conjuguant au bruxisme, entraîner une diminution de la dimension verticale qu'il conviendra de rétablir (Chapotat et Bailly, sous presse).
Avant qu'ils ne fassent tout récemment l'objet d'une recherche expérimentale neurophysiologique, les facteurs locaux, systémiques et surtout psychologiques semblaient les principaux responsables du bruxisme.
Ramfjord (1961) avait émis l'hypothèse que les facteurs locaux étaient les éléments prépondérants dans la genèse et la fonction du bruxisme. L'idée princeps de sa théorie occlusale était que le bruxisme avait pour but de supprimer les prématurités ou les interférences qui ne permettaient pas un passage harmonieux de la relation centrée à la position d'intercuspidation maximale. Il pouvait avoir aussi comme finalité de réduire des guidances canine ou incisive trop importantes, dans les classes II d'angle par exemple. Pourtant, cette théorie s'est avérée sans fondement. En effet, Rugh et Harlan (1988) ont montré que la réalisation d'une équilibration occlusale chez des bruxomanes selon les critères de Ramfjord et Ash (1971) ne réduit pas la parafonction. De même, la pose d'une couronne en sur-occlusion chez des bruxomanes provoque, dans un premier temps, une réduction de l'activité EMG des masséters suivie d'une reprise normale du bruxisme. Ainsi, le schéma occlusal a peu d'effets sur le bruxisme (Solberg et al., 1975 ; Rugh et al., 1984). Enfin, il a été montré que les mal-occlusions telles que les classes II et III molaires n'entraînent pas d'augmentation de l'intensité du bruxisme. Pour ces raisons, il est à présent admis (par exemple, Seligman et al., 1988) que le bruxisme du sommeil n'est pas dû à des facteurs occlusaux et un traitement occlusal préventif du bruxisme ne semble donc pas scientifiquement justifié (Vanderas et Manetas, 1995). Des problèmes viscéraux, parasitaires ou des désordres endocriniens ont été évoqués comme facteurs systémiques susceptibles d'être à l'origine du bruxisme (Suzuki, 1979 ; Klineberg, 1994). Cependant, aucune étude n'a pu démontrer une causalité ou une corrélation évidente. Récemment, Hartmann (1994) et Lavigne ont montré respectivement que l'alcool et le tabac sont des facteurs de risque conduisant à une augmentation du bruxisme. Quoi qu'il en soit, même si ces facteurs systémiques ont une corrélation avec le bruxisme, ils n'en constituent pas une cause directe, mais bien une cause favorisante par la dystonie neuro-végétative qu'ils entretiennent.
Les facteurs psychologiques tels que le stress ont fait l'objet d'une attention particulière. Pour les psychanalystes freudiens, la cavité orale possède une intense signification émotionnelle (Sinick, 1964). Le bruxisme serait alors l'expression de l'anxiété, des difficultés rencontrées dans la vie ou encore des frustrations ressenties : « on grince des dents quand on ne peut pas mordre ce qu'on a envie de mordre » comme l'a écrit Marie Bonaparte (1952). Il serait même pour Slavicek (1996) un mécanisme indispensable à la libération du stress que le système masticateur met en action dans les situations d'angoisse psychique. En effet, l'importance du grincement augmente en fonction du stress ressenti durant la journée et une corrélation positive entre le bruxisme et l'anxiété, l'hostilité ou encore l'hyperactivité a été mise en évidence chez les étudiants, notamment à l'approche des examens (Vernallis, 1955). La même corrélation est également observée dans une population plus large (Thaller et al., 1967), et même chez les enfants (Lindquist, 1972). Enfin, le taux d'adrénaline, dont la concentration augmente dans les urines avec le niveau d'anxiété, est corrélé avec l'activité nocturne des muscles massetérins (Clark et al., 1980).
Le bruxisme peut aussi être rattaché à différents types de personnalité. Ainsi, pour Thaller , les bruxomanes sont plus introvertis, présentant un comportement diminué face à la frustration alors que les sujets témoins dirigent leur hostilité envers les autres ou envers des objets (extravertis). Des résultats similaires ont également été obtenus par Kail (1985). De plus, les bruxomanes ont une tendance plus importante à la dépression et à l'instabilité émotionnelle que des sujets asymptomatiques (Molin et Levi, 1966 ; Olkinuora, 1972a), b). Il est intéressant de noter enfin que, malgré ces « défauts », les bruxomanes écoliers sont pour la plupart méticuleux et motivés (Suzuki, 1979) et que la plupart des bruxomanes seraient plutôt des individus performants (données personnelles non publiées).
