Facteurs de risque parodontaux associés aux traitements médicamenteux chez les patients agés - JPIO n° 2 du 01/05/1998
 

Journal de Parodontologie & d'Implantologie Orale n° 2 du 01/05/1998

 

Articles

Thomas HASSELL  

Department of Periodontodogy, University of Washington, Seattle (WA), USA

Introduction

Le but de cet article est de passer en revue les facteurs de risque parodontaux associés à la prise des médicaments utilisés pour traiter les maladies dont souffrent les personnes âgées.

Cet article est divisé en cinq parties. Une revue actuelle concernant la démographie des personnes âgées est d'abord présentée. La deuxième partie traite des médicaments utilisés par ce groupe de personnes. La troisième considère la prévalence des effets...


Résumé

Les plus de 70 ans font partie de la fraction de la population qui augmente le plus dans les pays industrialisés occidentaux. A la suite des mesures de prévention dentaire instituées dans les années 1950 à 1960, ces groupes d'individus ont conservé leurs dents naturelles jusqu'à un âge avancé. Des maladies parodontales et des caries des racines ont été couramment observées chez ces personnes âgées. La consultation quotidienne du chirurgien-dentiste généraliste comprendra un pourcentage plus grand de patients âgés, qui de plus, consomment une quantité disproportionnée de médicaments - prescrits et non prescrits - dont certains ont des effets secondaires dans la cavité buccale. Déjà, aujourd'hui et encore plus dans le prochain millénaire, les omnipraticiens et les parodontistes auront à faire face aux lésions orales induites par les médicaments. Une grande catégorie de ces lésions seront des lésions combinées avec destruction osseuse et augmentation de volume gingival ou hyperplasie. Le traitement optimal de ces cas est encore mal défini. Cet article traite des différents aspects de traitement parodontal et dentaire de patients âgés qui ont conservé leurs dents naturelles.

Introduction

Le but de cet article est de passer en revue les facteurs de risque parodontaux associés à la prise des médicaments utilisés pour traiter les maladies dont souffrent les personnes âgées.

Cet article est divisé en cinq parties. Une revue actuelle concernant la démographie des personnes âgées est d'abord présentée. La deuxième partie traite des médicaments utilisés par ce groupe de personnes. La troisième considère la prévalence des effets secondaires de ces drogues au niveau de la cavité buccale et, plus particulièrement, au niveau du parodonte. La quatrième donne un bref aperçu des effets secondaires les plus fréquents chez les personnes âgées. Enfin, en conclusion, sont discutés les nouveaux défis thérapeutiques qui attendent notre profession, si les situations cliniques précédemment décrites devaient être traitées.

La population âgée

La figure 1a et figure 1b , présente deux aspects de la " pyramide des âges " dans le temps pour la population suisse. Si la Suisse a été prise comme modèle, c'est que c'est un petit pays qui a su, de manière exceptionnelle et depuis longtemps, collecter des données concernant sa population. La figure 1a représente la pyramide des âges de la population de la Suisse en 1920 lorsque le pays comptait 4 millions d'habitants. Il faut noter la répartition égale de la distribution homme-femme dans la tranche d'âge 20-40 ans et un amincissement rapide et constant de la pyramide pour les tranches les plus âgées, jusqu'à 80 ans. En 1920, il n'y avait quasiment pas d'individus de 80-90 ans en Suisse. A l'opposé, la figure 1b montre une projection de cette pyramide pour l'an 2000 où l'on prévoit une population de 6 millions d'habitants. La forme de la pyramide est totalement différente. Les zones hachurées représentent la population active. Les zones non hachurées correspondent aux citoyens suisses inactifs ou sans emploi. Il faut noter d'emblée le grand renflement dans le milieu de la pyramide (entre 30 et 60 ans) et l'importante augmentation du nombre de personnes de plus de 65 ans, dont certaines seront encore productives. Le groupe de la population entre 70 et 90 ans représente une part importante de la population totale.

La Suisse peut être considérée comme un excellent exemple de pays occidental hautement développé. Les pyramides de la population sont comparables à celles d'autres pays. Par exemple, les statistiques les plus récentes du bureau de recensement des Etats-Unis montrent que la population américaine compte environ 250 millions d'individus. Les " plus de 60 ans " représentent plus de 17 % de la population. Ainsi, près de 43 millions de personnes peuvent, aux Etats-Unis, être rangées aujourd'hui dans la catégorie des « personnes âgées ». Les " plus de 65 ans " représentent 12 à 13 % de la population totale.

Que savons-nous de la population âgée dans les pays occidentaux hautement industrialisés ?

La réponse est : « certainement pas assez par rapport à ce que nous devrions savoir. » Quoiqu'il en soit, nos connaissances s'accroissent considérablement grâce à des recherches intensives. Nous savons que la réponse de l'hôte est diminuée, que la résistance et la coordination sont souvent compromises, que la faculté d'adaptation à de nouvelles situations (comme des prothèses adjointes complètes ou partielles, des implants…) est amoindrie et que la mémoire à court terme est souvent réduite.

Les mécanismes proprioceptifs sont aussi souvent altérés, de même que les fonctions associatives, l'aptitude à apprendre, les limitations évidentes de la vue et de l'ouïe, et - élément important pour le dentiste et le parodontiste - une réduction de la dextérité manuelle. Cela met en évidence le fait que c'est le patient qui va contrôler les résultats de la thérapeutique parodontale. Il est parfaitement établi que l'efficacité de la maintenance personnelle (contrôle de plaque) tend à diminuer régulièrement entre chaque visite de contrôle. Par exemple, sans maintenance professionnelle, un patient peut atteindre rapidement un niveau de plaque de 30 à 40 %, ce qui correspond aux valeurs observées avant la thérapeutique (Leu, 1977). Cela signifie que le dentiste doit réduire l'intervalle des visites de maintenance s'il veut conserver un niveau de contrôle de plaque supérieur à 80 %.

Traditionnellement, la sénescence est synonyme d'édentations pouvant amener à l'édentement total. Comme exemple relativement récent, on peut préciser que la principale cause de réforme au service militaire des jeunes appelés américains, à la fin des années 30-début des années 40, était l'absence d'au moins 12 dents en occlusion (Ring, 1985). Par la suite, un certain nombre d'études épidémiologiques ont été réalisées, entre 1957 et 1992, sur l'édentement de la population américaine. A la fin des années 50, près de 70 % des sujets de plus de 75 ans étaient complètement édentés (Bersten, 1960). En 1971 (Burnham, 1974), ce chiffre tombait à 60 %. Depuis 1983, ce chiffre ne cesse de décroître pour tomber à 50 % dans la tranche d'âge des plus de 75 ans (Marcus et coll., 1996), les études les plus récentes montrant une stabilité. Autrement dit, en 1960, 36 % des américains entre 55 et 64 ans étaient édentés. En 1985, ce nombre était tombé à 12 %. Dans une étude plus récente (Douglas et coll., 1993), seulement 49 % des américains de plus de 80 ans étaient totalement édentés. D'autres éléments intéressants sont mis en évidence dans la population âgée. Une étude (OHCC, 1993) réalisée entre 1982 et 1986 montre, sur une période de 3 ans (1983-1986), une augmentation de 30 % des consultations dentaires. Il est raisonnable de penser que cette tendance s'est poursuivie durant les 10 années suivantes. A l'avenir, notre consultation comprendra un nombre croissant de personnes âgées.

Dans les années 80, une étude (Löe, 1987) menée par le NIDR (National Institute of Dental Research), s'intéressant plus particulièrement à la santé parodontale, a suscité controverses et discussions. Une des conclusions controversées de cette étude était que « seule une minorité des personnes âgées était affectée de problèmes parodontaux ». Pourtant, une étude clinique réalisée à la même époque (Douglas et coll., 1993 ; Fox et coll., 1994) et intitulée l'étude NEEDS (North East Elderly Dental Study) a émis de sérieux doutes quant aux conclusions du NIDR. L'étude NEEDS a évalué une population de 1 000 personnes âgées en Nouvelle-Angleterre (Etats-Unis), résidant à leur domicile, et non pas dans des maisons de retraite ou des institutions. Dans cet échantillon, 89 % présentaient une accumulation de tartre, 85 % des saignements au sondage, 39 % des pertes d'attache modérées et 56 % des pertes d'attache sévères. Dans cette communauté de plus de 70 ans résidant à domicile, 66 % présentaient des poches de 4 à 6 mm et 21 % des poches supérieures à 6 mm. Le tableau I compare certains résultats des études NIDR (n = 510) et NEEDS (n = 1 150). Dans l'étude NEEDS, 28 % de l'échantillon avait encore 20 dents ou plus et, dans la tranche d'âge évaluée par l'étude NEEDS, les problèmes parodontaux étaient toujours plus importants que dans l'étude NIDR. La multitude de facteurs qui contribue à la disparité de ces deux études sort du cadre de cet article. Néanmoins, on peut conclure, au travers des études nationales précédentes, à une sous-estimation de la prévalence et de la sévérité des atteintes parodontales chez les américains âgés.