La corrélation n'étant pas la causalité, il reste à comprendre par quels mécanismes biologiques fondamentaux le stress et certains types de personnalité conduisent au bruxisme du sommeil. La théorie « Thégosis » représente un point de vue intéressant fondé sur des arguments phylogénétiques.
Ce terme, inventé par Every (1975 ; voir aussi Klineberg, 1994), vise à décrire le phénomène de grincement des dents involontaire et l'usure dentaire. L'idée princeps est que, dans le monde animal, le grincement des dents est une habitude instinctive qui permet aux animaux, notamment aux carnivores, de garder les dents pointues et perçantes, d'améliorer les contacts dentaires et de maintenir le tonus et la force de la mâchoire, ce qui est nécessaire à la prise alimentaire et à la défense. Cette activité des muscles masticateurs, indispensable à la survie des animaux, peut s'exercer aussi bien pendant l'éveil que durant le sommeil. Elle peut s'accentuer en présence de tension interne (colère, agression...) ou externe (devant un danger ou une menace), situation facilement assimilable au stress chez l'homme.
Selon cette théorie, le bruxisme apparemment sans but fonctionnel chez l'homme serait une habitude héritée, non effacée au cours de la civilisation et qui aurait, à l'origine, une signification plutôt biologique que pathologique. Cette théorie pourrait expliquer le fait qu'une activité masticatrice soit mise en évidence pendant le sommeil dans une grande partie de la population. Elle permettrait également de faire le lien entre le bruxisme et le stress ainsi qu'avec d'autres facteurs psychogènes. En effet, les études neuro-anatomiques récentes sur le système limbique et la substance grise péri-aqueducale (PAG), structure qui entoure l'aqueduc de Sylvius, sont en faveur de l'existence de connexions anatomiques et fonctionnelles entre ces systèmes, contrôlant les aspects comportementaux et émotionnels, et le circuit neuronal responsable de la mastication (Depaulis et Bandler, 1991).
Il est bien établi que le système limbique joue un rôle important dans le contrôle de l'émotion, du comportement. La PAG est un carrefour de communication entre le système limbique et tous les systèmes exécutifs nécessaires à la réalisation d'une réaction émotionnelle et comportementale, tels les systèmes moteurs, respiratoires et cardio-vasculaires. La PAG reçoit également des projections sensorielles et sensitives (visuelles, auditives, nociceptives, etc.) (Depaulis et Bandler, 1991). Les circuits entre le système limbique et la PAG jouent donc un rôle primordial dans la réaction de défense « fuite ou agression » (lorsqu'un animal est devant un danger soudain et imprévu, il doit pouvoir instantanément juger de l'ampleur du danger et de sa propre capacité à réagir : fuir ou lutter) (Zhang et al., 1990 ; Bandler et al., 1991). Il semble donc que le stress, qu'il soit issu de la personnalité instinctive ou des problèmes rencontrés dans la vie, pourrait activer le circuit système limbique/PAG. Ce dernier, qui possède de nombreuses connexions directes ou indirectes avec le circuit neuronal responsable de la mastication rythmique, entraînerait des réactions motrices spécifiques de fuite ou d'agression ou encore des grincements de mâchoires (fig. 3).
Si la théorie Thégosis, appuyée par les mécanismes impliqués dans la réaction « fuite ou agression », peut expliquer le bruxisme comme une réponse involontaire et inconsciente vis-à-vis du stress chronique dans une population importante, elle n'explique pas le fait que le bruxisme puisse se développer de façon répétée et excessive durant le sommeil. C'est la raison pour laquelle des aspects pathologiques doivent être considérés.
L'Association Américaine des Désordres du Sommeil définit le bruxisme comme un trouble du mouvement stéréotypé et périodique pendant le sommeil (Thorpy, 1990). Or, le rôle du système dopaminergique central est bien établi dans le contrôle des comportements stéréotypés, tout comme il l'est dans les autres types de troubles moteurs durant le sommeil. C'est la raison pour laquelle les mécanismes dopaminergiques dans la pathogenèse du bruxisme sont actuellement envisagés.
Il est connu que les psychostimulants dopaminergiques comme l'amphétamine provoquent ou accentuent le bruxisme (Hartmann, 1994 ; Lavigne et al., 1995). De plus, l'administration directe des agonistes des récepteurs D1 dans les ganglions de la base, structures primordiales dans le contrôle moteur, augmente les mouvements oromandibulaires du chat et du rat alors que celle des agonistes des récepteurs D2 les diminue (Johansson et al., 1987 ; Koshikawa et al., 1990 ; Spooren et al., 1991). Ces résultats sont en faveur d'un rôle modulateur de la dopamine dans le bruxisme, dépendant des différents types de récepteurs et des circuits dopaminergiques mis en jeu. L'activation des récepteurs D1-like (D1 et D5) favoriserait le bruxisme alors que celle des récepteurs D2-like (D2-D4) aurait un rôle opposé. Il faut aussi souligner que la L-DOPA (précurseur immédiat de la dopamine) induit une augmentation du bruxisme à forte dose et, en revanche, une diminution à faible dose, surtout chez les patients présentant également le syndrome des mouvements périodiques des jambes (Lavigne et al., 1995, 1997b). Ce phénomène est compatible avec certains autres agonistes dopaminergiques qui possèdent une action bidirectionnelle. L'explication de ces différences est apportée par la mise en jeu des récepteurs pré- ou post-synaptiques qui vont avoir des réponses différentes et parfois opposées selon la dose d'agonistes utilisée. Récemment, par une technique d'imagerie SPECT (Single-Photo-Emission Computed Tomography), Lobbezoo ont montré que la densité des récepteurs D2 au niveau des ganglions de la base chez les bruxomanes présentait une asymétrie droite/gauche particulièrement importante, ce qui semble suggérer qu'un déséquilibre hémisphérique de l'activité dopaminergique pourrait jouer un rôle dans le déclenchement du bruxisme.
Cependant, une projection directe du striatum sur le noyau moteur du trijumeau ou noyau masticateur, système exécutif de la mastication, n'a jamais été démontrée chez les animaux (Fort et al., 1990). Par conséquent, un contrôle dopaminergique éventuel sur la mastication devrait faire intervenir les projections descendantes dopaminergiques (issues de la substance noire, de l'aire tegmentale ventrale de Tsaï et de l'hypothalamus) sur le noyau masticateur, mises en évidence par Copray . Tous les facteurs susceptibles d'intervenir dans le bruxisme, qu'ils soient psychologiques ou neurologiques, vont impliquer de façon directe ou indirecte (via le générateur de rythme masticateur) le système exécutif (fig. 3). Dans ce sens, il est dommage que la résolution spatiale de la technique SPECT ne permette pas encore, à l'heure actuelle, la visualisation chez les bruxomanes de la densité des récepteurs dopaminergiques au niveau du noyau du trijumeau.
Récemment, en étudiant les mécanismes responsables de l'atonie musculaire oro-faciale pendant le sommeil paradoxal, les afférences potentiellement excitatrices et inhibitrices au noyau du trijumeau ont été mises en évidence par des études neuroanatomiques chez les animaux (Fort et al., 1990). Le rôle de ces afférences dans le contrôle de l'activité masticatrice a été aussi étudié par l'approche électrophysiologique. Les motoneurones du noyau trigeminal sont innervés massivement par les fibres/terminaisons glycinergiques et gabaergiques (systèmes inhibiteurs) chez le chat et le rat (Saha et al., 1991 ; Fort et al., 1993 ; Takahashi et al., 1995 ; Rampon et al., 1996a ; Yang et al., 1997) (fig. 3). Une étude de transport rétrograde chez le rat a montré, de plus, que cette innervation glycinergique provient principalement du noyau réticulaire parvocellulaire (Rampon et al., 1996b), structure faisant partie du circuit neuronal responsable de la genèse de la mastication rythmique (Nakamura et Katakura, 1995). Enfin, la strychnine, un antagoniste de la glycine, abolit totalement les potentiels inhibiteurs post-synaptiques enregistrés dans les motoneurones durant le sommeil paradoxal, ce qui démontre le rôle inhibiteur de la glycine sur ces neurones, induisant l'atonie des muscles masticateurs pendant ce stade du sommeil (Chirwa et al., 1991).