Consommation de médicaments

Les personnes âgées constituent le groupe de la population dont le nombre croît le plus rapidement et qui gardent leurs dents bien plus longtemps qu'auparavant. Elles présentent aussi plus de maladies chroniques et prennent donc plus de médicaments. En 1988, aux Etats-Unis, les prescriptions médicales représentaient 30 milliards de dollars et les médicaments non prescrits 15 milliards. Bien que les plus de 65 ans représentent seulement 13 % de la population américaine, ils consomment 25 % de toutes les prestations médicales. En outre, plus de 40 % des dépenses pour les médicaments (prescrits ou non) sont faites pour et par les plus de 65 ans.

Envisagés sous un autre angle, ces chiffres sont encore plus inquiétants : 85 % des personnes âgées autonomes et résidant à domicile suivent un traitement médical de longue durée. Ce chiffre passe à 95 % pour les individus résidant en institution. En conclusion, une tranche importante et croissante de la population consomme une part disproportionnée de médicaments.

Ce sont les médications cardio-vasculaires qui sont les plus consommées. Le tableau II énumère les sept autres médicaments les plus utilisés par les personnes âgées. Il s'agit des anti-hypertenseurs, des antalgiques, des anti-arythmiques, des sédatifs, des tranquillisants et des traitements des troubles gastro-intestinaux. Il est inquiétant de constater qu'aux Etats-Unis, les plus de 70 ans prennent, en moyenne, 14 médicaments différents. Une étude récente (Nelson et coll., 1987) révèle que les patients âgés hospitalisés ne peuvent malheureusement pas identifier 60 % des médicaments qu'ils prennent, ne peuvent donner le nom des spécialités et ne savent pas préciser au médecin pourquoi ils les prennent. Ceci est très important pour les chirurgiens-dentistes, et en particulier pour les parodontistes, qui doivent pouvoir connaître les effets secondaires buccaux de ces médicaments.

Incidences buccales des médicaments

Dans un article intéressant, Baker et coll. (1991), étudiant une population de personnes âgées (n = 500) sous traitement médicamenteux, montrent que 51 % prennent des diurétiques, 17 % des psychotropes, 13 % des anti-histaminiques, 12 % des anti-dépresseurs et 11 % des anti-hypertenseurs. Tous ces produits ont des effets secondaires néfastes sur la cavité buccale. Ces effets sont de quatre sortes (tableau III). Les allergies vraies ou les réactions idiosyncratiques sont rares. Des surdosages sont fréquents pour tous les médicaments avant stabilisation de la concentration sanguine. L'intérêt principal pour le parodontiste est de connaître les vrais effets secondaires que sont les réactions négatives aux médicaments souvent pris par les personnes âgées. Le tableau IV présente la liste des lésions buccales les plus souvent rencontrées et directement liées à la prise de médicaments par le patient âgé. Dans cette étude, 74 % des patients de l'échantillon prenaient une substance connue pour entraîner une xérostomie. 50 % de tous les patients étudiés prenaient un produit ou plus pouvant entraîner des réactions au niveau des muqueuses buccales. Environ 40 % de l'échantillon absorbaient un produit pouvant agir sur l'hémostase entraînant des gingivorragies ou des pétéchies et, dans la même proportion, un produit pouvant entraîner une hypertrophie ou une hyperplasie gingivale. Enfin, 15 % suivaient un traitement qui pouvait altérer la résistance de l'hôte face à l'infection.

Le premier objectif du parodontiste est de déterminer les relations de cause à effet entre les médicaments et les modifications buccales. Il est nécessaire de préciser la chronologie entre l'utilisation d'un médicament et la date d'apparition d'un effet secondaire intra-buccal. Par exemple, tous les individus qui prennent un produit susceptible d'entraîner une xérostomie ne vont pas avoir une xérostomie. De plus, certains patients peuvent présenter une xérostomie pour d'autres raisons. Les réactions buccales peuvent être aussi d'origine systémique sans relation avec le traitement en cours. Il est donc important de déterminer de telles relations avant la pose d'un diagnostic définitif.

L'étude de McClain et coll. (1991) est, à ce titre, digne d'intérêt. Un groupe de 90 patients de Caroline du Nord, de type caucasien, âgés de 65 ans ou plus, a reçu un examen clinique complet avec évaluation de l'indice gingival (GI), de l'indice de plaque (PI), de l'indice de dépôts calcifiés (CI) et de l'indice de besoins en soins parodontaux (CPITN). Les auteurs en concluent que « les conséquences cliniques des traitements médicamenteux sont relativement peu fréquentes chez les personnes âgées ». Cette conclusion semble contredire d'autres études. Mais, si l'on regarde attentivement le chapitre « Matériels et Méthodes » de cet article, on constate que les auteurs ont exclu tous les patients atteints de diabète, d'épilepsie, d'hypertension ou sous antibiothérapie. Or, ce sont ces quatre familles de patients qui sont les plus susceptibles de présenter des manifestations secondaires buccales.

Cette étude est un bon exemple pour illustrer à quel point il est important de lire attentivement et de comprendre la littérature professionnelle. Comment McClain peut-il étudier les effets secondaires des médicaments chez les personnes âgées s'il exclut la population à même de présenter de tels problèmes ?

L'effet secondaire le plus fréquent chez les patients âgés est probablement la xérostomie (« bouche sèche ») (tableau V) et de nombreux médicaments peuvent y être associés (tableau VI). La question est : cela représente- t-il un problème pour le patient ? Certains patients présentent une xérostomie sans gêne particulière. D'autres, ayant une xérostomie sévère, peuvent avoir de réels problèmes lors du port de prothèses adjointes, des manœuvres d'hygiène orale, au moment de la mastication et même lors de l'élocution. Ce sont ces patients qu'il faut traiter. En quoi consiste ce traitement ? Il est évident que si la xérostomie est due à un traitement en cours, la première chose à faire est, en accord avec le médecin traitant, de supprimer ou de remplacer le médicament. Il existe plusieurs substituts salivaires disponibles dans le commerce qui améliorent significativement l'état de certain patients. Un étude récente (Papas et coll., 1998) a montré que l'utilisation régulière d'une brosse à dent ultra-sonore (Sonicare, Bellevue, WA) peut augmenter le flux salivaire de 250 % chez des patients atteints de xérostomie.

Principaux effets indésirables buccaux associés a la prise de medicaments

Ce chapitre présente quelques médicaments ayant des conséquences buccales reconnues et illustre leurs effets secondaires.

Acide acétylsalicylique (aspirine)

Il s'agit d'un médicament vendu sans ordonnance et utilisé essentiellement pour ses propriétés antalgiques, mais aussi dans la prophylaxie des troubles cardiaques. Un des effets secondaires courants de l'utilisation à long terme de l'aspirine est le risque hémorragique de la muqueuse buccale et de la gencive. La figure 2 montre une zone de pétéchies chez un patient édenté qui prend de l'aspirine depuis longtemps et à haute dose. Chez les patients dentés, l'aspirine peut provoquer des saignements gingivaux qui peuvent perturber l'enregistrement de l'indice de saignement au sondage (BOP) lors de l'observation clinique ou pour évaluer l'efficacité de la maintenance personnelle.

Coumarine

De nombreux patients âgés prennent de la coumarine (warfarine sodique) ou des anticoagulants équivalents pour le traitement du thrombus veineux et, très fréquemment, après un infarctus. Cette substance est associée à la présence de pétéchies, localisées sur le palais du patient (fig. 3).

Colchicine

Il s'agit d'un anti-acide urique employé dans le traitement de la goutte et de l'arthrite goutteuse qui peut entraîner des gingivites ulcéreuses et des thrombocytopénies. Une des conséquences habituelles est le saignement gingival. La figure 4 montre des saignements spontanés au niveau du palais mou chez un patient sous colchicine dont le nombre de plaquettes est inférieur à 50 000.

Septra

Il s'agit d'un agent antibactérien souvent utilisé dans les infections urinaires, mais aussi pour d'autres types d'infections. L'utilisation chronique de Septra est souvent associée à une glossite, une stomatite et des saignements gingivaux (fig. 5) en relation avec une thrombocytopénie.

La thrombocytopénie, et les hémorragies intra-buccales qu'elle entraîne, est un effet secondaire commun à de nombreux médicaments (tableau VII). Le parodontiste doit être informé et être en alerte lorsqu'il observe des gingivorragies spontanées ou un niveau élevé de saignement au sondage.

Tétracyclines

C'est un antibiotique qui a été souvent utilisé dans le traitement de certaines parodontites. En général, l'antibiothérapie systémique provoque des candidoses (fig. 6), aussi appelées prolifération fongique, dans la cavité buccale, composées essentiellement de Candida albicans. Théoriquement, tous les antibiotiques peuvent provoquer des candidoses chez les personnes âgées.