Le bruxisme apparaît essentiellement durant le sommeil lent léger et dans une moindre mesure durant le sommeil paradoxal. Pour que la mastication n'ait pas lieu durant ces stades, les afférences au noyau moteur du trijumeau (glycinergiques ou/et gabaergiques) doivent exercer soit une inhibition tonique et totale sur ces motoneurones (atonie musculaire), soit une inhibition partielle, permettant un certain tonus musculaire mais ne laissant pas passer les potentiels d'action. Il n'est donc pas impossible qu'un dysfonctionnement de ces afférences inhibitrices, en permettant la survenue sur les motoneurones de décharges en bouffées générées par le circuit de la mastication rythmique (Nakamura et Katakura, 1995), puisse jouer un rôle important dans la genèse du bruxisme (fig. 3). L'étude électrophysiologique fine des comportements des motoneurones et de leurs afférences inhibitrices notamment pendant le sommeil lent léger permettra d'évaluer cette hypothèse. Enfin, il reste également à déterminer comment et dans quelles mesures les facteurs psychogènes (le stress, par exemple) ou neurologiques (l'influence dopaminergique, par exemple) peuvent intervenir sur les afférences inhibitrices du noyau masticateur.
A l'avenir, le développement et l'utilisation de différentes approches d'imagerie cérébrale à grande résolution spatiale, telles que la SPECT, la PET (tomographie à émission de positrons) ou l'IRM (imagerie par résonance magnétique) vont sans doute permettre de visualiser les structures et les circuits neuronaux mis en jeu durant le bruxisme. Leur utilisation, en combinaison avec les modèles animaux appropriés à l'étude de la mastication (Chapotat et al., 1990 ; Byrd, 1997), favorisera certainement une meilleure compréhension des mécanismes du bruxisme.
Il faut rappeler qu'une majeure partie de la population (près de 56 %) présente, au cours du sommeil, une activité des muscles masticateurs plus ou moins importante qui peut être considérée comme asymptomatique. Seule une minorité (6 %) présente un bruxisme exagéré et répétitif.
A l'heure actuelle, ces critères sont très détaillés et peuvent varier selon les cliniciens dentaires qui mettent l'accent sur les syndromes et conséquences oro-faciaux, ou ceux de la médecine du sommeil qui insistent sur les critères objectifs de l'enregistrement polysomnographique et sur le diagnostic différentiel avec d'autres types de troubles de sommeil (Lavigne et Montplaisir, 1995).
Par commodité, il est possible de proposer les critères de diagnostic suivants : grincement ou/et serrement de dents durant le sommeil, soit constatés par un partenaire de lit, soit mis en évidence par des enregistrements polygraphiques du sommeil et de l'activité électromyographique des muscles masticateurs. Associé au bruit du grincement, un des signes suivants doit être présent : usure anormale des dents ou hypertrophie des muscles avec éventuellement myalgie ou raideur matinale de la musculature faciale.
De plus, le diagnostic différentiel est parfois nécessaire, comme avec certains types de troubles moteurs ou neuronaux, tels que les tics, l'épilepsie ou la dyskinésie tardive, ou encore avec d'autres types de troubles comme l'apnée du sommeil. Certains auteurs ont également proposé une classification pour la sévérité du bruxisme du sommeil : occasionnel ; modéré ; sévère. Mais, à l'heure actuelle, il n'y a pas encore de consensus général quant à son utilisation (Lavigne et Montplaisir, 1995).
Si l'on se réfère à l'étiologie, il paraît logique, dans un premier temps, de s'orienter vers une solution thérapeutique comportementale ou psychologique par le biais d'une approche basée sur la sophrologie, l'hypnose ou la psychothérapie. Il n'est cependant pas facile de faire entreprendre à un patient ce type de traitement et encore plus difficile de le faire poursuivre lorsque le bruxisme en constitue le seul motif. Il semble plus adapté de valoriser les techniques psychologiques de gestion du stress et de supprimer ou diminuer tous les facteurs connus pour favoriser le bruxisme, comme le tabac, l'alcool et les psychostimulants. En revanche, l'exercice physique diurne est recommandé, car il diminue le bruxisme efficacement, probablement en raison de son effet coordinateur sur les systèmes moteurs et sur les stades du sommeil. Il augmente en effet le sommeil profond (stades 3 et 4) aux dépens du sommeil léger (stade 2) pendant lequel le bruxisme survient.
L'utilisation de gouttières occlusales dites de reconditionnement neuromusculaire reste un moyen simple et efficace pour limiter l'usure dentaire. Il nous paraît préférable d'utiliser des gouttières thermoformées les plus minces possibles, plus faciles à supporter, mais plus fragiles. Elles permettent au patient de libérer son stress, comme le préconise Slavicek (1996) sans nuire à ses organes dentaires.