Aldomet

C'est un agent anti-hypertenseur, dérivé de l'alpha-methyl-dopa, qui présente, dans un grand pourcentage, de nombreux effets secondaires. Citons, entre autres, la " langue noire " (fig. 7), la xérostomie et des gingivorragies associées à une thrombocytopénie.

5-Fluorouracil

C'est un agent anti-néoplasique utilisé dans le traitement des carcinomes du sein et du côlon, dont la prise à long terme peut souvent être associée à une stomatite et des ulcérations buccales (fig. 8).

Bléomycine

La bléomycine (fig. 9) est un agent anti-néoplasique utilisé pour des carcinomes d'évolution moyenne ou avancée. Parmi les effets secondaires possibles, on cite une fibrose du tissu conjonctif et une hyperplasie gingivale. Mais les effets secondaires intra-buccaux sont peu documentés, probablement parce que, chez ces patients très atteints mentalement par le cancer, l'état gingival inflammatoire ou hyperplasique est secondaire.

Cependant, des fibroblastes d'individus de 50 ans mis en culture au contact de la bléomycine montrent une augmentation de 400 % de leur synthèse de protéines et de collagène. L'effet secondaire le mieux documenté est la fibrose des poumons et d'autres organes internes. En effet, la bléomycine stimule les fibroblastes gingivaux et pulmonaires. Puisque les patients cancéreux traités à la bléomycine meurent souvent de fibrose pulmonaire, et non pas du cancer lui-même, on peut penser que ces patients présentent aussi une prolifération gingivale.

Cyclosporine-A

Les transplantations d'organes, et plus particulièrement les reins, le foie, les poumons et le cœur, sont aujourd'hui des thérapeutiques plus courantes qu'il y a 25 ans. Pour prévenir le rejet de ces transplants, la molécule de choix est la cyclosporine-A, commercialisée sous le nom de Sandimmune® (aux Etats-Unis). De nombreux patients atteints de parodontites ont pu aussi subir des transplantations d'organes et prennent pour la plupart de la cyclosporine. De nombreuses études, concernant l'hyperplasie gingivale provoquée par la cyclosporine (fig. 10), sont récemment parues et montrent que cet effet secondaire concerne 25 à 40 % de ces patients (Hefti et coll., 1994). L'histologie de cette hyperplasie est identique à celle provoquée par la phénytoïne, un anti-épileptique, et montre une importante accumulation de collagène matricielle. L'hyperplasie est rapidement récidivante après chirurgie soustractive. Puisque la transplantation est une technique chirurgicale couramment utilisée, les chirurgiens-dentistes et les parodontistes auront à gérer de plus en plus souvent le problème de l'hyperplasie gingivale.

Phénytoïne

Ce produit anti-épileptique a d'abord été commercialisé en 1938 par le laboratoire Parke Davis sous le nom de Dilantine®. Les conséquences cliniques, histologiques et pathogénétiques de la prolifération gingivale provoquée par la phénytoïne sont bien documentées (Hassell, 1981). Plus récemment, des hyperplasies gingivales de la muqueuse de l'édenté total (fig. 11) ou autour de dents support de crochets ont été rapportées (McCord et coll., 1992), essentiellement chez des personnes âgées. Auparavant, ces lésions gingivales semblaient n'être réservées qu'aux jeunes adultes entre 25-30 ans (Hefti et coll., 1994). A la lumière de ces récentes observations, on peut dire que les praticiens, ne cherchant pas l'hyperplasie gingivale chez les personnes âgées, ne pouvaient ni l'observer, ni la décrire. Il semble donc nécessaire d'envisager des études cliniques pour préciser la prévalence des problèmes des tissus mous chez les patients âgés sous phénytoïne.

Substituts dihydropyridinés

Au début des années 1980, la nifédipine fut présentée par l'industrie pharmaceutique européenne comme le plus efficace des agents anti-hypertenseurs. Cette drogue est aussi utilisée dans d'autres indications cardio-vasculaires, dont le syndrome post-myocardiaque. Ramon et coll. (1984) décrivent, les premiers, une hyperplasie gingivale provoquée par la nifédipine (Procardia® aux Etats-Unis, Adalate® en France). Pour la première fois depuis 1938, une nouvelle classe de médicaments était impliquée dans la pathogénie d'une prolifération gingivale. La figure 12 montre une femme noire âgée de 56 ans qui présente une hyperplasie gingivale importante associée à la prise de Procardia® avec des abcès et une parodontite sévère. Ces lésions importantes sont de plus en plus observées chez les patients âgés, car cette tranche d'âge présente souvent une hypertension et des problèmes cardio-vasculaires. Depuis ces 60 dernières années, tous les patients sous phénytoïne présentant une hyperplasie gingivale étaient jeunes. On observe aujourd'hui chez 25 à 30 % des patients âgés de telles lésions dues aux médicaments de la famille de la dihydropyridine.

Ces nouvelles molécules sont 100 fois plus efficaces que les traitements classiques de l'hypertension (ß-bloquants, diurétiques, inhibiteurs calciques). La révolution a commencé avec la nifédipine, mais il existe aujourd'hui, à travers le monde, une famille importante de substituts de la dihydropyridine (tableau VIII), dont la félodipine, la nicardipine, la nimodipine, la nitrendipine, la nisoldipine, etc., qui sont pris régulièrement par les patients traités dans notre pratique parodontale. Tous les produits de cette famille provoquent, dans 25 à 30 % des cas, une hyperplasie gingivale chez les personnes âgées et nous allons voir ces patients dans notre pratique parodontale à cause de cette hyperplasie.

Les lésions gingivales peuvent être parfois très localisées, souvent généralisées. Les tableaux cliniques et histologiques, ainsi que les réactions in vitro (Willershausen-Zoennchen et coll., 1994) sont les mêmes que pour la phénytoïne.

Puisque depuis 60 ans, l'hyperplasie gingivale était un problème survenant chez les jeunes, nous n'observions pas d'alvéolyse et la cicatrisation était toujours rapide car les patients étaient jeunes. Pourtant, on peut brutalement être confronté à un patient qui se présente à la consultation dans la même situation que la patiente de la figure 13a . Elle a une prothèse fixée transitoire et prend du Procardia® depuis 8 mois. Le parodontiste constate des lésions gingivales. Après un examen clinique complet, il s'avère qu'elle présente, en plus d'une prolifération gingivale, une parodontite de l'adulte modérée à sévère avec une alvéolyse importante du secteur antérieur. Le parodontiste est confronté à une situation inhabituelle : une patiente avec un excès de tissu gingival et un déficit osseux. Comment aborder ces cas d'un point de vue chirurgical ? Cette question reste encore insoluble. Les techniques classiques de traitement parodontal comprennent la chirurgie à lambeau avec résection osseuse ou ostéoplastie (fig. 13b et 13c) . Pourtant, dans cette situation clinique où l'hyperplasie s'ajoute à une parodontite préexistante, on se retrouve avec un résultat esthétique peu satisfaisant. La figure 13d montre la situation clinique 10 jours après la chirurgie. On peut se demander s'il s'agit d'un succès thérapeutique. Il s'agit certainement d'un succès si l'on considère que le tissu gingival est sain et qu'il n'y a plus de poches résiduelles. Mais est-ce un succès esthétique ? Le patient est-il satisfait ?

Quelle attitude devrons-nous, dans l'avenir, avoir pour traiter les patients qui présentent une hyperplasie gingivale sous dihydropyridine ? Avant de pouvoir répondre à cette question, il faut de nombreuses recherches cliniques et fondamentales. Pouvons-nous, par exemple, combiner des techniques régénératrices (pour l'os) et résectrices (pour la gencive) ?

En résumé, que savons-nous aujourd'hui de la population de nos patients potentiels, et de leurs besoins parodontaux ? Nous savons que la tranche d'âge de 70 ans et plus augmente la plus vite, et que ces individus gardent leurs dents plus longtemps qu'auparavant. Nous savons aussi qu'ils ont plus de maladies chroniques et prennent beaucoup plus de médicaments que la population plus jeune. Ces médicaments ont beaucoup d'effets secondaires, et bon nombre sont observés dans la cavité buccale. Nous savons que certains de ces effets secondaires intéressent le parodonte et que nous serons amenés à voir ces patients plus souvent dans les années à venir.

Il incombe donc à notre profession de concentrer son énergie et les efforts de la recherche sur cet aspect de plus en plus important de notre pratique quotidienne.

Les auteurs tiennent à remercier les Drs Gregg Gilbert, Ann Jones et Teresa Dolan pour leur participation fructueuse à la préparation de cet article.

Demande de tirés à part

Thomas HASSELL, Director of Clinical Research, Optiva Corporation, 13222SE 30th Street, BELLEVUE (WA) - USA 98005

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