L'utilisation de médicaments comme les benzodiazépines, les myorésolutifs ou encore les antidépresseurs s'est révélée plus ou moins efficace pour diminuer la fréquence et l'intensité du bruxisme (Lavigne et Montplaisir, 1995). Puisque les effets de ces médicaments sont multiples, il reste à savoir s'ils améliorent le syndrome des bruxomanes par leur aspect anxiolytique (diminution de l'effet du stress) ou physiologique (amélioration du sommeil en augmentant les stades 3 et 4), ou directement par leurs effets sur les systèmes exécutifs de la mastication (relaxation des muscles masticateurs, par exemple). Cependant, leur utilisation ne peut être que très ponctuelle en cas de phase aiguë et devra en tout cas être limitée à quelques jours pour éviter la dépendance. L'efficacité et l'innocuité d'autres produits pharmacologiques tels que la L-DOPA, certains antagonistes dopaminergiques (halopéridol, par exemple) ou des β-bloquants sont en cours d'investigation et nous recommandons la prudence quant à leur utilisation. Enfin, l'approche neurologique comme l'injection de toxine botulinique dans la racine du nerf du trijumeau (Rogers et Whear, 1995) ne paraît pas justifiée chez le bruxomane (Lavigne et al., 1994).
Comme il n'existe pas d'indice précis de quantification de l'abrasion occlusale aux différents stades du bruxisme, le problème est souvent éludé pour n'être traité que lorsque l'abrasion atteint un stade avancé. Si cette destruction est minime, il suffit d'arrondir, d'adoucir et ensuite de polir les bords libres écaillés ou fissurés. Il est aussi possible d'avoir recours à des techniques de collage amélo-dentinaire (Owens et Gallien, 1995), dont la durée de vie sera toutefois dépendante du port d'une gouttière, surtout si ces collages ont été réalisés dans les zones occlusales postérieures ou sur les trajets fonctionnels. Quand une prothèse unitaire ou de petite étendue est nécessaire, il conviendra de l'intégrer dans le schéma occlusal en utilisant des matériaux ayant un coefficient d'usure le plus proche de l'émail dentaire (Brocard et Laluque, 1997). Si l'usure dentaire est très importante et devient invalidante esthétiquement, le choix thérapeutique est plus complexe car il nécessite souvent une réhabilitation prothétique globale, qui sera réalisée de préférence après 50 ans car les forces délétères sont alors moins importantes. Un élément difficile à appréhender lors de ces grandes reconstructions prothétiques est la dimension verticale d'occlusion (DVO). Si cette dernière est diminuée, il conviendra de la rétablir comme dans une réalisation prothétique classique. A l'inverse, si cette DVO est restée stable, il faudra alors procéder à des chirurgies d'allongements coronaires pour retrouver une hauteur coronaire satisfaisante qui favorisera l'aspect esthétique et fonctionnel (embrasures plus importantes) (fig. 2c et 2d). Dans ce dernier cas il est aussi possible d'augmenter légèrement la DVO (Palla, 1995), mais cette intervention doit être faite avec précaution car elle peut provoquer des problèmes d'élocution ou d'ingression des dents (Stewart, 1998) et risque surtout d'être inesthétique (Chapotat et Bailly, sous presse).
Le mouvement des mâchoires durant le sommeil concerne environ 56 % de la population. Seuls 6 % de cette même population sont réellement des bruxomanes et vont surtout grincer des dents durant les stades du sommeil lent léger. Il est à présent admis que le bruxisme du sommeil n'est pas dû à des facteurs occlusaux, mais qu'il est bien d'origine centrale. Deux concepts sont avancés pour expliquer les mécanismes responsables du bruxisme : le premier considère le bruxisme comme un phénomène normal au cours de l'alternance éveil/sommeil et le second comme faisant partie d'une entité de la pathologie du contrôle des mouvements et du système nerveux autonome pendant le sommeil. Le premier concept est satisfaisant si l'on considère le bruxisme sous des aspects psychologiques ou dans le cadre de la théorie « Thégosis ». Le second concept s'apparente plus à un dérèglement du contrôle dopaminergique ou du système masticateur. Quoi qu'il en soit, il conviendra de dépister précocement le bruxisme pour éviter une usure dentaire excessive même si on peut considérer cette activité parafonctionnelle comme un excellent moyen de libérer son stress.
Nous remercions Colette Buda et Jean-Pierre Sastre pour leur aide efficace dans la réalisation de cet article et Alain Woda pour la lecture critique du manuscrit.
Demande de tirés à part
B. CHAPOTAT, 2, place Pierre-Semard, 38200 VIENNE - FRANCE. Fax : 04 74 78 04 58.